Développement endogène, stratégie et épistémologie pragmatiste en contexte africain

Endogenous development, strategy and pragmatist epistemology in African context

DOI : 10.35562/rif.647

Résumés

Ce chapitre retrace d’abord l’évolution de l’économie du développement depuis 1945 et montre ainsi que le moment actuel ouvre la question aux sciences de gestion après plusieurs décennies d’approches macroéconomiques. Encore faut-il que la recherche, notamment en stratégie et en entrepreneuriat, s’éloigne de l’épistémologie positiviste pour adopter une épistémologie pragmatiste. Celle-ci est particulièrement appropriée au contexte africain, porteur de problèmes très spécifiques, mais aussi d’innovations et d’émergences susceptibles d’intéresser d’autres espaces.

This chapter gives a survey of development economices and policy since 1945. It shows that we are now ina new period which is opening the issue to strategic management and entrepreneurship studies.But it requires an epistemic translation from the positivism to pragmatism. This last epistemology is especially pertinent for the African context marked by specific issues, innovative practices and emergent solutions.

Index

Mots-clés

développement endogène, stratégie, entrepreneuriat, pragmatisme, contexte africain

Keywords

endogenous development, strategy, entrepreneurship, pragmatism, African context

Plan

Texte

La question du développement a été pendant longtemps l’apanage de la science et de la politique économiques, tant il semblait aller de soi qu’elle devait se situer au seul plan macroscopique. Se sont ainsi succédé le primat de l’État, puis des institutions internationales, puis celui du marché, occultant largement, quoiqu’à des degrés divers, le rôle et surtout les processus de gestion des organisations décentralisées : l’entreprise, en particulier la PME et la TPE, l’association, les ESS, les ONG…

Le retournement néo-libéral qui s’est opéré à partir des années 80 a autorisé un « hold up » (Mounier, 2016) de la théorie néo-classique de la croissance sur l’économie du développement, considérée de façon arrogante comme un non-savoir par « le prix Nobel » Lucas. Il a peut-être favorisé involontairement le déplacement du curseur vers les institutions dans la lignée de la « nouvelle économie institutionnelle » (Coase, Williamson, North…), laquelle s’est cependant intéressée davantage aux formes organisationnelles globales qu’aux outils et dispositifs de gestion (Chiapello, Gilbert, 2013). Les chercheurs en gestion se sont progressivement approprié la N.E.I. (Huault, 2004), sans toujours faire valoir leur propre valeur ajoutée en adhérant trop souvent aux concepts globaux au lieu de les travailler et de les déployer.

Cette révolution idéologique impulsée par Thatcher et Reagan et inscrite dans la longue lignée de l’école de Chicago et de la Société du Mont-Pèlerin (Hayek, Friedman…), le recul conséquent des approches keynésiennes et de l’État Providence, comme les échecs et la critique des politiques de développement fondées sur la seule macro-économie, ouvrent aujourd’hui des voies de recherche aux sciences de gestion que nous posons comme essentielles pour l’effectivité et la robustesse du développement durable des PMA, sous réserve que les chercheurs assument leurs responsabilités sociales et fassent les choix thématiques, épistémologiques et axiologiques adéquats (Martinet, Payaud, Amoussouga, 2014).

C’est ce que le présent texte souhaite argumenter en trois temps. D’abord en présentant le management et l’entrepreneuriat stratégiques comme « le moment actuel » des pratiques et théories du développement. Ensuite en montrant que l’épistémologie pragmatiste offre, contrairement au positivisme dominant en sciences de gestion, un projet et des critères en congruence avec les problèmes du développement. Enfin en appelant à des recherches en contexte africain, notamment francophone, qui passent par un renouvellement des objets, des thématiques et des méthodes.

I. Le management et l’entrepreneuriat stratégiques, moment actuel des pratiques et théories du développement

I.1. Six décennies de trop dits et de non-dits

En reprenant le titre d’un article de Servet (2010), marquons combien les politiques économiques d’aide au développement et, à un degré moindre, leurs inspirations théoriques ont eu tendance à conserver des constantes, notamment dans l’occultation de certains questionnements, facteurs ou acteurs majeurs, bien que tout ait changé entre 1950 et 2010 (Zacharie, 2013 ; Rist, 2013).

C’est dans son discours du 20 janvier 1949 que le président Truman avait institué la notion de « pays sous-développés » (ou « arriérés ») qu’il invitait à rattraper leur prétendu retard sur les « Occidentaux » via des mesures présentées comme purement techniques. Cette attitude devait trouver sa mise en forme dans le déterminisme des fameuses cinq étapes de la croissance économique de Rostow, valant manifeste explicitement anti-communiste, et empreintes déjà d’une « fin de l’histoire » que Fukuyama actualisera et reformulera après la chute du bloc soviétique.

Ces pays sont considérés ne pouvoir décoller que par un transfert de financement massif du Nord vers le Sud, le capital étant vu comme le facteur limitant essentiel du passage de la main-d’œuvre de l’agriculture à l’industrie (Nurske, Lewis, Rosentein-Rodan), passage jugé nécessaire que les États doivent forcer par une allocation « optimale » des ressources. Les analyses beaucoup plus subtiles, mais en avance sur leur temps, d’un Hirschman sur la nécessité de maintenir des déséquilibres intersectoriels et tensions, ou d’un Perroux sur les pôles de croissance et les firmes motrices, et plus généralement la pensée francophone d’inspiration humaniste et institutionnaliste (Hugon, 2013), resteront minoritaires en regard de ce dogme tenace de la croissance nécessaire et équilibrée de toute économie sur un chemin unique, parcouru « naturellement » en pionnier par les États-Unis.

Dogme frontalement contesté par les économistes néo-marxistes dénonçant son rôle dans le maintien de la domination impérialiste, de la dépendance des PSD (Prebisch), du fait de l’échange inégal (Amin, Emmanuel) et de l’instrumentalisation des appareils étatiques mis au service des bourgeoisies nationales dominantes. La Conférence de Bandung en 1955 consacre le vocable de « tiers monde » qu’avait proposé Sauvy et inaugure le mouvement des « pays non alignés », désireux de se dégager de la guerre froide et du face à face URSS/ États-Unis. Ils réclament un commerce équitable –« trade, not aid »- autour de prix corrects des matières premières, ce qui ne sera pas étranger à la décision de l’OPEP de quadrupler le prix du pétrole et au choc qui s’ensuivit en 1973 sur l’économie mondiale, comme du clivage ultérieur entre pays rentiers, nouveaux pays industrialisés (NPI) et pays moins avancés (PMA).

Mais au fond, qu’il soit appelé à allouer le financement de façon optimale, dénoncé comme valet de la bourgeoisie, ou réputé non aligné en promouvant la substitution de productions locales aux importations ou la stimulation d’exportations à plus forte valeur ajoutée, l’Etat reste l’acteur focal du développement (ou du sous-développement) malgré les doutes émis par un Myrdal sur sa rationalité. Rationalité limitée, faille que Simon, Cyert et March conceptualiseront pour l’ensemble des agents et que la théorie néo-classique sera beaucoup plus lente à intégrer.

La chute de l’URSS libère le processus de mondialisation et sa caractéristique majeure (Giraud, 2012) : la mise en compétition des territoires par les FMN, les investisseurs institutionnels et les marchés financiers. Bien vite la « bonne gouvernance » et le « nouveau management public » sont vus comme les leviers essentiels du Consensus de Washington appliqué à une centaine de pays du Sud et de l’Est via l’alignement des actions de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OMC. Il s’agit de libéraliser les marchés, désendetter les États, privatiser et mettre en concurrence les monopoles et services publics, intégrer les économies au marché mondial. Mais cette thérapeutique uniforme et souvent brutale affaiblit les États et nourrit les contestations qui mettent en avant les dimensions sociales et écologiques – Rio en 1992 notamment. Le PNUD qualifiera d’ailleurs de décennie perdue la mise en œuvre systématique du Consensus de Washington.

Les institutions internationales, et l’ONU au premier chef, sont alors poussées à élaborer documents stratégiques et objectifs du millénaire pour réduire la pauvreté et revoir le développement. Le Global Compact appelle les entreprises privées à une croissance respectueuse des droits de l’Homme, du travail et de l’environnement et à rendre compte de leurs réalisations en ces domaines.

La libération de l’entrepreneuriat, mais aussi la qualité des institutions et de l’État y sont considérées comme nécessaires et complémentaires. Surtout, l’on s’achemine vers des politiques tenant compte des spécificités de chaque pays, en accord avec le Consensus de Sao Paolo, la CNUCED et les préconisations d’un Rodrik (2012) qui ne sont pas sans rappeler l’importance des comportements stratégiques mise en avant par Hirschman dès 1958. C’est sur le bilan des OMD en 2012 que l’ONU élabore les objectifs pour un développement durable (ODD).

I.2. D’un consensus à un changement épistémique

Les milliers de régressions statistiques effectuées sur une centaine de pays ne parviennent à dégager aucune régularité simple sur laquelle refonder une politique et une théorie du développement. C’est cette impasse des approches exclusivement macroscopiques qu’exploitent Banerjee et Duflo (2007 ; Duflo 2011) en engageant leur laboratoire du MIT, le J-PAL, dans la voie de l’expérimentation par assignation in vivo sur des micro-situations susceptibles de maintenir ou d’atténuer l’extrême pauvreté. Le programme met au jour des liaisons inattendues par les experts ; ainsi l’administration de vermifuges aux enfants kenyans accroît davantage leurs performances scolaires que la distribution de manuels. Ce genre de résultats leur semble suffisant pour orienter des politiques misant sur le microscopique, le concret, mais conserve des référents implicites toujours empruntés au mainstream néo-classique, comme la rationalité substantielle prêtée aux acteurs et l’absence d’historicité dans les analyses.

Ainsi le passage d’une volonté d’ériger une théorie générale du développement porteuse d’une politique univoque à une new development economics, fondée certes sur l’étude empirique de micro-situations, mais toujours limitée par le paradigme néo-classique, appelle selon nous des approches stratégiques pragmatistes, actualisant et enrichissant, grâce aux apports de 60 ans de recherche en management stratégique (Martinet, 2009), les travaux pionniers d’Hirschman (1958). Ce qui n’exclut en rien un éventuel renouvellement de la théorie macro-économique utile au développement sur la base de l’intégration des imperfections, rigidités, inefficience des marchés, rationalité et anticipations limitées des agents, incertitude, régulation étatique, encastrement institutionnel…bref, d’un élargissement épistémologique substantiel (Ben Hammouda et alii, 2010 ; Ben Hammouda, 2015).

L’exploration et la conception de voies et moyens susceptibles de lutter contre l’extrême pauvreté – plus de 400 millions de personnes en Afrique sub-saharienne – et au-delà, d’assurer un développement durable soucieux de l’environnement comme des communautés locales (Martinet, Payaud, 2010a et 2010b), offrent notamment à la recherche en sciences de gestion un objet et un projet socialement légitimes, à condition de choisir une épistémologie appropriée.

De la mise en œuvre d’une RSE ambitieuse par les FMN et les stratégies BoP (Base de la Pyramide) à l’entrepreneuriat social en passant par toutes les formes inclusives d’activité, les sujets ne manquent pas pourvu que l’on donne aux terrains, aux contextes dans lesquels émergent de nouvelles pratiques socio-économiques, un statut déterminant. Les sciences de gestion sont invitées notamment à redonner à la géographie économique et humaine la place que justifient par exemple l’importance de ces nouvelles routes de l’échange transnational (Chopli, Pliey, 2018 ; Lussault, 2017) et plus encore le fait que 2,6 milliards d’individus, très diversement situés sur le globe, constituent la base de la pyramide des revenus mondiaux.

Encore convient-il d’effectuer et d’assumer les passages épistémologiques, conceptuels et méthodologiques qui s’imposent alors : du macro au micro/meso, de la seule dimension économique à la pluri-dimensionnalité institutionnelle, organisationnelle et managériale, de l’obsession d’expliquer le monde par quelques lois simples et universelles à l’élaboration de formes, configurations, taxonomies, heuristiques…à même de rendre compte de la complexité et de la diversité des contextes et situations, tout en proposant des leviers d’action suffisamment génériques pour les faire évoluer.

II. Recherche en sciences de gestion et épistémologie pragmatiste

II.1. L’incongruité du positivisme

La genèse des sciences de gestion au cours du 20e siècle, révèle une tension permanente et toujours déséquilibrée entre recherche d’efficacité et découverte de vérités, visée pratique, technique, instrumentale d’un côté, théorique, explicative et se voulant scientifique de l’autre. Le domaine de la stratégie l’illustre parfaitement et d’autant mieux que sa raison d’être aurait dû l’immuniser contre les dérives académiques. A ses débuts, l’enseignement de Business Policy à Harvard en 1908 repose entièrement sur des études de cas n’appelant qu’une discussion et une résolution pratiques. Les travaux fondateurs des années 60, surtout ceux d’Ansoff, lui donnent une visée clairement praxéologique et heuristique. Le programme de recherche tracé au Colloque de Pittsburgh en 1978 affiche délibérément la volonté de la majorité des professeurs présents de conquérir une légitimité académique en promouvant, sans grande discussion épistémologique, une conception simpliste et datée de ce qu’ils considéraient faire science ; dégager sur des échantillons dits représentatifs des régularités statistiques, expliquer les performances des firmes par des relations causales simples : « Si A alors B ». Le remarquable travail de Porter révèle le nœud gordien et dégage deux voies possibles : poursuivre la découverte de telles lois dans l’optique de l’économie industrielle et de son paradigme « structures - conduites - performances » permettant d’expliquer les différences de profit intra et intersectorielles. Ou mobiliser les concepts de ce corpus pour élaborer un framework, une démarche de repérage et d’analyse des forces concurrentielles à l’œuvre dans une industrie à l’intention du dirigeant soucieux de comprendre pour mieux diagnostiquer sa position concurrentielle. Bien que lui assurant, à titre personnel, une notoriété mondiale pendant les années 80/90, cette seconde voie sera délaissée par les adeptes du programme de Pittsburgh, qui avec la création de Strategic Management Journal et Strategic Management Society et sous la houlette de Schendel, Rumelt…favoriseront délibérément le volet explicatif ou nomothétique au détriment de l’intention praxéologique accusée de n’être pas scientifique et de relever – horesco referens ou suprême injure – de l’activité de conseil.

II.2. La promotion d’un management « hors-sol »

En s’en remettant ainsi à une épistémologie positiviste héritée de la mécanique rationnelle du 19e siècle mais incongrue avec la diversité, le caractère évolutif, l’artificialité et l’historicité des objets de gestion et surtout avec la raison d’être des sciences de gestion : expliquer certes mais pour mieux agir, comprendre ce qui est mais pour concevoir ce que l’on souhaite faire advenir – et qui n’est jamais réductible à ce qui a marché par le passé – la recherche en stratégie – mais cela vaut aussi pour une part du marketing, de la GRH – va certes se tailler une (toute petite) place dans le (petit) monde académique des sciences de gestion, mais va finalement, à l’encontre de sa revendication affichée de neutralité et d’objectivité, se faire vecteur idéologique et géopolitique et allié objectif en érigeant en lois universelles du management les « bonnes pratiques », qui ne sont en toute probabilité que celles des firmes ou des organisations dominantes. L’exemple de la gouvernance est à cet égard patent et à méditer. La gouvernance actionnariale et son sous-jacent, la théorie de l’agence, activement promues par le lobbying anglo-américain, les fonds de pension, les banques d’affaires et les organismes de normalisation/certification, se sont imposées en deux décennies à la plupart des grandes entreprise occidentales, avec le soutien plus ou moins conscient des chercheurs de toute nationalité, désireux de publier dans les revues anglo-saxonnes et dès lors réticents à raisonner en termes de contingences, de diversité, de configurations complexes aptes à rendre compte des différences et de la variété des performances selon les contextes historiques, institutionnels, culturels, politiques…Pourtant les chercheurs allemands notamment auraient pu montrer que la gouvernance partenariale, fruit d’une longue pratique de co-détermination, restait consonante avec un contexte marqué par une tradition de recherche de compromis entre les partenaires sociaux et un droit romain germanique conduisant à faire de l’intérêt social de l’entreprise une finalité supérieure à la maximisation de la valeur actionnariale chère aux pratiques et à la common law américaines largement façonnées par la logique contractuelle. L’hybridation que l’on constate aujourd’hui dans les pratiques confirme que l’on aurait pu éviter les conséquences fâcheuses du diktat à prétention universelle.

Réduite à la volonté de ne réputer valides et scientifiques que des relations de causalité généralisées, l’épistémologie positiviste adoptée par le courant dominant en gestion, pousse ainsi à chasser la contingence, à dégager les relations de leur contexte empirique et à les considérer comme hors du temps et de l’espace. Bien incongru pour des objets artificiels soumis à l’historicité sinon à la fluidité (Martinet, 2014a).

Point de surprise donc à ce que ce courant dominant de la recherche et par voie de conséquence de l’enseignement, se fassent le promoteur zélé d’un « management hors-sol » dit à vocation universelle alors qu’il est, d’évidence, profondément structuré et déterminé par l’aire économiquement et culturellement dominante en la matière, les États-Unis. Et qu’il convient bien davantage aux mœurs, coutumes, valeurs, histoire de ce vaste et remarquable pays qu’à la non moins remarquable diversité des quelques 210 autres ou, à tout le moins, des dizaines d’aires culturelles transnationales nettement contrastées que la géographie, les langues et l’histoire des hommes ont dessinées. Tout chercheur en sciences de gestion, au moins en stratégie, devrait s’intéresser de près à l’anthropologie culturelle, aux apports très actuels de ses auteurs les plus originaux (Appadurai, 2001 ; 2013 ; Von Barloewen, 2003) et se soucier des approches multi-culturelles du management et leurs implications méthodologiques (Chanlat, Pierre, 2018).

L’évolution récente du système de recherche-publications incite constamment les chercheurs à se détourner des problèmes spécifiques que rencontrent les entreprises et les organisations de leurs aires géographiques ou culturelles, régionales ou nationales, pour rejoindre les seules questions de recherche que leur suggèrent les revues académiques dites « internationales » – pour l’essentiel américaines comme chacun le sait – et, dans l’espoir d’être publiés, à se conformer strictement à l’épistémologie, à la méthode et au type d’écriture qu’elles tiennent pour garants de la scientificité. A cet égard, le recueil et le traitement de données locales constituent bien souvent la seule spécificité des recherches. Pour modératrice qu’elle puisse être dans ce puissant système poussant inexorablement vers la généralisation et l’universalisme d’un management hors-sol, elle ne suffit pas, tant sont essentiels les choix d’objets et de questions de recherche, leurs sources d’inspiration, le projet de connaissance et ses implications épistémologiques et le système de valeurs du chercheur. Se veut-il exclusivement ce chercheur prétendument objectif et neutre, soignant son employabilité dans les tours d’ivoire académiques de par le monde ? Ou plutôt ce professeur vocationnel, mû par un esprit scientifique mais aussi par le souci d’aider à traiter les problèmes lancinants que rencontrent son espace national ou régional et celui de ses étudiants ; « parce que des hommes ont faim » comme répondait François Perroux, lorsqu’on lui demandait pourquoi il était devenu économiste, alors même qu’il critiquait sans relâche les conceptualisations implicitement normatives, et au premier chef la théorie néo-classique prompte à gommer les rapports de pouvoir entre les agents, les asymétries, les dotations initiales…en formalisant au contraire une économie susceptible d’assurer le plein développement de la ressource humaine, de tout l’homme et de tous les hommes.

II.3. L’épistémologie pragmatiste : une adéquation à la recherche en management en contexte africain

Courant sans doute le plus ancien de la pensée sur la connaissance – Héraclite, Sun Tsu…- l’épistémologie pragmatiste a été profondément structurée par le trio américain Peirce, James, Dewey à l’articulation des 19e et 20e siècles. C’est en particulier Dewey, pour sa défense d’une connaissance active et transformatrice, son réalisme critique, sa conception rigoureuse de l’enquête scientifique et son obsession démocratique, que nous retenons ici comme ancrage épistémologique parfaitement congruent avec ce qu’exige aujourd’hui le renouvellement de la recherche en gestion (Martinet, 2014b).

Une connaissance active et transformatrice plutôt que contemplative et représentationnelle, faite de compréhension critique et de propositions heuristiques plutôt que d’explications neutres mais peu prédictives, obligatoirement orientée par des valeurs claires et explicites, pluraliste mais pas relativiste (Wicks, Freeman, 1998) : s’il est possible de dresser plusieurs cartes d’un territoire, toutes ne se valent pas selon le contexte d’usage et les buts poursuivis.

Pour l’essentiel, il s’agit bien de produire, dans un esprit scientifique constamment tendu par les deux préoccupations de pertinence et de rigueur, une connaissance instrumentale qui n’a pas la prétention de livrer la vérité mais seulement des analyses-diagnostics de situations, de pratiques et de phénomènes managériaux faisant problèmes, d’en mettre au jour de façon critique les implications et de proposer des concepts, voies, moyens, agencements, dispositifs pour les faire évoluer ou les abandonner. Ce faisant, l’épistémologie pragmatiste récuse les distinctions tranchées théorie/pratique, recherche fondamentale/recherche appliquée, faits/valeurs… Nous avons ainsi à plusieurs reprises pu tester la portée opératoire de la fameuse grammaire comportementale d’Hirschman « exit, voice, loyalty » ou des configurations structurelles de Mintzberg que certains prétendent très abstraites. Conceptuelles certes, mais induites de situations empiriques analysées et stylisées et guides heuristiques robustes pour traiter certains problèmes organisationnels.

II.4. Une conception forte du contexte, clé de voûte de l’épistémologie pragmatiste

Alors que l’étymologie – contexere – signifie clairement le « tissé avec », le texte ne prenant tout son sens qu’avec le contexte, le phénomène ayant peu d’intelligibilité sans les conditions dans lesquelles il se manifeste, la notion de contexte a pris progressivement en Occident un statut subalterne, périphérique. Pire encore, la philosophie et surtout le positivisme ont fait du contexte une toile de fond, un arrière-plan inessentiel, dont il faudrait se dégager pour découvrir des vérités stables et universelles. Cette vision, issue d’une lecture parcellaire de Platon et consacrée par les dichotomies posées par Descartes, retient une ontologie propre ou intrinsèque à l’objet étudié comme si le contexte n’était qu’accessoire, marginal, et avait vocation à s’effacer. C’est d’ailleurs bien la démarche que le positivisme impose à un énoncé qui prétend à la scientificité : être généralisable/généralisé, valable quel que soit le contexte, extrait ou abstrait du contexte empirique de l’observation ou de l’expérience dont la reproduction ou l’inférence statistique permettent de conquérir ce statut.

Ne nous prononçons pas sur les sciences de la nature – même si la physique quantique a abandonné cette épistémologie depuis 1930 - mais observons que les sciences sociales sont traversées dès leur naissance par cette question : les actions, comportements des hommes peuvent-ils être saisis, expliqués, compris hors contexte, donner lieu à une mise en lois générales ? Ou bien ne sont-ils pas largement produits par le contexte, dans leur inéluctable et irréversible historicité ?

D’autres philosophies et épistémologies, comme les pragmatismes et certaines pensées orientales ou africaines, posent justement que l’humain est produit par son contexte, n’est pas posé devant ou au centre, mais tissé avec comme l’indique l’étymologie. Il n’en est pas pour autant prisonnier et peut au contraire le réfléchir, y réfléchir, l’analyser de façon critique et sur cette base, imaginer, concevoir et projeter des situations différentes. En ce sens, l’homme est littéralement et inexorablement « en contexte » (Hunyadi, 2012 ; 2015).

Selon le philosophe de Louvain d’origine hongroise, tout individu est en contact avec un contexte immédiat ou primaire où il fait l’expérience constamment des réalités qu’il rencontre et avec lesquelles il instaure un rapport de confiance plus ou moins fort et plus ou moins conscient selon le degré de connaissance qu’il s’en est forgé. Ainsi, en traversant au feu vert, on postule sans réfléchir que celui qui est au rouge s’arrêtera. Mais le passant sent aussi, à tort ou à raison, que sa traversée dans un passage réservé aux piétons sera sans doute plus risquée, voire imprudente, dans certains pays que dans d’autres. Le contexte primaire est ainsi truffé de conventions dont nous n’avons même plus conscience…sauf lorsqu’elles ne sont pas respectées par les autres.

Au-delà de ce contexte immédiat, présent, circonscrit à une action, se tient un contexte plus large, non présent mais tout aussi objectif, que l’acteur n’éprouve pas le besoin de décrire a priori et de façon exhaustive, ce qui serait d’ailleurs impossible et inutile : celui par exemple d’un professeur des universités en sciences de gestion, en poste à Lyon, façonné par la langue française, ses réseaux et ses aires préférées, sa palette d’activités… qui encadrent, contraignent mais aussi habilitent ses possibles/impossibles/compossibles (Solé, 2000). Il en va de même pour le stratège qui cherche à comprendre l’environnement de son entreprise. Le contexte déterminant l’activité opérationnelle – réglementation, situation géographique des usines, moyens de transport…–, n’épuise pas l’environnement de l’entreprise que l’on ne s’attachera à comprendre de façon parcellaire, intermittente et orientée qu’en fonction de la question stratégique que l’on ou qui se pose.

L’acteur qui adhère au monde, l’habite et agit sur lui, est réciproquement influencé, façonné ou agi par ce monde. Découverte du monde et découverte de soi sont indissociables comme nous le révèle toute expérience vitale forte. Ainsi ce contexte large détermine les conditions d’existence de l’individu ou de l’acteur mais non son vécu singulier. Il influence les capacités – ou les capabilities au sens de Sen (2003 ; 2009) et Nussbaum (2008) – mais l’acteur reste libre de les activer plus ou moins selon ses visées et son énergie du moment et les significations qu’il prête aux éléments objectifs du contexte. Il en va de même pour le dirigeant qui interprète une partie de l’environnement de l’entreprise, décèle des virtualités, des possibilités, des opportunités dit-on dans le jargon managérial, et choisit de les mettre en scène et en acte – enactment, sensemaking – de les concrétiser ou non.

Ainsi, et c’est essentiel au plan épistémologique, le factuel de ce qui est donné et perçu, porte et indique implicitement le factuel virtuel, ce qui n’est pas encore là mais peut advenir. Quand l’acteur réfléchit, ce contexte lui apparaît aussi comme un ensemble de ressources lui permettant d’ouvrir le champ des possibles et infléchir son devenir au-delà de ce qui est actuel, ici et maintenant. Mais à cet actuel – au demeurant souvent saisi sur des données du passé, fût-il récent – où le positivisme s’arrête et qu’il répute seul, objectif, – découvrir et expliquer ce qui est là, le (f) actuel – l’épistémologie pragmatiste poursuit en ouvrant et développant conceptuellement le champ des possibles pour désigner des cours d’action non encore là mais que l’on peut concevoir à partir de là. « Des possibilités qui ne sont pas des nécessités » comme aimait à le dire Hirschman (Martinet, 2012). Là est le principe même de la prospective et de la stratégie.

Ainsi, épistémologiquement, le contexte ne se réduit pas à « ce qu’est le cas » – l’actuel – mais enveloppe « ce qui n’est pas (encore) le cas » – le virtuel – que le chercheur peut logiquement déployer en s’appuyant sur l’analyse critique de l’actuel, mais aussi ce que lui inspirent d’autres cas de sa main ou de seconde main, ou encore les ressources conceptuelles qu’il puise dans les corpus théoriques qui lui paraissent appropriés pour amplifier ses raisonnements. C’est cet ensemble de propositions génériques que le chercheur est invité à élaborer logiquement et qui peuvent déboucher sur un framework tel que défendu par Porter (1991). Ces propositions sont qualifiées de génériques et non générales car elles ne relèvent pas de la loi universelle du positivisme – « Si A alors B » – mais offrent à l’acteur dans une situation semblable ou proche un appui cognitif, une heuristique qui lui permet d’engendrer, d’élaborer son analyse et de concevoir ses voies et moyens d’action singuliers.

Situation semblable ou proche ? Tel est le problème puisqu’il s’agit de produire une connaissance qui soit valide au-delà du seul contexte empirique étudié sans prétendre l’être en tout temps et en tout lieu. Il y a donc un moyen terme à trouver comme le faisait Max Weber avec ses ideal-types et plus généralement ses tableaux de pensée. D’où l’intérêt d’élaborer, sur la base de cas contrastés, des grammaires – exit, voice, loyalty d’Hirschman – des frameworks (Porter), des formes (Martinet), configurations (Danny Miller, Mintzberg), typologies, taxonomies (Martinet, Payaud) … qui ne se veulent pas, contrairement au positivisme, une image fidèle de « la réalité », mais permettent de positionner approximativement une situation particulière dans le tableau de pensée ainsi offert regroupant des formes stylisées, par exemple les fameuses configurations structurelles de Mintzberg (1976) ou celles de Miller (1996 ; 2010). Puis de guider le cheminement de l’acteur, qu’il souhaite rendre plus cohérente son organisation actuelle ou la faire évoluer vers un autre type tel que construit par le chercheur.

Ainsi tout acteur est toujours « en contexte », jamais « hors sol », – sauf cas pathologique – mais pas totalement déterminé par ce contexte actuel qui recèle toujours des virtualités qu’il lui appartient de faire éclore et de développer selon ses aspirations.

Le positivisme part d’une hypothèse théorique, souvent dérivée de la littérature académique, cherche à la valider, le plus souvent statistiquement, sur des données marquées par le contexte empirique d’où elles sont extraites, mais contexte qu’il s’agit d’éliminer pour parvenir à un énoncé général, valable partout et tout le temps, pour ensuite reverser cette hypothèse (provisoirement) validée dans la littérature. L’épistémologie pragmatiste part de situations empiriques posant problèmes, qu’elles soient de première main ou déjà présentes, mais insuffisamment documentées, dans la littérature, procède à une « enquête scientifique » (Dewey) à la fois empirique et conceptuelle, débouchant sur une structuration, une intelligence de la situation offrant compréhension de ce qui est, de préférence sous la forme de typologies, taxonomies, configurations, heuristiques pour conserver une complexité et une contingence suffisantes, et formule des propositions génériques permettant à l’acteur focal, s’il s’agit d’une recherche-intervention, ou à des acteurs qui s’estimeraient dans une situation proche, d’élaborer à leur tour leur propre diagnostic et leurs voies et moyens d’évolution.

Bien évidemment, le contexte n’est pas donné, attendant là d’être « cueilli » par le chercheur, qu’il souhaite s’en extraire (positivisme) ou au contraire en faire un objet et un vecteur de connaissance et d’action (pragmatisme). Cette construction sera inexorablement partielle, parcellaire et orientée par le projet de connaissance, le point de vue et l’axiologie du chercheur. L’incomplétude, l’autoréférence et l’indétermination (ou incertitude) doivent être considérés comme des invariants inséparables (Gigand, Bréchet, 2015), propres à toute quête de connaissance scientifique comme l’ont établi la philosophie (Pascal, Kant, Husserl, Bachelard, Merleau-Ponty…) et les acquis épistémologiques formalisés notamment par des mathématiciens, physiciens quantiques et logiciens (Gödel, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Tarsky, Prigogine, et plus récemment Mugur-Schächter (2006) pour qui « les représentations scientifiques […] sont toujours des constructions fondées sur des interactions entre, d’une part, les perceptions et les modes de penser des opérateurs-concepteurs, et, d’autre part, une réalité physique dont la manière d’être ‘en soi’ est foncièrement et définitivement hors du connaissable » (cité par Gigand, Bréchet, 2015, 18). Morin a proposé le concept d’auto-éco-ré-organisation pour déployer celui d’organisation en lui conservant sa complexité et Le Moigne appelle à voir et tenir ensemble ce qu’est l’objet (ontologie), ce qu’il fait dans son environnement (fonctionnalités) et ce qu’il devient (généalogie).

Rien de surprenant donc à ce que le contexte puisse donner lieu à divers points de vue, découpes, intentions, reconstructions, selon la question de recherche, la méthodologie envisagée, le processus même de recherche.

III. Faire de la recherche en gestion en contexte africain

III.1. Le contexte africain appelle particulièrement le recours à une épistémologie pragmatiste

Pratiquement tout le continent africain relève de la catégorie dite des pays émergents avec un écart gigantesque de PIB/tête (de 30000 à 700 dollars) entre ceux qui bénéficient d’une rente pétrolière, minière ou touristique (Gabon, Algérie, Seychelles…) et les moins bien dotés (RDC, Burundi, Centrafrique…). Si dans la plupart, opèrent des FMN avec leurs pratiques de management standardisées, plus ou moins adaptées selon les fonctions et les contextes – objet de recherche désormais classique du management international – , il apparaît impensable socialement que les chercheurs en gestion de ce continent se désintéressent de la part considérable de l’activité – y compris informelle – effectuée par les individus, les micro-entreprises, TPE, PME, voire grandes entreprises autochtones, mais aussi associations, groupements, réseaux… dont les pratiques, souvent spécifiques, originales et parfois inventives, sont d’une grande diversité et rencontrent des problèmes particuliers. Position qu’adopte aussi l’économiste sénégalais Felwine Sarr : « On ne peut continuer à ignorer, d’un point de vue théorique, l’essentiel des pratiques économiques qui permettent aux Africains d’assurer leur subsistance, au seul motif qu’elles ressortiraient d’une économie qualifiée d’informelle, alors que cette dernière émane d’un rapport à l’économique charpenté par la culture de ces derniers » (Sarr, 2016, 65). Ce qui repose bien sûr la question de la contextualité de la valeur (Bassong, 2013) et de la rationalité limitée mais aussi située.

Quiconque connaît un peu l’Afrique sait combien ces activités sont marquées par les contextes : géographie, démographie, infrastructures, régime politique, institutions, langues, cultures, ethnies, clans, structures familiales… diffèrent considérablement mais présentent aussi des traits communs sinon des invariants. Ces caractères peuvent être ignorés, combattus ou bien servir d’appuis pour le management en Afrique. Les deux premières attitudes sont la conséquence implicite du management universel favorisé par le positivisme. La troisième est compatible avec l’épistémologie pragmatiste défendue ici puisqu’il ne s’agit pas de sacraliser la tradition ou les pratiques spontanées mais de les mettre en tension créatrice avec les outils et dispositifs de gestion disponibles ou en gestation.

Le travail d’Ahmed Silem dans le présent ouvrage montre que sur les 571 000 documents recensés en économie dans 208 pays sur la période 1996-2016, seulement 1,80% émanent d’Afrique dont près de 40 % d’Afrique du Sud. Sur les 50 pays producteurs, 24 sont francophones et produisent 20 % des travaux dont 40 % pour la Tunisie, premier publiant en langue française. Le même travail serait à faire pour les sciences de gestion, mais l’on peut poser l’hypothèse que les résultats ne modifieraient pas radicalement ce constat dont le chercheur africain en gestion ne peut éviter de méditer les implications : doit-il se condamner à se couler de façon hyper-marginale, au risque d’être englouti, dans ce flot d’articles en épousant tels quels les questions de recherche et les critères méthodologiques du courant dominant, en effaçant ses spécificités, ses valeurs et ses préférences existentielles ? Doit-il se contenter de valider/infirmer les résultats du corpus dominant sur des données africaines ? Doit-il, au-delà, les interroger, les critiquer et les reformuler dans une perspective africaine ? Doit-il, plus radicalement, partir des réalités africaines pour construire des problématiques, conceptualisations, propositions propres avec l’appui des concepts et résultats du corpus dominant ? Si, avec les pragmatistes et les constructivistes, on pose que les sciences de gestion sont morales et politiques (Martinet, 2009) et que la position épistémologique adoptée est aussi un contrat social – le professeur d’une université publique est rémunéré par le contribuable, pour penser, chercher, enseigner, servir la société, ne l’oublions pas – il ressort que l’épistémologie pragmatiste, préoccupée de faire en sorte que les hommes vivent un peu mieux grâce à un effort d’intention scientifique, permet de renvoyer dos à dos l’universalisme « hors sol » qui perpétue et accentue l’hégémonie du champ dominant, comme le relativisme culturel qui survalorise le local et l’immobilisme dans la tradition.

Il s’agit d’inscrire la contribution de la recherche en gestion africaine dans la perspective pluridisciplinaire ouverte par les Césaire, Senghor ou Cheikh Anta Diop – et relayée aujourd’hui par exemple par « Les Ateliers de la pensée de Dakar et Saint-Louis » (Mmembe, Sarr, 2017) – pour permettre au chercheur africain de « retrouver la continuité de son histoire (depuis l’Egypte nègre) et la consistance de sa culture, en même temps que les moyens d’adapter celle-ci aux exigences modernes » (cité par Soudieck Dione, 2017). En mettant de façon lucide, réaliste et exigeante en tension créatrice, lutte-coopération, en ago-antagonisme, les problèmes et les pratiques des activités africaines, les acquis des outils modernes de gestion et leur transformation éventuelle.

III.2. Le contexte africain : un objet-enveloppe à (dé)construire pour chaque recherche.

Evidemment la notion de contexte africain est très/trop globale et ne constitue qu’un point de départ du processus de construction que le chercheur doit accomplir selon son projet de recherche spécifique. Il y a là un problème d’échelle mais aussi d’approche que rencontre toujours l’anthropologue mais qui se pose aussi au chercheur en gestion faisant le choix de l’épistémologie proposée.

On peut privilégier une approche statistique avec une découpe nationale comme l’a fait Hofstede au sein des filiales nationales d’IBM, qui aboutissait à quatre dimensions bien connues : degré d’aversion à l’incertitude, perception de distance hiérarchique, masculinité ou féminité, niveau d’individualisme. Toujours au plan national, la démarche qualitative de d’Iribarne débouchait sur trois logiques qui marqueraient la France, les États-Unis et les Pays-Bas : respectivement logique de l’honneur, échange contractuel, consensus. Ce type de travaux tend à produire des stéréotypes globaux jugés très insuffisants par les tenants d’approches ethnographiques et situées via des observations participantes qui cherchent à mettre en évidence les références plurielles portées par les stratégies d’acteurs (Pesqueux, 2004 ; Chanlat, Pierre, 2018).

Au plan continental à l’opposé – Cheick Anta Dop avait légitimé dans les années 50 une certaine unité culturelle de l’Afrique noire – un travail récent sur la culture stratégique africaine (Ouedraogo, Atanga-Abé, 2014) retient six logiques considérées peu ou prou à l’œuvre partout sur le continent : la désacralisation post-coloniale du pouvoir, la solidarité, la parenté symbolique, l’arbre à palabres, la polychronie, le fatalisme. S’en suit une réflexion sur la façon de développer un modèle stratégique spécifique à l’entreprise africaine au regard des logiques retenues. Relations de confiance à établir entre l’État, les communautés et l’entreprise appuyées sur les logiques de solidarité et de parenté symbolique, refonte des processus de communication en se fondant davantage sur l’oralité et l’arbre à palabres, mobilisation de l’autorité des chefs coutumiers et religieux dans la résolution des conflits sociaux, influence de ces logiques sur le recrutement, les politiques de rémunération, la motivation des employés… Homo africanus n’est pas strictement homo oeconomicus et le développement endogène est en partie conditionné par une suffisante consonance entre culture et économie (Sarr, 2017).

Mais le contexte africain peut aussi être arabo-musulman et affecter alors considérablement les entreprises de par l’omniprésence de la religion. C’est patent dans le système bancaire islamique où la prohibition de l’intérêt et de la spéculation, l’impôt religieux…ont stimulé l’offre de nouveaux produits comme l’apparition de nouvelles formes d’organisation. Le financier Siagh (2014), muni d’expériences nombreuses et de haut niveau dans les systèmes bancaires occidental et arabe a proposé deux concepts pour qualifier le contexte arabo-musulman : une « culture intense » où une dimension, en l’espèce religieuse, conditionne l’ensemble de l’activité humaine et un « environnement intangible » où certains aspects de la culture constituent des contraintes multiples, peu structurées et invisibles, mais fortes. Ces deux concepts sont à l’œuvre dans la mise en place d’un système de double gouvernance dans les banques et compagnies d’assurances opérant en contexte islamique : un conseil d’administration et un conseil de la Chari’a que le dirigeant s’efforce de concilier vu les effets souvent contradictoires que ces deux organes produisent.

La seule évocation de ces deux études montre ainsi qu’une recherche doit fréquemment croiser plusieurs dimensions du contexte pour spécifier convenablement celui ou ceux qui concernent les cas interrogés comme pour styliser les catégories de contextes où les propositions génériques seront réputées pertinentes. D’évidence, ces dimensions culturelles et religieuses marqueront fortement, sinon exclusivement, le contexte s’il s’agit d’une recherche sur les banques islamiques. De façon non moins triviale, une recherche sur les entreprises de transport-logistique en Afrique sub-saharienne devra donner à la géographie et aux infrastructures matérielles un poids très important.

III.3. L’entrepreneuriat et le management stratégiques comme champ de recherche dédié au développement endogène

La recherche en gestion est particulièrement pertinente s’agissant du développement endogène porté par les multiples formes d’entrepreneuriat qui émergent un peu partout dans le monde et particulièrement en Afrique. Cette entrée dans la recherche par le terrain permet également de modérer l’attracteur de la littérature fonctionnelle (marketing, GRH…) et de la seule démarche hypothético-déductive pour privilégier le contexte d’étude et des approches abductives.

Après le management stratégique, l’entrepreneuriat s’est aussi constitué en champ académique autonome ces deux dernières décennies et a développé ses propres revues. Cette prise d’autonomie n’était pas nécessaire épistémologiquement et serait dommageable si les deux champs devaient s’ignorer alors qu’ils relèvent fondamentalement des mêmes préoccupations. Malgré les dérives, ils restent plus ouverts, plus transversaux et qualitatifs que les champs fonctionnels historiques et l’acception que nous retenons ici concerne davantage les situations entrepreneuriales que l’entrepreneur, les situations stratégiques que le stratège.

Plutôt que l’entrepreneur, préférons retenir comme objet général « la situation entrepreneuriale » entendue avec Schmitt et alii (2012) comme « l’élaboration située, finalisante et finalisée, façonnée par l’entrepreneur à travers ses relations aux autres et ses relations au monde, débouchant sur des artefacts, des activités par lesquels le sujet se construit lui-même ». Plutôt qu’au caractère de l’entrepreneur, il s’agit de s’intéresser aux processus entrepreneuriaux par lesquels des individus, déjà insérés dans des organisations ou non, s’engagent, investissent, enrôlent d’autres individus pour concevoir, finaliser, organiser des activités nouvelles débouchant sur des produits, des revenus, des emplois éventuels… Situations entrepreneuriales qui englobent l’entrepreneuriat, y compris social, l’intrapreneuriat, les stratégies des micro-entreprises, TPE, PME…pour reprendre le vocabulaire usuel, même si les formes empiriques en contexte africain peuvent s’avérer différentes et originales.

Ce sont bien les stratégies entrepreneuriales adaptées aux contextes qui constituent le programme de recherche le mieux à même de répondre au désir légitime du chercheur de produire de la connaissance, mais une connaissance porteuse de prescriptions, susceptibles de guider une large palette d’acteurs voulant entreprendre en Afrique. Nos propres recherches en stratégie convergent avec la synthèse donnée par Nonaka et Zhu (2012) pour privilégier un modèle générique de la stratégie comme évolution guidée : la stratégie prend tout son sens quand elle est contingente, continue, cheminante, collective, co-créative et courageuse. Certains chercheurs en entrepreneuriat (Sarasvathy 2009 ; Silberzahn, 2014) qui mettent l’accent sur l’effectuation et prennent de la distance avec l’approche rationnelle et téléologique (fins-moyens, business plan) partagent ces caractéristiques. En conseillant à l’entrepreneur de se fonder sur ses capacités, ses connaissances, les ressources disponibles et ses amis pour les enrôler, de forger sa vision et sa stratégie chemin faisant, d’être lucide et ferme sur la perte acceptable, de sentir où s’arrêter, d’apprendre en faisant… ces chercheurs semblent également proches de certains philosophes comme le Camerounais Bidima (1993) qui privilégie dans la pensée africaine l’attitude transversale et nomade (traversière), la discussion pour faire advenir le projet, la construction de l’identité du sujet à travers l’action pas à pas…Pensée qui, en refusant de s’enfermer dans une universalité englobante comme dans un particularisme exclusif, et en voulant échapper aux dualismes simplistes (vérité/erreur, objectif/subjectif, théorie/pratique…) (Kodjo-Grandvaux, 2013), retrouve la philosophie, l’épistémologie et la stratégie pragmatistes. À suivre Cheikh Anta Diop et sa monumentale généalogie (1979, 1981), c’est dans la vallée du Nil que sont nées la géométrie, l’astronomie, la médecine, la théologie et la philosophie avant de gagner l’Asie Mineure. Qui plus est, la science égyptienne est un pragmatisme – dès lors le premier – attentif à la résolution pratique des problèmes de la Cité et du vivre ensemble. Connaissance, justice, partage des biens sont liés tout comme, au niveau le plus élevé, la conciliation du désordre (isefet) et de l’ordre (maât) qui gouvernent l’univers (Biyogo, 2006).

Tous ces travaux retiennent à des degrés divers la dialogique comme forme générique de la pensée complexe nécessaire dans de telles situations. Cette dialogique n’enferme pas le chercheur dans le seul « réel » sous prétexte d’objectivité et de factualité ; ni même dans le « potentiel », entendu comme prolongement du réel mais tente de faire fonctionner un moteur de raisonnement à quatre temps : réel-potentiel certes, mais au-delà actuel-virtuel. Schématiquement, disons que le réel est ce qui sub-siste ou ré-siste, le potentiel est ce qui in-siste, la capacité maximale théorique à règles du jeu inchangées. L’actuel est ce qui arrive, advient mais ne peut être énoncé qu’au terme d’un travail de discernement, c'est-à-dire de diagnostic stratégique. Le virtuel est ce que l’esprit est capable de concevoir, d’imaginer, pour sortir de l’actuel et a fortiori du réel pour façonner les règles du jeu à l’avantage de l’acteur stratégique, pour faire monter ou développer l’entité dont il a la charge. En ce sens le virtuel ex-(s)iste.

Ce moteur à quatre temps se concrétise par une palette de dialogiques bien connues des meilleurs spécialistes de stratégie : délibéré/émergent, plan/apprentissage, fins/moyens, individuel/collectif, autonomie/hétéronomie, passion/raison…L’erreur fondamentale commise par le courant dominant de recherche est de ne pas les traiter comme des dialogiques qu’il convient de maintenir en tension dynamique mais comme des dilemmes qu’il faut trancher dans une logique binaire ou booléenne : le plan ou l’apprentissage, la raison plutôt que la passion, le collectif plutôt que l’individu (ou l’inverse), la centralisation plutôt que la décentralisation… Les modélisations dialogiques ou ago-antagonistes que nous avons forgées et mises à l’épreuve sur plusieurs décennies (Denis et alii, 2011) retiennent et maintiennent au contraire la tension, la lutte-coopération entre les pôles mis en regard, qui seules permettent la dynamique, le mouvement, à charge pour l’acteur de gérer les déséquilibres dynamiques dans une plage suffisamment large pour s’adapter aux conditions changeantes, mais en veillant à éviter des seuils de rupture pathologiques : « trop » de plan, de centralisation, de raison…, « pas assez » d’apprentissage, de décentralisation, de passion…

III.4. Renouveler les objets et les projets de recherche en renouant épistémique, pragmatique et éthique.

Développement durable, entreprises sociales et solidaires, stratégies de lutte conte l’extrême pauvreté, financement, accompagnement et rôle des femmes dans l’entrepreneuriat, gestion des déchets et écosystèmes d’activités, rôles des clans et diasporas, partenariats public-privé, coopérations entreprises-ONG-associations-universités, multiplication des usages du numérique et intelligence artificielle, etc. Les thèmes, problèmes, mais aussi innovations émergentes ne manquent pas qui présentent tous une urgence existentielle ou des solutions inédites pour les économies et sociétés africaines, des terrains d’investigation à portée de main, des traitements, solutions à concevoir, sans être totalement disjoints des champs scientifiques et des littératures académiques, lesquels offrent des champs de publication mais d’abord des ressources conceptuelles mobilisables, surtout si les chercheurs en gestion ne se laissent pas enfermer dans celles de leur sous-discipline, mais s’ouvrent aux sciences sociales et à la philosophie économique et politique.

Sur tous ces thèmes, il est effet possible de produire scientifiquement des savoirs d’action –épistémique et pragmatique – qui proposent des voies et moyens d’amélioration et de transformation, clairement orientés par des valeurs explicites – éthique. Le chercheur impliqué dans une telle épistémologie ne peut en effet se dispenser de dire quel modèle de l’homme il retient – homo oeconomicus ou homme pluriel ? – quel type d’organisation – groupement solidaire ou marché interne d’individus liés par le seul contrat ? – quelle vision de l’environnement de l’entreprise – ensemble de ressources à exploiter ou espace à aménager ?- Quelle conception des communautés locales – populations sises sur un territoire ou communautés organiques ? –, etc.

A cet égard, l’anthropologie et la philosophie fournissent des savoirs que l’épistémologie pragmatiste peut intégrer dans chacun des trois pôles : ainsi Rahnema et Robert (2008) ont révélé « l’épistémé des pauvres », ces ensembles de savoirs et de savoir-faire multiples, insérés dans des tissus de réciprocité, de perceptions et de modes de subsister, un sens commun de ce qui convient à des gens qui habitent un village, une vallée…que le management peut décider de détruire, d’ignorer ou de considérer comme capacités individuelles mais aussi collectives. Respecter les communautés locales, s’appuyer sur leurs savoirs pour en tirer une connaissance mobilisable dans la co-construction d’activités nouvelles de production, distribution, consommation, recyclage de biens et services créant de la valeur sur la durée constitue aussi un principe éthique et pragmatique rendant le management plus responsable et plus efficient, par exemple dans les stratégies de lutte contre l’extrême pauvreté que certaines entreprises capitalistes ont développées en coopération avec certaines communautés (Payaud, 2014).

Respecter les communautés sans les sanctuariser dans une tradition figée tout en permettant à leurs membres de développer leurs capacités et leurs possibilités de choix, tel est l’axiologie retenue par exemple dans une conceptualisation sur les stratégies BoP (Martinet, Payaud, 2010a) nourrie par « les coûts de l’homme » de Perroux et les capabilities de Sen et Nussbaum. Perroux définissait les coûts de l’homme comme i) ceux qui empêchent les êtres humains de mourir de façon prématurée (alimentation, logement…) ; ii) ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie physique et mentale minimum (hygiène et soins préventifs et curatifs, secours et assurances sociales) ; (iii) ceux qui permettent une vie spécifiquement humaine (instruction, culture, loisir…) ; authentiquement humaine aurait dit Hannah Arendt. L’organisation économique et sociale, son management, sont ainsi centrés sur la personne – et non un homo oeconomicus- toujours singulière, toujours située, « en contexte » comme nous l’avons développé. Ce modèle est complété par celui de Sen pour qui la pauvreté est une privation des capacités élémentaires, une réduction drastique de l’éventail des possibilités d’être et d’agir, qui bornent les fonctionnements effectifs et potentiels de chacun, ici et maintenant. La prise en compte de cet homo situs justifie le recours à l’anthropologie et à la philosophie au-delà du calcul économique, voire à la place de celui-ci. Spinoza parlait de timesis pour désigner cette capacité d’appréciation sans compter qui selon Lordon (2006) « permet aux agents de se mouvoir dans l’espace de la réciprocité sans la dévoyer immédiatement en économicité » (Lordon, 2006, 167). On sait l’importance de cette réciprocité dans les sociétés marquées par le don et le contre-don et la culture africaine. L’économie généralisée construite par Perroux retenait d’ailleurs le don et la contrainte en plus de l’échange marchand. Cette même préférence pour une évaluation contingente, intelligente, raisonnée et discutée des capacités individuelles et collectives conduit Sen à rejeter une liste a priori de fonctionnements et de pondérations.

Remarquons l’acuité engagée de Perroux : « Le concept de coût de l’homme n’est qu’un outil et nous avons à construire l’outil selon la tâche concrète que nous nous proposons. Celle qui est visée dans cet exposé est l’élimination du scandale de la mort et la lente destruction de millions et de millions d’hommes sur la planète (…). Tant que ce scandale n’est pas abordé de front, la science économique est une misérable recette d’enrichissement de quelques uns » (Perroux, 1964, 344). Mais Perroux avait compris aussi le nécessaire dialogue – actuellement asymétrique - entre les FMN et les PVD : « Le schéma montre comment la firme implantée dans un PVD déstabilise le milieu originaire et l’extravertit ; il suggère aussi, à l’égard de ce milieu, le contenu d’une politique d’intraversion méthodique. Elle consistera à soumettre l’implantation à des conditions telles que la grande firme ait intérêt à orienter quelques unes de ses activités vers l’intérieur, ou à relier par des investissements appropriés les activités locales à la grande firme » (Perroux, 1986, p. 185).

Renouer épistémique, pragmatique et éthique dans le savoir d’action que le chercheur souhaite produire introduit nécessairement la question du temps. Loin de l’axiomatique timeless néo-classique, ou du temps de la mécanique, la stratégie est indissociable des variables de projet et de mémoire. Elle est nécessairement prospective – ce qui ne condamne pas au plan-programme mais est compatible avec l’évolution guidée – mais aussi historique car la dépendance de sentier ne peut être occultée sans dommage. Combien de fusions-acquisitions, de diversifications, d’alliances internationales catastrophiques parce qu’amnésiques quant au cheminement passé des entités rapprochées. Là encore, le management hors sol et sa quintessence financiarisée en sont largement responsables.

Dans les pays francophones, la prospective est indissociable de la figure rayonnante de Gaston Berger qui aura marqué autant par ses innovations institutionnelles – comme la création des instituts d’administration des entreprises en France – que par ses écrits, malheureusement interrompus par une mort accidentelle précoce. Philosophe, entrepreneur et haut-fonctionnaire. La science de « l’homme à venir », « l’anthropologie prospective » qu’il appelle s’éloignent de l’établissement de régularités passées car l’accélération, les interdépendances, la confusion des fins et des moyens…rendent épistémologiquement illégitime l’assimilation des sciences sociales aux sciences de la nature. Il s’agit d’analyser les situations, d’anticiper leurs implications comme les conséquences des actions entreprises, puis d’imaginer les situations à venir. Science de la pratique plutôt que théorie de l’action, elle requiert un esprit scientifique particulier : capacité à considérer l’avenir non comme ce qui vient après, mais comme ce qui procède du présent et des possibilités qu’il offre à l’action. Le calme, l’imagination, l’esprit d’équipe, l’enthousiasme, le courage, le sens de l’humain lui apparaissent des vertus nécessaires pour voir loin, large et analyser en profondeur, combiner rigueur et imagination dans ce qui doit devenir méthode de pensée prospective et stratégique (Berger et alii, 2008).

Il est heureux que ce natif de Saint-Louis-du-Sénégal voie son nom au frontispice d’une université ainsi particulièrement désignée pour faire vivre son héritage. Via notamment un autre de ses brillants natifs en la personne du philosophe Souleymane Bachir Diagne, éduqué à Saint-Louis, formé à Louis-le-Grand, puis à l’ENS Ulm et à la Sorbonne avant d’enseigner aux universités Cheickh Anta Diop, Northwestern et maintenant Columbia. Pour Diagne, l’attitude prospective est ce qui fait partout l’humanité de l’homme. Il est primordial « d’éclairer les ruptures nécessaires pour ouvrir l’avenir et libérer la force mobilisatrice du non encore advenu » (cité par Kodjo-Grandvaux, 2013, 114). Les notions de prospective, d’attitude anticipatrice, de temps du possible, de saisie inventive du temps, de cosmologie de l’émergence, de téléologie sans déterminisme… sont au centre de sa philosophie. La connaissance prospective n’est pas explication du monde mais implication dans le monde, in-discipline intellectuelle qui refuse la soumission et la réaction au profit de la pro-jection. La conscience anticipatrice se nourrit d’images-souhaits pour décoller du réel, appréhender l’horizon utopique du futur et combiner espoir et possible pour le faire advenir. A l’encontre du théologien-philosophe kenyan Mbiti, Diagne conteste que l’on puisse lire dans les langues africaines une partition essentialiste des cultures entre celles où existerait une attitude prospective et celles où ce n’est pas le cas. L’avenir est ce que nous créons, et de conclure, reprenant Berger : il s’agit de passer du voir au faire. « Que nous ayons donc à créer le temps dont nous avons besoin, aucune culture, aucune langue, de l’extérieur, ne l’enseignera » (Diagne, 2013, 66).

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Citer cet article

Référence électronique

Alain Charles Martinet, « Développement endogène, stratégie et épistémologie pragmatiste en contexte africain », Revue internationale des francophonies [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 20 juillet 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=647

Auteur

Alain Charles Martinet

Alain Charles Martinet est professeur émérite à l’université Jean-Moulin de Lyon. Il a été professeur invité aux universités de Genève et Lugano. Ses activités et travaux étalés sur plus de 45 ans portent sur la stratégie, la gouvernance, le développement durable, la RSE et l’épistémologie. Il a présidé l’AIMS et la SFM et collabore fréquemment avec la FNEGE. Il a co-fondé et dirigé EURISTIK (UMR CNRS- Lyon3) ainsi que plusieurs programmes doctoraux dans les espaces francophone et lusophone et dirigé 50 thèses de doctorat ou d’HDR. Derniers ouvrages : Epistémologie des sciences de gestion (Vuibert, 2013) et Encyclopédie de la Stratégie (Vuibert, 2014).

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