Au cours des dernières années, les gouvernements se sont intéressés au concept de démocratie délibérative en supposant que celle-ci puisse combler certaines limites démocratiques retrouvées dans nos sociétés contemporaines (Fung, 2011). Selon Blondiaux (2008, 44), la démocratie délibérative vise « à mieux fonder la décision politique en liant cette dernière à un processus d’argumentation rationnelle impliquant des points de vue contradictoires ». Les auteurs qui partagent cette position mettent en évidence les vertus de la délibération collective afin d’éclairer les élus politiques et la démarche décisionnelle. En ce sens, les instruments délibératifs sont perçus comme des outils de gouvernance démocratique encourageant la participation de la société civile dans le processus décisionnel, en favorisant la conciliation et la concertation entre les divers acteurs (gouvernementaux ou non) affectés par une problématique donnée. Ce « tournant délibératif » (deliberative turn), pour reprendre les mots de Dryzek (2000), suppose implicitement que des arènes délibératives soient planifiées et aménagées de manière à alimenter adéquatement le débat populaire au profit d’enjeux publics importants.
L’article proposé repose sur les constats d’une recherche empirique menée au Nouveau-Brunswick (Canada). Cette analyse expose les facteurs qui influencent l’ingénierie et la mise en œuvre des instruments de politique publique utilisés dans un contexte de démocratie délibérative. Mentionnons que deux cas font l’objet de cette étude, le dialogue public sur la réduction de la pauvreté et le dialogue citoyen sur l’élaboration d’une politique familiale. Les données analysées proviennent de sources secondaires (rapports gouvernementaux, revues de presse, procès-verbaux, documents de travail, etc.), de notes de terrain (journal de recherche lors des entretiens) et d’une série de 33 entretiens semi-structurés menés en 2010 auprès d’acteurs gouvernementaux (y compris des élus et fonctionnaires provinciaux) et non gouvernementaux (y compris des membres de réseaux, des experts et des citoyens) impliqués dans chacun des cas empiriques. Le traitement de ces données s’est effectué à partir d’une analyse thématique continue selon laquelle nous avons adopté un mode de codage mixte (Van der Maren, 1996), qui s’inspire à la fois d’une liste de codage préalablement définie à partir de la construction du cadre théorique et méthodologique, et de l’émergence de nouvelles unités de sens lorsque celles-ci apparaissaient au moment de l’exercice de codage. Le logiciel numérique Dedoose a été utilisé afin d’accompagner le travail de classification, de codification et de catégorisation des données.
L’intérêt que nous portons à la jonction entre l’approche des réseaux de politique publique (RPP) et celle des instruments de politique publique (IPP) s’explique par une volonté de combler un certain manque de compréhension entourant l’étude des instruments délibératifs de l’approche des réseaux de politique publique. Même si plusieurs auteurs s’intéressent aux réseaux (Coward, 2018 ; Lee, 2011 ; Hajer et Wagenaar, 2003 ; Marsh et Smith, 2000 ; Gravelle, 2008 ; Börzel, 1998 ; Howlett, 2002 ; Klijn et Skelcher, 2007 ; Rhodes, 2006 ; Klijn et coll., 2010), la majorité d’entre eux se limite à l’identification des caractéristiques des réseaux impliqués dans le processus de prise de décision (Klijn et Skelcher, 2007) et n’explore pas leur impact au niveau du design des instruments. Dès lors, dans un contexte de rapports linguistiques complexes, comment les réseaux de politique publique s’articulent-ils et de quelle(s) façon(s) se traduisent les effets produits par leurs actions lors de l’ingénierie et la mise en œuvre des instruments délibératifs ?
Parmi les principaux constats de recherche, deux éléments retiennent notre attention et font l’objet de cet article : 1) l’influence particulière des RPP et 2) le design et la mise en œuvre des IPP. Rappelons que ces constats de recherche s’inscrivent dans un contexte décisionnel où la dimension linguistique est centrale à l’analyse. La première partie de l’article (I) aborde la jonction entre deux approches fondamentales de l’analyse des politiques publiques : l’approche par les réseaux et l’approche par les instruments. La partie suivante (II) s’attache à la présentation des cas empiriques. Les dernières parties présentent respectivement les principales caractéristiques et modes de fonctionnement des réseaux à l’étude (III), de même que leurs effets sur l’ingénierie des instruments délibératifs et le processus décisionnel (IV).
I. Jonction entre l’approche des réseaux de politique publique et celle des instruments de politique publique
De nombreux auteurs utilisent l’approche par les RPP pour mieux comprendre l’action publique, pour la décrire et pour mieux l’expliquer (Heclo, 1978 ; Rhodes et Marsh, 1992 ; Le Galès et Thatcher, 1995 ; Bressers et O’Toole, 1998 ; Marsh et Smith, 2000 ; Klijn et Skelcher, 2007). Tel que le précise Coward (2018), la création de réseaux implique forcément l’émergence de nouvelles structures, de dynamiques singulières et la présence d’acteurs variés. Tout comme dans les disciplines de la science politique et des relations internationales, on remarque en effet un intérêt marqué pour cette approche d’analyse dans le domaine de l’administration publique, et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, on reconnaît la complexité entourant les nombreux acteurs impliqués dans le processus de production des politiques publiques de nos jours. D’autre part, il est admis que les gouvernements contemporains ne peuvent à eux seuls tenir compte des contraintes et incorporer les diverses préférences citoyennes lors du processus décisionnel, et ce, tout en composant avec des ressources limitées. Le prisme de l’analyse des RPP représente bien plus qu’une simple métaphore où l’on définit les caractéristiques des réseaux afin de mieux comprendre leurs interactions, il suggère une dynamique structurelle à partir de laquelle il est possible de mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les réseaux, la notion de territorialisation et la culture qui guide les idées et l’action publique (Coward, 2018).
En ce qui concerne l’approche par les IPP, elle permet quant à elle de mieux comprendre le choix des instruments pour l’action publique ainsi que la dimension dans laquelle s’inscrit leur mode opératoire. Certains des travaux invitent à considérer les IPP comme une variable dépendante, en mettant l’emphase sur les contraintes qui conditionnent le choix des instruments, la diversité des motifs de recours à un même dispositif, ou encore l’attraction soudaine de certains instruments (Lascoumes et Simard, 2011). L’ensemble de ces études visent essentiellement à rendre compte des raisons qui expliquent le choix des instruments. Elles suggèrent une conception fortement fonctionnaliste ; une perspective analytique au centre de notre argumentaire, où l’action politique est conçue comme une démarche politico-technique de résolution de problèmes (élaboration des politiques publiques) via des instruments (Eliadis et coll., 2005 ; Hood, 2007 ; Howlett, 2011 ; Varone, 2001).
I.1. L’approche des réseaux de politique publique : une définition générale
Selon Le Galès (1995, 14), les RPP se définissent comme « […] le résultat de la coopération plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts ». Il est admis que ces réseaux sont plus enclins à réussir à influencer la mise à l’agenda d’un enjeu public ou encore à contribuer favorablement à l’étape de la formulation et de la mise en œuvre de l’action publique. De nombreuses recherches supportent d’ailleurs le rôle des réseaux lors de la démarche décisionnelle (Lee, 2011 ; Hajer et Wagenaar, 2003 ; Marsh et Smith, 2000 ; Gravelle, 2008 ; Börzel, 1998 ; Howlett, 2002 ; Klijn et Skelcher, 2007 ; Rhodes, 2006 ; Klijn et coll., 2010).
Les travaux portant sur les RPP sont particulièrement attentifs à trois dimensions : 1) l’agent, 2) la structure et 3) le contexte. Dans le cadre de la composante « agent », les chercheurs insistent sur la question des relations interpersonnelles en tant qu’unité centrale d’analyse des RPP. Selon cette dimension d’analyse, les réseaux sont considérés comme une forme de coopération entre acteurs interdépendants, ayant un intérêt dans la démarche décisionnelle et disposant de ressources qui favorisent la formulation des politiques publiques. Il est question non seulement d’observer la façon dont les membres du réseau interprètent et poursuivent leurs intérêts, mais également l’effet des efforts organisés en fonction de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques publiques (Dowding, 1995).
La dimension « structure », quant à elle, est axée sur les relations interorganisationnelles. Elle part du principe que la structure sociale a un pouvoir explicatif supérieur aux attitudes personnelles et s’intéresse aux structures et processus dans lesquels la démarche décisionnelle est organisée. Les chercheurs qui adhèrent à cette approche considèrent le réseau comme un regroupement d’organisations, liées les unes aux autres par des dépendances en matière de ressources (Rhodes, 2006).
Enfin, le « contexte » suggère une rupture avec l’analyse « micro » que proposent les dimensions de l’« agent » et de la « structure » (contexte endogène), pour plutôt mettre l’emphase sur le contexte exogène en tant que déterminant de l’analyse des politiques publiques. Cette approche amplifie l’importance des facteurs contextuels pour introduire de nouveaux éléments dynamiques au sein même des sous-systèmes, où une relation dialectique est proposée entre deux variables et dans laquelle chacune affecte l’autre de manière itérative (Marsh et Smith, 2000 ; Howlett, 2002).
C’est à partir de cette dernière perspective que se distingue notre analyse. Nous affirmons que le RPP représente une variable explicative pour mieux comprendre le design et la mise en œuvre des instruments délibératifs, de même que le processus de formulation des politiques sociales au Nouveau-Brunswick.
I.2. L’approche des instruments de politique publique : une définition générale
Notre recherche s’inscrit dans la foulée des travaux anglo-saxons consacrés aux effets de contexte et au poids de ces variables conjoncturelles sur la conception (le policy design) et la mise en œuvre des instruments délibératifs, et le processus décisionnel (Eliadis et coll. 2005 ; Hood 2007 ; Howlett 2011). Cette position analytique repose sur quatre principaux piliers. D’abord, certaines recherches présentent la perspective pragmatique de l’action publique, c’est-à-dire qu’elle est conçue comme une démarche de résolution de problèmes politico-technique par l’entremise d’instruments. Deuxièmement, bon nombre d’auteurs considèrent la nature des instruments comme étant « à la disposition de », c’est-à-dire que ceux-ci alimentent des analyses qui mettent en évidence la meilleure adéquation possible en fonction des objectifs initialement ciblés. Troisièmement, une grande partie des travaux sur la mise en œuvre des politiques publiques cherche à rendre compte de la pertinence des instruments, tout en proposant des cadres d’évaluation des résultats (Rowe et coll. 2004) où la question de l’efficacité des instruments est centrale aux problématiques explorées. Enfin, l’étude des IPP contemporains est abordée de deux façons particulières : soit pour offrir une voie alternative aux outils « classiques », soit pour concevoir des dispositifs qui permettent une coordination entre les instruments traditionnels et les spécificités d’une gouvernance contemporaine (Salamon 2002 ; Howlett et coll., 2009).
Au fond, les militants de cette perspective misent sur la nature pragmatique des instruments. D’abord, ils s’interrogent sur leurs capacités normatives afin de comprendre leurs conditions optimales de formulation et de mise en œuvre (Eliadis et coll., 2005 ; Howlett et coll., 2009). D’autre part, ils suggèrent diverses typologies pour catégoriser les instruments selon leurs particularités fonctionnelles (Salamon et Lund 1989 ; Hood 2007). Pour reprendre les mots de Howlett, Ramesh et Perl (2009), ces recherches se concentrent sur l’optimisation des instruments, où il importe ainsi de sélectionner « the appropriate tools for the job to be done ». Selon eux, l’élaboration des diverses classifications facilite le choix du « meilleur » dispositif en fonction de la conjoncture en cause. De manière à trouver le meilleur « fit » au problème à résoudre, les typologies suggérées tentent de mieux définir les IPP, de les comprendre et de les classifier en fonction des ressources à la disposition de l’État. Par exemple, certains auteurs ont tenté de regrouper les instruments en fonction de leur niveau de coercition selon l’objectif de vouloir règlementer ou non un enjeu public (Elmore, 1987). Dans la foulée de ces travaux, ceux de Hood (2007) ont par ailleurs généré une importante contribution sur le sujet. En s’appuyant sur les limites des recherches antérieures, Hood propose une nouvelle classification qui est désormais fréquemment reprise par d’autres auteurs (Howlett 2011). Cette typologie, mieux connue sous l’acronyme « NATO », regroupe quatre grandes familles d’instruments qui se fondent sur les ressources mobilisées par les autorités publiques : 1) le recueil d’information (nodality), 2) l’autorité (authority), 3) les moyens financiers (treasure) et 4) l’organisation (organization). De plus, ces typologies ont en commun d’être inspirées par la recherche d’une plus grande efficience et d’une optimisation du niveau d’efficacité des instruments au moment de leur sélection et de leur mise en œuvre.
Les travaux de Howlett (2011) suggèrent quant à eux une réflexion sur la place de l’État et sur son rôle au sein de la société en distinguant les instruments substantifs des instruments procéduraux. Selon cette perspective, les « instruments substantifs » regroupent les dispositifs qui visent à restreindre directement ou indirectement l’action des acteurs concernés par la production, la consommation ou encore la distribution des divers biens et services dispensés par l’État. Par exemple, la création d’une taxe ou encore l’allocation d’une subvention en vue de modifier un comportement social. Les « instruments procéduraux » sont par ailleurs utilisés à des fins de modification du comportement des acteurs impliqués dans le processus décisionnel : « That is, these behavioural modifications affect the manner in which implementation unfolds but without predetermining the results of substantive implementation activities. » (Howlett, 2011, 26). En d’autres mots, ces dispositifs fixent le cadre dans lequel doivent travailler les sous-systèmes, ou RPP concernés, sans toutefois déterminer à l’avance la définition du problème et les modalités opérationnelles de son traitement.
I.3. Les instruments délibératifs dans un contexte de rapports linguistiques complexes : le cas du Nouveau-Brunswick
Les études portant sur les instruments délibératifs suggèrent elles aussi des typologies en fonction de leurs diverses étapes de mise en œuvre (Rowe et coll. 2004), ou encore selon les résultats (outputs) qui peuvent en découler (Briggs, 2008). Tout comme le précise ce courant, les mécanismes délibératifs sont catégorisés selon l’analogie d’une « boîte à outils », où chacun des dispositifs qui s’y retrouvent répond à une fonction bien précise et devrait être utilisé dans un contexte défini.
Ces recherches ont inspiré la création de nombreux continuums de la participation publique (Bryson et coll., 2013 ; Nabatchi et Amsler, 2014), mettant en relief une classification en fonction de deux variables : 1) le niveau d’engagement des citoyens et 2) le niveau de pouvoir décisionnel qui leur est accordé dans le cadre du processus d’élaboration des politiques publiques. Dans cette optique de « démocratisation de la démocratie » (Blondiaux, 2008), le Gouvernement du Nouveau-Brunswick a emboîté le pas en 2011 vers l’adoption du modèle proposé par la démocratie délibérative en élaborant, entre autres, une politique sur l’engagement des citoyens (Citizen Engagement Policy) et un continuum de la participation publique à quatre niveaux.
L’annexe B présente le Continuum de l’engagement des citoyens adopté par les autorités de l’époque afin d’orienter les démarches de participation du public dans la prise de décision. Le dispositif à l’étude (dialogue citoyen/public) se situe au quatrième niveau de ce continuum. Selon cette typologie, les instruments encouragent un plus grand niveau d’engagement des citoyens et accordent aux participants concernés un pouvoir décisionnel conjoint, de même qu’un partage des responsabilités dans la mise en œuvre des solutions retenues. Puisque ces niveaux de participation publique ne sont pas mutuellement exclusifs, les IPP présents dans cette dernière catégorie suggèrent tous une forme d’arène délibérative qui appuie la réalisation des objectifs de tous les autres niveaux d’engagement précédents. Ces dispositifs ont pour fonction de rassembler tous les acteurs concernés par l’enjeu public et de favoriser le partage des ressources informationnelles qui s’appliquent à chacune des étapes de la démarche décisionnelle. En outre, ceux-ci ont également pour effet d’encourager les échanges et les délibérations publiques entre les participants, de manière à ce qu’ils puissent trouver un terrain d’entente au sujet des solutions à mettre en œuvre. Parmi ces dispositifs, on retrouve les instruments délibératifs (par exemple, le dialogue public). Ceux-ci s’appuient sur une plus grande collaboration et concertation entre les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux afin d’atteindre les résultats ciblés en matière d’élaboration des politiques publiques.
À ce sujet, peu d’attention est accordée à la mise en contexte des instruments. En d’autres mots, les questions entourant la compréhension et l’articulation des variables contextuelles inhérentes aux mécanismes délibératifs, de même qu’aux conditions d’échec ou de réussite des actions publiques demeurent peu développées (Paulin, 2017). L’exploration de la littérature dans ce domaine permet de constater que les travaux qui abordent les facteurs qui influent sur le design des instruments lors du processus de formulation des politiques publiques sont en général laissés au second plan. Pour contribuer à combler ce vide, cet article propose un modèle d’analyse qui joint l’approche des RPP à celle des IPP. À partir de la position analytique qui conçoit les RPP comme un facteur exogène (facteur contextuel) et celle des IPP qui suggère diverses classifications et présente la dimension processuelle des instruments, il est possible d’expliquer l’articulation entre les réseaux observés, en contexte de rapports linguistiques complexes au Nouveau-Brunswick, et l’ingénierie des instruments délibératifs utilisés lors du processus de formulation des politiques publiques.
II. De la théorie à l’empirique : Portrait des études de cas
Le premier cas à l’étude porte sur le dispositif utilisé dans le cadre de l’élaboration d’un plan de réduction de la pauvreté intitulé Dialogue public sur la réduction de la pauvreté du Nouveau-Brunswick. Le second cas porte, lui, sur le dispositif utilisé dans l’élaboration d’une politique familiale qui se nomme Dialogue citoyen ― L’heure des choix : Vers une politique en faveur du mieux-être des familles du Nouveau-Brunswick. Le tableau présenté à l’annexe A est plus détaillé et permet de concevoir schématiquement la jonction entre la théorie et la pratique – présentation des deux cas empiriques à l’étude en fonction de l’approche par les réseaux de politique publique et celle des instruments de politique publique. Ces cas empiriques partagent plusieurs points communs : ils ont eu lieu à la même période temporelle (entre 2009 et 2010) ; la problématique centrale concerne l’élaboration de politiques sociales ; le même instrument délibératif a été utilisé pour encadrer la démarche décisionnelle ; et ils ont la particularité d’avoir été conçus et mis en œuvre dans la seule province canadienne officiellement bilingue1.
Bien que le même type d’instrument délibératif ait été sélectionné dans les deux cas (le dialogue public/citoyen), d’importantes différences les distinguent. D’abord, la maîtrise de l’enjeu public par les participants à l’exercice délibératif et l’étape de la mise à l’agenda politique de ces deux problématiques sociales ne se définissent pas de la même façon. De plus, le premier cas a mené à l’élaboration concrète d’une stratégie provinciale en matière de réduction de la pauvreté, alors que le second n’a jamais donné de résultats tangibles en matière d’élaboration de politiques publiques. Une politique familiale se fait toujours attendre à ce jour. Enfin, parmi les quatre RPP provinciaux à l’étude, deux d’entre eux se sont principalement distingués dans le premier cas sur la réduction de la pauvreté (le Front commun pour la justice sociale du Nouveau-Brunswick inc. et la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick), alors que les deux autres se sont davantage manifestés lors du cas sur l’élaboration d’une politique familiale (le Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick et l’Association francophone des parents du Nouveau-Brunswick)2.
II.1. Dialogue public sur la réduction de la pauvreté
Le dialogue public sur la réduction de la pauvreté a été conçu et mis en œuvre par des acteurs gouvernementaux (une initiative top-down). Le principal ministère impliqué était celui du Développement social3. Se voulant une occasion unique de repenser les politiques publiques dans le domaine social, cet exercice démocratique s’est avéré un processus unique pour accompagner une priorité gouvernementale axée sur un développement social plus intégré. Cette approche décisionnelle était sans conteste valorisée et priorisée par les acteurs gouvernementaux de l’époque :
L’engagement public est un moyen de rapprochement entre les citoyens, les organismes communautaires sans but lucratif, les entreprises, et le gouvernement afin de résoudre les problèmes qui affectent la vie des gens. Il s’agit d’une approche de résolution des problèmes très inclusive pour faire face aux situations complexes. Lorsqu’une collectivité est affectée par un problème, tout le monde devrait prendre part à la recherche de solutions. On peut ainsi former un partenariat par lequel les gens travaillent ensemble pour atteindre un but commun (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2008, 5).
Lancée en octobre 2008, cette initiative d’engagement public s’est déroulée sur une période de 13 mois (octobre 2008 à novembre 2009) et visait principalement l’élaboration du tout premier plan provincial en matière de réduction de la pauvreté. Au total, plus de 2 500 participants ont soit assisté à l’une des 25 séances délibératives, soit répondu aux questionnaires et sondages en ligne, ou encore rédigé un mémoire ou un courriel à l’attention de l’équipe de direction. Cet instrument délibératif distinct comprend trois phases : 1) les séances de dialogues, 2) la table-ronde et 3) le forum final (voir Annexe A).
À chacune de ces phases, nous avons observé que deux réseaux provinciaux se sont particulièrement distingués par leur maîtrise de l’enjeu public en cause et leur niveau d’engagement lors des délibérations publiques. Le Front commun pour la justice sociale du Nouveau-Brunswick inc. (FCJSNB) et la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick (FJFNB) font ainsi l’objet de notre analyse.
II.2. Dialogue citoyen sur l’élaboration d’une politique familiale
Les étapes de conception et de mise en œuvre du dialogue citoyen sur l’élaboration d’une politique familiale sont le résultat d’une initiative communautaire (une initiative bottom-up), où une concertation entre acteurs non gouvernementaux a donné naissance à l’exercice. Plus précisément, la sélection de cet instrument s’est réalisée à la suite d’une recommandation unanime des participants du Colloque sur la petite enfance, tenu en 2006 à Moncton (Nouveau-Brunswick). Ce colloque était organisé par le Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick (RPEFNB), mais tous les membres du réseau ont accepté que ce soit l’un de leurs membres, l’Association francophone des parents du Nouveau-Brunswick (AFPNB), qui agisse en tant que principal porteur du dossier entourant l’ingénierie et la mise en œuvre du dialogue citoyen sur l’élaboration d’une politique familiale.
Ne pouvant à elle seule mener à bien une telle mission, l’AFPNB a présenté en parallèle une demande de partenariat officielle auprès du gouvernement provincial afin d’établir un cadre qui rendrait possible la coproduction d’une politique sociale ; une première provinciale dans le secteur touchant les services familiaux. Cette demande visait trois partenaires gouvernementaux : le ministère du Développement social (le même ministère alors impliqué dans le dialogue public sur la réduction de la pauvreté), le Secrétariat de la croissance démographique et le ministère des Affaires intergouvernementales. La demande ayant été acceptée par les autorités publiques, l’exercice s’est traduit par trois phases distinctes et a été lancé en mars 2009 : 1) l’identification des besoins, défis et pistes d’action, 2) l’élaboration des stratégies et 3) l’étape de la validation (voir Annexe A).
Le Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick (RPEFNB) et l’Association francophone des parents du Nouveau-Brunswick (AFPNB) sont les deux principaux réseaux identifiés lors de cet exercice délibératif. Ces derniers ont non seulement été des joueurs clés à chacune des phases de l’exercice (par leur maîtrise de l’enjeu et leur niveau d’engagement lors des délibérations publiques), mais ils ont aussi été les porteurs de l’initiative, du début jusqu’à la toute fin. Ces deux réseaux s’ajoutent donc à notre analyse, qui vise une meilleure compréhension de leurs caractéristiques, de leur logique de fonctionnement et de leur niveau d’influence sur l’instrument à l’étude ainsi que du processus de formulation des politiques publiques qui en découle. L’un des principaux constats de l’analyse est qu’il existe d’importantes spécificités entre les réseaux francophones et bilingues, qui, à leur tour, influent grandement sur l’ingénierie et la mise en œuvre des IPP sélectionnés dans un contexte de démocratie délibérative.
III. Typologies des réseaux en contexte de rapports linguistiques complexes : une comparaison empirique
En ce qui concerne l’étude des RPP, nous nous sommes limités aux quatre principaux groupes observés dans les cas empiriques, soit : 1) le FCJSNB, 2) la FJFNB, 3) le RPEFNB et 4) l’AFPNB. Dès les premières analyses, un important constat émerge : seul le FCJSNB se définit comme un réseau à désignation bilingue. À l’opposé, les trois autres réseaux à l’étude possèdent une caractéristique commune : même s’il s’agit également d’organismes provinciaux, ils s’intéressent toutefois exclusivement à la défense et à l’avancement des besoins/intérêts de la population francophone et acadienne.
III.1. Réseaux en situation linguistique complexe : les caractéristiques et modes de fonctionnement d’un réseau à désignation bilingue
Le Front commun pour la justice sociale du Nouveau-Brunswick inc. (FCJSNB) est un organisme à portée provinciale créé en 1997, qui regroupe plus d’une vingtaine d’organismes sociaux, syndicaux et religieux, et plus de 300 membres individuels. Ces acteurs travaillent ensemble pour une justice égalitaire, des politiques sociales plus équitables et une société plus solidaire. Leurs interventions ciblent particulièrement l’amélioration du sort des personnes qui vivent en situation de pauvreté. En somme, ce groupe a joué un rôle primordial dans l’avancement du dossier abordant la réduction de la pauvreté au Nouveau-Brunswick, à l’instar du dialogue public sur la réduction de la pauvreté. En effet, les membres de cet organisme maîtrisaient toutes les dimensions de l’enjeu et comprenaient les rouages du processus décisionnel. Ils avaient également l’habitude de s’impliquer activement sur la scène publique provinciale afin de revendiquer l’avancement des questions qui concernent la justice sociale.
Le financement du FCJSNB est indépendant des subventions gouvernementales et ses opérations sont défrayées à partir de collectes de dons et par l’entremise de l’action bénévole. Ceci est une importante caractéristique compte tenu de la nature militante (et parfois activiste) des interventions publiques menées par cet organisme ; qui n’a dès lors pas à se soucier d’éventuelles représailles financières lorsqu’il critique les décisions gouvernementales et l’inaction des représentants dans le dossier de la réduction de la pauvreté. Tel que nous le verrons dans la sous-section IV sur la capacité d’influence des RPP, d’autres groupes dépendent quant à eux de subventions gouvernementales pour garantir leur survie et sont généralement plus hésitants à dénoncer leur insatisfaction à l’égard des décisions publiques.
À ce sujet, Hassenteufel (1998) argumente qu’un des dangers associés à la décentralisation de la protection sociale, une tendance souvent liée à l’évolution des systèmes de protection sociale, est la « production effective de politiques sociales territoriales ». L’auteur soutient que l’intervention d’acteurs multiples dans l’élaboration des politiques sociales, et plus particulièrement les organismes communautaires [comme le FCJSNB, la FJFNB, le RPEFNB ou l’AFPNB], mène inévitablement à « l’émergence de nouveaux modes d’action publiques impliquant une coordination horizontale […] et le recours à des outils tels que le contrat ou le partenariat » (Hassenteufel, 1998, 3). Si la question de la territorialisation de la protection sociale reconnaît l’ambiguïté entourant la mise en place des politiques sociales, l’autonomie (surtout financière) des groupes communautaires contribue très certainement à cet état de fait. Dans la même veine, notre analyse suggère que cette « liberté d’expression » dont jouit le FCJSNB et qui se traduit par une autonomie financière et politique, lui a été bénéfique au moment d’influencer les délibérations publiques :
Le Front commun sur la justice sociale est le seul organisme non gouvernemental qui est tout à fait détaché des décisions politiques. [Il] reçoit zéro dollar du gouvernement. […] Si tu penses à d’autres qui, comme toutes les banques alimentaires reçoivent du financement du gouvernement, euh, si tu penses à plusieurs autres organismes, y [ils] reçoivent des subventions gouvernementales. Et puis, y [ils] sont pas capables de critiquer aussi sévèrement le gouvernement, de peur de perdre leur subvention. Alors le Front commun, [il] a été plus osé, j’pense, en demandant par exemple que les choses soient plus démocratiques [lors de l’exercice délibératif]. (Intervenant communautaire)
Une autre spécificité importante réside dans la portée de l’intervention menée par le FCJSNB. Dans un premier temps, cet organisme représente les intérêts des deux communautés linguistiques de la province dans la lutte en faveur d’un Nouveau-Brunswick sans pauvreté. De plus, sa structure organisationnelle est composée d’un comité exécutif et d’un comité provincial, ce qui favorise une consolidation des intérêts et des besoins de tous les Néo-Brunswickois, tout en compte des disparités linguistiques, démographiques et géographiques à l’échelle provinciale. Sans conteste, la maîtrise du sujet et le niveau de représentation dans ce dossier à l’échelle provinciale, ont contribué directement à la légitimité et à la crédibilité des représentants du FCJSNB aux yeux de l’État et des autres acteurs non gouvernementaux.
III.2. Réseaux en situation linguistique minoritaire : les caractéristiques et modes de fonctionnement des réseaux à désignation francophone
L’une des particularités qui contribuent à la légitimité accordée à la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick (FJFNB), est la stabilité de sa structure sur le plan organisationnel, mais également au niveau politique, économique et culturel. L’organisme s’est forgé, au fil du temps, une solide réputation tant auprès des autorités gouvernementales que des autres organismes, et ce, à l’échelle provinciale comme internationale. Étant pionnière dans l’avancement de plusieurs dossiers relatifs aux les besoins et intérêts de la jeunesse francophone, la FJFNB continue aujourd’hui d’être impliquée dans plusieurs sphères touchant l’épanouissement des jeunes francophones, notamment, au niveau de l’identité linguistique et culturelle.
À ce jour, la FJFNB regroupe dans son réseau toutes les écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick. Cette présence tentaculaire auprès de la jeunesse francophone de la province lui permet de rejoindre tout près de 10 000 jeunes annuellement. La pierre angulaire qui sous-tend chacun de ses projets se traduit par une approche « par et pour les jeunes ». Non seulement les initiatives organisées par la FJFNB répondent très spécifiquement aux besoins et intérêts des jeunes francophones et des jeunes Acadiens de la province (« pour » les jeunes), mais en plus ces derniers sont activement impliqués dans la conception et la mise en œuvre de chacun des projets menés par la FJFNB (« par » les jeunes). Ce concept populaire permet aujourd’hui à la jeunesse francophone et acadienne du Nouveau-Brunswick d’identifier ses besoins, d’établir ses priorités, de se prononcer ouvertement sur les dossiers prioritaires de la FJFNB, en plus de proposer de nouveaux projets annuellement.
Le rôle de la FJFNB lors de l’exercice délibératif : représenter le « côté francophone » et « représenter les éléments jeunesse et les considérations importantes pour la jeunesse par rapport à ce processus-là de développement d’une stratégie pour la réduction de la pauvreté » (Intervenant communautaire).
Or, dans les deux cas à l’étude, les dispositifs n’étaient pas adaptés aux spécificités entourant l’engagement jeunesse. Par exemple, les exercices n’étaient que très peu publicisés, ce qui, selon nos répondants, a pu contribuer au manque d’intérêt envers les initiatives délibératives chez les jeunes. Ensuite, dans le cas de la réduction de la pauvreté, la phase des tables rondes a eu lieu pendant l’été ; une période où il est généralement « impossible de rejoindre les jeunes » (Intervenant communautaire), car ces derniers ne sont plus dans le système scolaire, occupent un emploi d’été ou encore sont en vacances pour la période estivale. Les nombreuses expériences cumulées par la FJFNB au fil des décennies pour tenter de rejoindre et de mobiliser les jeunes francophones de la province démontrent qu’il est plus difficile d’interpeler les jeunes qui vivent dans des milieux plus défavorisés. Tel que l’un de nos répondants l’a précisé : « rejoindre les jeunes qui viennent de milieux plus difficiles est difficile » (Intervenant communautaire). De plus, la FJFNB précise que pour réussir cette manœuvre, un encadrement particulier est nécessaire, en plus de techniques d’animation adaptées à un jeune public.
Par ailleurs, l’étude de ce réseau éclaire aussi notre compréhension en ce qui a trait à la représentation de la jeunesse dans le secteur anglophone et à la structure des réseaux qui y prédominent. Dans un premier temps, nous avons appris que les organismes communautaires du secteur anglophone ne sont que très peu organisés, surtout lorsqu’on les compare à ceux du secteur francophone. Les répondants (acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux) ont aussi affirmé qu’il n’existe pas le « même esprit de travail collaboratif » (Intervenant communautaire) entre les intervenants du secteur anglophone. Selon eux, la structure de gouvernance dans ces communautés est différente en fonction des profils linguistiques :
C’est plus fermé et chez les anglophones de façon générale, je crois, en termes de société, le pouvoir est concentré chez quelques individus. Et ces individus-là prennent des décisions. Le reste sont juste là pour le spectacle. On a tendance à plus distribuer le pouvoir chez [les francophones]. (Intervenant communautaire)
[…] quand je compare la population francophone et la population anglophone, en termes de leur concertation […]. Hum, le côté francophone est des années-lumière en avance du côté des anglophones. […] Les gens sont concertés, sont organisés sur le côté Francophone, y [ils] savent qu’est-ce qu’y [ils] veulent, mais, hum, sur l’côté anglophone c’est vraiment, c’est quasiment chacun pour soi. (Fonctionnaire)
Y’a d’autres particularités vis-à-vis le Nouveau-Brunswick, n’est-ce pas ? Et un est vraiment le désir d’avoir un certain contrôle au niveau communautaire et c’est très fort dans les communautés francophones. (Sous-ministre)
Sur le plan du secteur de la jeunesse, il existe dans cette province des RPP anglophones qui agissent en tant que représentants des intérêts des jeunes, alors que dans d’autres secteurs, comme celui qui concerne les intérêts et besoins des familles, aucun organisme équivalent au RPEFNB ou à l’AFPNB n’existe au sein des communautés anglophones. Il s’agit d’un autre défi rencontré par les RPP francophones dans un contexte de rapports linguistiques complexes ; le « dialogue » encouragé par la formule démocratique des exercices délibératifs n’est pas toujours possible entre les deux communautés linguistiques reconnues officiellement par l’État.
Dans le cas du dialogue citoyen sur la politique familiale, les principaux porteurs du dossier sont le Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick (RPEFNB) et l’Association francophone des parents du Nouveau-Brunswick (AFPNB). Ces groupes démontrent tous deux un intérêt marqué envers l’avancement des questions touchant le secteur du développement de la petite enfance francophone. Cette affinité est renforcée par le rôle de coordination que joue l’AFPNB dans les activités menées par le RPEFNB, y compris celles qui entourent l’avancement du dossier sur l’élaboration d’une éventuelle politique familiale au Nouveau-Brunswick. Bien que l’AFPNB demeure l’instigatrice de l’initiative du dialogue citoyen sur la politique familiale, d’autres acteurs, dont le RPEFNB, se sont mobilisés autour de l’enjeu en cause, de manière à prioriser la démarche entourant le processus de formulation d’un énoncé de politique familiale.
Deux facteurs prédominaient lors de la création du RPEFNB. D’abord, une forte mobilisation des parents entourant la question du « Droit à l’instruction dans la langue de la minorité » (article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés4). Ensuite, le mouvement national pour le développement de la petite enfance comme moyen de rapatrier les enfants qui, bien malgré eux, tombent entre les mailles du système éducatif francophone, mené par la Commission nationale des parents francophones (CNPF).
Lors d’une rencontre historique (le 14 juin 2004) ayant pour objectif de discuter et d’échanger – sous le thème de la petite enfance francophone en contexte minoritaire –, de nombreux intervenants provinciaux œuvrant dans ce secteur se sont regroupés pour la toute première fois. À l’issue de cette rencontre, les acteurs gouvernementaux ont reconnu la valeur ajoutée que représentent les partenariats étroits avec les principaux RPP impliqués dans l’avancement des enjeux publics. Ils indiquèrent d’ailleurs que cette proximité entre l’État et les RPP se traduit non seulement par une plus grande fluidité dans les communications du « haut vers le bas » (composante éducative : partage de documents gouvernementaux à titre informatif, ressources, etc.), mais également par un partage du « bas vers le haut » (composante collaborative : recueille d’information, de ressources, d’expertise citoyenne, etc.) en vue d’éclairer le processus d’élaboration des politiques publiques :
Pis on connaît très bien le profil de la communauté en termes des organismes. […] On utilise souvent nos partenaires communautaires pour communiquer aux citoyens (Sous-ministre)
En plus d’avoir alimenté des échanges constructifs au sujet de l’avenir de la petite enfance francophone en contexte minoritaire au Nouveau-Brunswick, les participants à cette première rencontre ont développé une vision stratégique à deux volets. Il s’agit d’une part, de l’urgence d’agir dans le domaine de la petite enfance francophone, de collaborer ensemble afin de développer des orientations stratégiques communes, en plus de revendiquer auprès des gouvernements un meilleur financement voué au développement d’initiatives favorisant une meilleure adéquation entre les besoins et les programmes de soutien offerts directement aux parents. D’autre part, de l’importance de militer en faveur du développement de la petite enfance francophone en contexte minoritaire (accès universel à des services de qualité et abordables). Afin de poursuivre efficacement ces démarches, les intervenants ont tous souligné l’importance de créer un réseau provincial pour la petite enfance francophone. Lors de cette même rencontre, les participants ont défini les grandes lignes du mandat et des objectifs de cette nouvelle structure organisationnelle qui a officiellement vu le jour le 20 septembre 2004 sous le nom de Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick5. Il a également été convenu entre les membres que le RPEFNB sera coordonné par l’AFPNB.
Ces groupes servent les intérêts et besoins de la communauté francophone, comme leur nom le précise, contribuent à la définition d’une vision et d’un mandat destiné à favoriser l’épanouissement des enfants et familles vivant en contexte minoritaire. En fait, cette particularité linguistique véhiculée dans les pratiques quotidiennes de ces deux principaux acteurs n’est pas sans conséquence sur la conception et la mise en œuvre du dispositif délibératif. En effet, l’exercice délibératif sur la politique familiale n’était pas « bilingue », contrairement au cas sur la réduction de la pauvreté (Paulin, 2017).
Il s’agit là d’une contrainte particulière au niveau de la conception et de la mise en œuvre des instruments délibératifs. Par souci de vouloir honorer leur vision et mandat (et ultimement, leur raison d’être), l’AFPNB et le RPEFNB ont opté pour le design d’un instrument délibératif exclusivement francophone. Puisque la province du Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue au Canada, elle est liée aux prérogatives de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick (LLO). Dans ce contexte, les politiques publiques ont l’obligation de rejoindre et d’offrir des services publics aux deux communautés linguistiques officielles. La LLO stipule clairement qu’elle s’applique à toutes les régions du Nouveau-Brunswick, quel que soit le profil linguistique à savoir majoritairement anglophone ou francophone6.
De plus, en ce qui concerne la composition du réseau, les nombreuses listes consultées révèlent une certaine instabilité, dans la mesure où les intervenants membres varient d’une année à l’autre. La dernière mise à jour obtenue nous indique que le RPEFNB regroupe :
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des organismes provinciaux œuvrant dans le domaine de la petite enfance au niveau provincial ;
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des organismes régionaux et/ou locaux œuvrant dans le domaine de la petite enfance, mais qui ne sont par contre pas représentés par l’entremise d’un réseau provincial ;
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des intervenants du terrain identifiés à titre de personnes-ressources pour le soutien du RPEFNB ;
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et enfin, des ministères gouvernementaux (à titre d’observateurs).
Cependant, certains noms d’organismes ou de représentants figurent sur la liste de 2004 et non sur celle de 2010, alors que d’autres sont ajoutés sur la liste de 2010 alors qu’ils ne se retrouvent pas sur la liste de 2004. Ces multiples mises à jour de la liste des membres du RPEFNB laissent sous-entendre un manque d’intérêt chez certains intervenants, préférant probablement ne plus s’investir dans l’avancement des dossiers prioritaires du réseau. Cette situation peut s’expliquer, du moins en partie, par un taux de roulement élevé au sein des Conseils d’administration et des employés qui œuvrent dans ces organismes communautaires, de même que par une certaine difficulté pour les ministères concernés par l’enjeu d’assigner un représentant assidu au sein du RPEFNB. Alors que certains secteurs n’étaient parfois pas représentés dans le processus décisionnel par faute de représentant, d’autres groupes étaient « surreprésentés », dans la mesure où plus d’un délégué siégeait au RPEFNB.
Ce manque de stabilité parmi les membres du RPEFNB a contribué à nuire à la crédibilité du réseau auprès de l’État, mais aussi auprès de ses membres. L’ambiguïté entourant le mandat du RPEFNB a pu entraîner cette situation. Alors que certains membres souhaitaient jouer un plus grand rôle de revendication auprès de l’instance publique, d’autres y siégeaient pour profiter des opportunités de réseautage et de cueillette de l’information (composante éducative relativement à l’enjeu du développement de la petite enfance). Bien que le mandat du RPEFNB s’articule autour de trois grands axes7, aucune référence au rôle devant être joué par ses membres en matière de revendication n’est mentionnée. Il est plutôt précisé sous l’un de ces axes que les membres doivent, tout au plus, « représenter et appuyer les intérêts collectifs » (Réseau de la petite enfance francophone du Nouveau-Brunswick, 2010, 4). Cependant, l’un des répondants a partagé qu’une règle « officieuse » s’est définie avec le temps, voulant que les membres puissent se mobiliser et faire des revendications en rapport avec certains enjeux relatifs au développement de la petite enfance au Nouveau-Brunswick, auprès des autorités publiques de la province.
D’autres observations empiriques suggèrent que l’instabilité du RPEFNB est attribuable à des défis d’ordre financier. Sa survie, quant à elle, a été grandement attribuable à l’AFPNB qui, lors du dépôt de ses demandes de subventions auprès des bailleurs de fonds gouvernementaux, demandait également un montant pour la coordination du réseau. À une période temporelle où la conjoncture économique était précaire et que les autorités gouvernementales privilégiaient plutôt les compressions budgétaires, l’avenir du RPEFNB s’est fragilisé à un point tel que certains intervenants communautaires ne pouvaient plus participer aux rencontres du réseau, faute de fonds suffisants, et parce que d’autres enjeux publics s’avéraient prioritaires à leurs yeux.
De plus, même si le dossier sur la politique familiale est devenu l’un des grands volets stratégiques ciblés par le RPEFNB, il n’en demeure pas moins que le rôle actif des membres du réseau était plutôt affaibli, se traduisant par une vision plutôt limitée de l’enjeu et un manque de leadership au niveau de la prise en charge du dossier en tant que tel. Les données empiriques témoignent que les membres du RPEFNB se sont quelque peu mobilisés autour de la question de la politique familiale, mais surtout à partir de l’angle qui concerne la petite enfance. En outre, puisque personne ne souhaitait prendre en main le dossier, l’AFPNB s’est retrouvée, par défaut, porteuse de l’initiative.
IV. Effets des réseaux sur l’ingénierie des instruments et le processus décisionnel
Une particularité se dégage des données d’analyse lorsqu’il s’agit de l’étude des RPP en situation de rapports linguistiques complexes et celle de l’ingénierie des instruments délibératifs utilisés en contexte décisionnel : l’influence de la dimension linguistique. En effet, cette dernière a un impact majeur à au moins deux niveaux : 1) sur la configuration du système de gouvernance des réseaux et 2) sur leur capacité à influencer la décision lors du processus de coproduction des politiques publiques en contexte de démocratie délibérative.
Dans cette optique, notre étude rejoint les travaux fondateurs de Rhodes et Marsh (1992), lorsqu’ils précisent que la fluctuation de l’intégration des membres d’un « policy network » peut avoir un impact important sur le système de gouvernance d’un réseau. Dans le cas relatif à l’élaboration d’une politique familiale, la fragilité du RPEFNB a non seulement contribué à limiter les échanges entre les membres du réseau (échanges de ressources entre les organismes membres), mais ce manque d’intégration a également eu des répercussions significatives au niveau de l’équilibre du pouvoir entre les membres. À cet effet, certains organismes avaient plus d’un représentant autour de la table, alors que d’autres secteurs importants en petite enfance n’étaient même pas représentés. Par conséquent, la continuité des échanges entre les membres et la capacité de parvenir à des consensus permettant de faire avancer les grandes priorités du dossier sur le développement de la petite enfance au Nouveau-Brunswick (et ultimement, l’élaboration d’une politique familiale) ont été ébranlés par le manque de stabilité au sein du réseau. Ces caractéristiques ont notamment contribué à la dissolution du RPEFNB8, ce dernier n’étant plus fonctionnel lors du dialogue citoyen sur l’élaboration de la politique familiale.
En complémentarité à l’argumentaire théorique avancé par les militants de l’approche des RPP (Rhodes et Marsh, 1992 ; Marsh et Smith, 2000 ; Rhodes, 2006), les caractéristiques qui définissent les réseaux influencent le processus de formulation des politiques publiques. Ce constat est d’autant plus révélateur dans un contexte où la prise de décisions découle de la conception et de la mise en œuvre d’un IPP, comme le dispositif délibératif à l’étude. Aux côtés des caractéristiques qui définissent la composition des réseaux– dont leur relation avec l’État et les relations avec leurs membres, tout comme les ressources dont ils disposent (Howlett, 2002 ; Marsh et Smith, 2000) – la présente étude suggère l’ajout de la dimension linguistique. Autrement dit, en plus des travaux de Rhodes (2006) qui proposent une typologie des réseaux en fonction de leur niveau d’intégration, de leur composition (membres), de leur degré d’interdépendance, de leur dynamique interne, du degré d’intensité des échanges politiques avec l’État et de la répartition des ressources disponibles, la conjoncture linguistique est, elle aussi, porteuse d’influence en termes de pouvoir décisionnel dans le contexte de l’élaboration des politiques publiques.
Ainsi, l’analyse révèle que les RPP qui se distinguent par une configuration linguistique rejoignant celle des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) sont défavorisés au Nouveau-Brunswick, lors de la formulation des politiques publiques en contexte de démocratie délibérative. Cet impact a été étudié dans les deux cas de politiques sociales identifiés pour notre recherche, mais un plus grand effet est observé dans le cas sur la politique familiale. Ce constat peut s’expliquer par le fait que tous les réseaux francophones impliqués se distinguaient par au moins trois caractéristiques contraignantes : a) leur système de gouvernance (incluant un mandat à vocation « francophone ») ; b) leur mode de financement (qui se définit majoritairement par une dépendance financière/politique envers l’État) ; et c) leur lecture singulière des enjeux publics (selon la lentille « minoritaire », alors qu’en contexte de rapports linguistiques complexes comme au Nouveau-Brunswick, la démarche décisionnelle comporte généralement une lecture des besoins et intérêts des deux communautés linguistiques officielles).
En ce qui concerne le système de gouvernance locale au sein de la francophonie canadienne en situation minoritaire, Forgues (2015, 19) présente un portrait intéressant lorsqu’il affirme que le fonctionnement des réseaux en contexte minoritaire subit les « exigences administratives et politiques de l’État ». L’auteur ajoute que l’interaction entre les organismes et l’État s’établit dans un cadre de rapports asymétriques : étant le principal bailleur de fonds auprès des organismes communautaires, l’État détient une position confortable pour dicter aux membres du réseau les conditions qu’ils doivent respecter pour bénéficier d’un financement. Toujours selon ce dernier, il n’est pas rare que les projets soumis par les organismes doivent s’inscrire dans les priorités « fixées par le gouvernement qui peut dès lors influencer à sa guise l’orientation du développement communautaire en décidant de financer ou non tels projets, tels organismes ou tels secteurs d’activités » (ibid., 9). Nous remarquons que ces mêmes défis se posent lors de chacun des exercices de coproduction des politiques publiques en contexte de démocratie délibérative.
De plus, s’il est vrai que les organismes communautaires en situation linguistique minoritaire sont souvent perçus comme des catalyseurs pour faire connaître les besoins et intérêts des membres qu’ils représentent auprès de l’État, nous observons que leur lecture « unilingue » des enjeux publics nuit grandement à leur capacité d’influencer la démarche décisionnelle lors d’un exercice démocratique en contexte délibératif.
Conclusion
En somme, il semble que la dimension linguistique puisse se manifester dans d’autres administrations publiques et puisse nous renseigner davantage sur l’analyse des politiques publiques. Le cas du Nouveau-Brunswick produit non seulement des connaissances pour mieux comprendre la réalité provinciale (p. ex. en termes de bilinguisme, de culture organisationnelle, de processus décisionnel, de dimensions institutionnelles, etc.), mais il aborde aussi des aspects de recherche qui tracent le chemin d’un agenda intéressant à différents niveaux. À ce sujet, des pistes prometteuses se dégagent et mériteraient d’être explorées dans le futur : pour l’infranational bilingue (en Acadie ou encore dans d’autres juridictions internationales où cohabitent diverses communautés linguistiques) ; pour les administrations publiques qui partagent une culture organisationnelle où réside la peur d’affirmer son opinion auprès de l’autorité décisionnelle (notion de Speaking Truth to Power) et qui résistent aux changements ; ou encore pour les administrations publiques aux prises avec une « gestion en silos » dominante ; etc.
Selon les observations empiriques, les principales caractéristiques du FCJSNB, c’est-à-dire sa portée provinciale, son mandat à caractère « bilingue » (défense de la justice sociale au sein des deux communautés linguistiques officielles de la province), de même que son indépendance financière et politique, lui ont été favorables en termes d’influence sur l’ingénierie de l’instrument délibératif (design d’un instrument bilingue) et sur le processus de formulation des politiques sociales en contexte délibératif (élaboration d’une stratégie provinciale en matière de réduction de la pauvreté). Tel que précisé, le FCJSNB ne se limite pas à la défense de la « pauvreté francophone » ou de la « pauvreté anglophone » ; il ne s’agit pas de représenter uniquement les besoins et intérêts d’une seule de communauté linguistique, mais bien de représenter tous les citoyens néo-brunswickois concernés. Ce réseau ne distingue pas forcément de besoins particuliers pour l’une ou l’autre des deux communautés linguistiques officielles, et préfère plutôt concerter ses efforts à l’atteinte de son principal objectif : « un Nouveau-Brunswick sans pauvreté ». En raison de son mandat, la portée du FCJSNB rejoint toutes les régions de la province, y compris les intervenants et citoyens francophones, anglophones ou bilingues.
Pour sa part, la FJFNB se définit par sa portée provinciale, son mandat à vocation « francophone » (défense des enjeux qui concernent exclusivement la population francophone en contexte minoritaire), de même que par sa dépendance financière et politique envers l’État. En bout de ligne, cet ensemble de caractéristiques se solde par une série de facteurs contraignant le processus d’élaboration des politiques publiques. L’instrument délibératif, bien qu’il soit bilingue, ne permet pas de faire ressortir les spécificités des composantes « jeunesse » et « francophone » lors des délibérations publiques en plénière.
Enfin, le RPEFNB et l’AFPNB, tous deux figures de proue de la conception et de la mise en œuvre de l’instrument délibératif dans le cas portant sur la politique familiale, partagent de très près les caractéristiques de la FJFNB : des caractéristiques limitatives sur le plan de l’ingénierie du dispositif à l’étude (un instrument délibératif francophone), mais aussi au niveau de leur pouvoir décisionnel en contexte de démocratie délibérative (l’exercice n’a jamais donné lieu à une politique familiale).
Même si plusieurs acteurs gouvernementaux interviewés lors de cette étude considèrent que les intervenants francophones sont à « des années-lumière en avance » sur la communauté anglophone en termes d’organisation et en matière de « concertation », cette particularité linguistique n’est pas sans contraintes lorsque vient le temps d’influencer ou encore de participer au processus d’élaboration des politiques publiques dans une province qui porte le statut de « seule province officiellement bilingue » au Canada.
Les constats qui émergent rejoignent les travaux de Rhodes et Marsh (1992), lorsque ces derniers avancent que la fluctuation de l’intégration (ou non) des membres d’un « policy network » peut avoir une influence significative (ou non) sur la formulation des politiques publiques. Dans le cas sur l’élaboration d’une politique familiale, la fragilité du RPEFNB a non seulement contribué à limiter les échanges entre les membres du réseau (échanges de ressources parmi les participants membres et au sein du RPP), mais ce manque d’intégration a également eu des répercussions significatives au niveau de l’équilibre du pouvoir entre les membres (certains organismes ont plus d’un représentant autour de la table, alors que d’autres secteurs importants ne sont aucunement représentés). La continuité des échanges entre les membres (stabilité des membres du RPEFNB) et l’établissement de consensus permettant de faire avancer les grandes priorités de ce dossier sur le développement de la petite enfance au Nouveau-Brunswick (et ultimement, l’élaboration d’une politique familiale) ont particulièrement été affectés par ce manque d’équilibre au sein du réseau.