Concilier le même et l’autre : Les Identités Meurtrières d’Amin Maalouf

DOI : 10.35562/marge.238

Résumés

Nous tenterons à travers Les identités meurtrières de démontrer les rapports qui se tissent entre l’Homme, l’identité et l’appartenance ou les appartenances ethniques, cultuelles et culturelles. Dans cette œuvre, Amin Maalouf affiche sa volonté de rendre compte de l’impact de la mondialisation sur la question identitaire, en décrivant les conséquences que pourrait engendrer ce phénomène à savoir l’étrangeté, la discrimination et la ségrégation. La question qui nous interpelle : comment l’auteur arrive-t-il à mettre l’homme face à la diversité, à se positionner par rapport à l’Autre, à s’intégrer tout en demeurant intègre à lui-même ?

We will attempt through the text Murderous identities to demonstrate the relationships between man, identity and Ethnic, cultural and religious affiliation. In this text, Amin Maalouf shows its willingness to report on the impact of globalization on the identity issue, describing the possible consequences of this phenomenon can generate as strangeness, discrimination and segregation. The question that challenges us: How does the author manage to confront man with diversity, to position himself in relation to the Other, to integrate while remaining integral to himself?

Texte

Notre étude s’inscrit dans un champ de recherche touchant au plus près à des questionnements relatifs au phénomène de la mondialisation et à l’entrecroisement des identités, des cultures et des langues. Le besoin de se situer par rapport à l’autre, d’affirmer son identité appartient à tout individu, toute collectivité, toute culture. Cela devient de plus en plus complexe dans la fluidité du monde contemporain.

Nous nous proposons d’étudier la manière dont Amin Maalouf approche et interprète la question identitaire, dans Les identités meurtrières1, en partant de sa propre expérience. Maalouf interroge et remet en question la notion d’identité, pour la déconstruire, parce que comme il l’écrit : « Nous croyons tous savoir ce que ce mot veut dire, et nous continuons à lui faire confiance même quand, insidieusement, il se met à dire le contraire. »2.

L’auteur, emblème lui-même d’une complexité identitaire et d’une multiplicité d’appartenances, part de son vécu pour étayer une analyse d’un phénomène plus large. Pour mieux comprendre le sens de son travail, nous commençons par dresser un portrait succinct de l’écrivain, en essayant de retracer sa trajectoire. Nous allons ensuite prendre en considération la notion d’identité pour la resituer à la croisée de plusieurs disciplines, en nous référant à des théoriciens avec divers horizons. Ensuite, nous focaliserons notre attention sur le contexte sociohistorique, propre à Maalouf, reflétant l’identité de l’Orient et ses relations avec l’Occident, en soulignant les raisons qui l’ont amené à s’occuper de cette question urgente et, actuellement, de plus en plus brûlante. Notre démarche vise à mettre en lumière l’ancrage de la crise identitaire dans la réalité, par le biais de thèmes d’actualité à savoir la mondialisation, l’altérité, l’étrangeté, la marginalisation et l’interculturalité, thèmes récurrents chez Maalouf. Nous voulons explorer comment dans ses écrits, l’auteur cherche une conciliation et des façons de réconcilier le même.

Nous voulons interroger les textes d’Amin Maalouf dans leur articulation entre l’identité, l’altérité et l’ouverture à l’Autre ; nous interrogerons aussi la réciprocité linguistique et culturelle afin de faciliter le passage d’un monde à l’autre.

Nous commençons par examiner la notion d’identité, ses interprétations et représentations, ses effets et ses dérives, pour mieux saisir l’impact sur les individus et la société. La notion d’identité, apparemment simple ou banale, s’avère en effet très complexe, comme le démontrent également les études sur cette question, auxquelles nous faisons référence. Elle serait un « mot-valise » selon Claude Dubar3, un terme qui « a tendance à signifier trop (quand on l’entend au sens fort), trop peu (quand on l’entend au sens faible), ou à ne rien signifier du tout (à cause de son ambigüité intrinsèque) »4. Initialement, l’identité se forge à partir des rapports, des relations avec l’environnement dans lequel évolue la personne, et qui dépend du contexte temporel et socio-historique. Alex Micchielli affirme à ce propos : « le sentiment d’identité est un processus toujours inachevé qui tient à cet équilibre entre le sentiment d’unité personnelle et celui de continuité dans le temps et l’espace »5.

Certains sociologues (Jean-Claude Kaufmann6, Claude Dubar7) pensent que la notion d’identité est une forme de quête d’une définition satisfaisante d’un individu dans un contexte donné. Qu’il s’agisse de l’identité personnelle ou des identités collectives, elle est le produit des interactions sociales. Ce terme désigne aussi bien ce qui est identique (unité) et ce qui est distinct (unicité), ainsi le paradoxe est au cœur du concept d’identité8. La construction de l’identité est donc inséparable de la notion d’altérité, et cela à tous les niveaux, qu’elle concerne l’individu, le groupe ou la société.

La quête de connaissance (se connaitre/s’identifier) et de re-connaissance (reconnu par l’Autre) peut revêtir des formes variées qui se déclinent en une série de « besoins identitaires ». Elle peut s’effectuer dans la réciprocité, l’échange et le respect mutuel ou bien s’inscrire dans la lutte, le conflit et la violence. Ajoutons à cela le fait que nous considérons l’identité non pas comme une donnée génétique, « un attribut » mais comme un processus, une construction qui se fait petit à petit dans le contact avec les autres : « par identifications et différenciations successives à ce qu’ils sont, à ce que nous croyons qu’ils sont et à ce que nous percevons de l’image qu’ils ont de nous »9.

Manifestement, les textes d’Amin Maalouf offrent une large place à la question identitaire. Il est intéressant de remarquer que l’auteur part de sa propre condition identitaire, et décrit cette notion dans toute sa complexité dans son essai. En tant qu’écrivain de langue française et d’origine libanaise résidant en France, Maalouf porte en lui cette pluralité culturelle et identitaire. D’une part, l’auteur a évolué dans une culture typiquement orientale, issu d’une famille qui a connu plusieurs périples, Maalouf a pu s’octroyer des origines diverses, de la Turquie à l’Égypte, de la Montagne libanaise à la grande ville. Son identité est, par essence, plurielle ; il est un arabe chrétien de mère melkite/orthodoxe et de père protestant. C’est l’exil qui l’a amené à adopter la langue française. Maalouf raconte :

Quand on a vécu au Liban, la première conviction que l’on devait avoir, c’était celle de la coexistence. Dans la fréquentation de l’autre en permanence le Liban a constamment essayé de trouver des solutions à la coexistence des différentes communautés. Il a une relation intense avec l’Occident et il est au sein de l’Orient, c’est ce qui lui permet d’avoir un regard particulier et d’être une sorte de conciliateur, d’être en mesure de créer des passerelles. C’est ce que j’essaie de faire en espérant que l’avenir sera meilleur que le présent.10

Fuyant un Liban ravagé et déchiré par la guerre et le conflit, Maalouf en 1976 s’est installé à Paris exerçant comme journaliste dans Jeune Afrique. Il souligne dans un article publié dans ledit magazine :

Jeune Afrique a adouci pour moi les rigueurs de l’exil. Du jour au lendemain, je m’étais retrouvé au sein d’une équipe où se côtoyaient Français, Guinéens, Malgaches, Tunisiens, Algériens, Marocains, Maliens, Italiens ou Argentins, les uns chrétiens, les autres musulmans ou juifs, parfois croyants, parfois athées ou agnostiques. J’étais pleinement en France, mais dans une France où je ne me sentais nullement étranger. J’avais atterri, à mon insu, et pour ma chance, dans un îlot véritablement républicain où les différences de nationalités, de couleurs, de croyances étaient instantanément abolies.11

Maalouf, de par sa formation en sociologie, de par son expérience en matière d’actualité puisqu’il a été journaliste au Moyen Orient, suit de très près les événements de la Méditerranée orientale, il nourrit son œuvre d’un matériau enraciné dans le terroir et conditionné par un caractère identitaire. Il explique dans une entrevue : « L’encre, comme le sang, s’échappe forcément d’une blessure. Généralement, d’une blessure d’identité – ce sentiment douloureux de n’être pas à sa place dans le milieu où l’on a vu le jour ; ni ailleurs dans aucun autre milieu. »12

Quelques années plus tard, élu à l’Académie Française, il prononce dans son discours :

J’apporte avec moi tout ce que mes deux patries m’ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes doutes, et plus que tout peut-être mes rêves d’harmonie, de progrès et de coexistence. […]. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Mon ambition est de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre Compagnie.13

En ce troisième millénaire, Maalouf trouve donc qu’il est temps de surmonter et de dépasser les maux et les conflits qui rongent l’humanité en tentant de « bâtir une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l’universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles »14. Invité à collaborer aux travaux qui portaient sur l’identité de l’Europe, l’auteur a vu que le moment était venu pour intervenir en faveur de la diversité des cultures et la pluralité des appartenances que revendique la mondialisation. Cette diversité pourrait être une ouverture sur l’Autre et une voie qui mène à l’entente et à la cohabitation.

Maalouf part d’une question insignifiante à laquelle il était souvent confronté. Réfléchissant sur la notion d’identité sur les passions qu’elle suscite, sur ses dérives, l’auteur s’interroge :

Pourquoi est-il si difficile d’assumer en toute liberté ses diverses appartenances ? […] L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un “dosage” particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre.15

Puisant dans son expérience personnelle, ainsi que dans l’histoire et l’actualité, l’auteur réserve une place considérable aux questions d’identité, d’intégration ou d’exclusion ainsi qu’aux représentations collectives et leur rapport à l’altérité. Il démontre que l’identité n’est pas donnée par la naissance mais qu’elle se construit tout au long de l’existence en étant toujours spécifique à chacun. Il souligne à ce propos :

Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’islam, est l’un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité. Ainsi en considérant séparément ces deux éléments de mon identité je me sens proche, soit par la langue, soit par la religion, d’une bonne moitié de l’humanité, en prenant ces deux mêmes critères simultanément, je me retrouve confronté à ma spécificité.16

Pour Maalouf, les notions d’identité et d’appartenance représentent un élément fondamental dans ses écrits. Souvent ses personnages reflètent l’identité de l’auteur, ils ne sont jamais marqués par leur appartenance ou par leur ethnicité, parce que, comme il l’explique dans un entretien : « chacun d’entre nous a une identité qui est faite de nombreuses appartenances »17. À cette échelle, Maalouf précise : « Pour moi, l’identité d’une personne se forme par accumulation, par sédimentation, et non par exclusion. Chaque élément de mes origines ou de mon propre parcours a sa place. »18 Ainsi, les personnages d’A. Maalouf sont caractérisés par « leur plurilinguisme, leur curiosité, leur capacité et leur volonté d’intégration et d’adaptation, leur humanisme cosmopolite »19. Ces derniers sont toujours porteurs des valeurs de tolérance, de respect pour l’Autre et de compréhension. Pour mieux illustrer les propos de l’auteur, il est utile de citer en exemple Léon l’Africain20, un personnage historique qui incarne plusieurs identités. L’auteur trouve en cette figure un idéal qui illustre le mixage de diverses appartenances identitaires. À travers ce personnage, Maalouf trace le parcours d’un individu qui a sillonné la Méditerranée, certes, mais pour s’intégrer dans la société de ces villes, il a voulu embrasser leur culture, leur identité, et leur religion : « [...] je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées. [...] toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent, je n’appartiens à aucune. »21 Léon l’Africain se présente comme une synthèse des influences musulmanes, chrétiennes, juives, espagnoles, africaines, maghrébines et romaines. Il est porteur d’un désir d’universalité et de tolérance partagée sous la forme d’un multiculturalisme assumé et ouvert à l’autre.

Amin Maalouf examine nombre de variables et des processus qui fondent l’identité des individus. Il nous montre comment l’identité se forge à partir des rapports et des relations qu’une personne entretient avec l’autre. La construction de l’identité est donc inséparable de la notion d’altérité. L’auteur rend compte de l’influence du contexte sur le processus de construction identitaire, ainsi que du processus d’exclusion et de manifestation de haine envers l’Autre. Il nous montre également les conséquences de cette haine sur les relations entre l’Occident et l’Orient, ou leurs cultures. Par le détour de la réflexion que suscite cette notion, Maalouf tente de rétablir la relation à soi et aux autres.

Dans cette perspective, l’auteur soulève le problème de la mondialisation pour rendre compte de l’impact de cette dernière sur la crise identitaire, décrivant ainsi les conséquences que ces changements pourraient engendrer sur la vie des gens, à savoir l’échange et un enrichissement réciproque ou, au contraire, l’étrangeté, la discrimination. Il remet en question les critères qui fondent cette notion en soulignant les paramètres liés à la rencontre de deux identités : celle de l’Occident et celle de l’Orient.

Comment peut-on définir l’identité d’un individu, (quelle que soit son origine) dans le mouvement des échanges et des interactions humaines, au moment où la globalisation et la modernisation durant ces dernières décennies revendiquent l’ouverture et la pluralité ? La mondialisation instaure une nouvelle conception de l’interaction entre les individus et les cultures. Elle inaugure une ère d’identités plurielles et composites et marque l’avènement d’un monde multiple, multi-centré et animé par une dynamique inédite qui articule le local et le global22. Face à cette réalité, l’homme en tant que citoyen du monde a besoin de s’identifier par rapport à l’autre et d’affirmer ses appartenances et sa culture. Ce sujet demeure, en effet très récurrent dans l’histoire de l’humanité et suscite des débats et des tensions portant sur le regard de l’Autre.

Maalouf affirme à ce propos que l’identité ne peut prendre forme qu’à travers ce regard ou le regard de l’Autre « car c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances et c’est notre regard qui peut aussi les libérer »23. Maalouf part de l’analyse des effets du regard de l’autre que fait Stuart Hall : « Ce “regard” ou le regard de l’Autre, comme l’explique Stuart Hall, nous fixe non seulement dans sa violence, son hostilité, son agressivité, mais aussi dans l’ambivalence de son désir. »24

Maalouf se réfère à l’Histoire pour expliquer le parcours du monde arabe et sa confrontation parfois choquante avec la modernité issue de la culture de l’Autre - souvent perçue comme universelle. Il étudie aussi les facteurs qui sont à l’origine du radicalisme religieux, et la place qu’il occupe sur la scène politique et médiatique. Les événements25 sociohistoriques et les conflits politiques ont, ces derniers temps, marqué l’imaginaire occidental et ont permis à ce dernier de se forger des images négatives du Monde Arabe. Cette crise identitaire finit par engendrer des comportements marqués par l’intolérance, l’enfermement intégriste, le fanatisme et la mort.

[…] Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit, en affichant avec ostentation les signes de sa différence […]. Ceux qui ne peuvent pas assumer leur propre diversité vont se transformer en tueurs identitaires, s’acharnant sur ceux qui représentent cette part d’eux-mêmes qu’ils voudraient faire oublier… ils ont… la haine de soi.26

Ce phénomène qui prend de l’ampleur depuis la fin du siècle écoulé jusqu’à ce jour pousse ceux qui perçoivent leur identité menacée parce que disqualifiée et agressée à monopoliser la religion et à bâtir des remparts pour se défendre et à transformer leur territoire en citadelle de fanatisme.

D’ailleurs, les textes de Maalouf montrent bien comment ce n’est pas l’identité en soi qui préoccupe, mais l’identité par rapport à autrui. C’est bien le couple « moi-autre » qui fonde l’identification culturelle comme si l’existence de l’autre présupposait la conscience de soi, comme si l’Autre était en réalité un second moi-même. Autrement dit, on a tendance à considérer l’autre comme un miroir de soi. Si le reflet renvoie une image qui ne répond pas à nos valeurs, on prend peur et on la rejette.

Amin Maalouf étudie le processus de la genèse de l’identité des individus et l’influence qu’elle peut avoir dans l’apparition de la haine pour l’autre, quand la différence est perçue comme menace, quand l’autre est perçu comme un ennemi. Il nous montre également l’effet stigmatisant et les résultats de cette haine sur les relations difficiles entre Orient et Occident.

Il analyse aussi l’exclusion que peut entraîner le déclenchement du repli identitaire, réflexe de défense d’individus ou de groupes lorsqu’ils se sentent menacés dans leurs droits fondamentaux, comme le droit d’exister et de pouvoir librement exprimer ses valeurs et sa culture.

À vrai dire, la question qui suscite notre intérêt est de comprendre si l’Occident dispose d’une politique de mondialisation pour gérer une co-relation entre Occident et Orient. Et si l’on va plus loin, on peut affirmer que cette vision des choses doit supposer une cohabitation à la fois sereine et tranquille entre l’Orient et l’Occident. Il s’agit donc bien d’un enjeu central, non seulement à un niveau théorique, mais pour les effets que des relations peuvent avoir sur l’existence des individus.

Par exemple, dans la deuxième partie de son essai, « Quand la modernité vient de chez l’autre », Amin Maalouf se concentre surtout sur la place des religions dans la revendication de l’identité. Il en déduit que c’est l’interprétation subjective des textes religieux qui sert de filtre à une certaine vision du monde. Il rejette la prétendue opposition entre la chrétienté moderniste et l’Islam obscurantiste en rappelant qu’à une époque, ces caractéristiques étaient inversées : l’islam protégeait les différentes religions du Livre (sacré) alors que la chrétienté ne montrait aucune tolérance, bien au contraire. Cela montre bien qu’il s’agit là des mauvaises interprétations des Écritures sacrées, pouvant donner lieu à des fanatismes et à des dérives justifiées par une lecture déformée des valeurs religieuses. On peut trouver dans le passé de quoi justifier toutes les attitudes, et leurs inverses. Les exemples positifs sont moins narrés par les médias, mais si l’on veut, au contraire de l’actualité, voir la coexistence entre les Francs27 et les Arabes, on peut trouver sans difficulté de nombreux exemples de coopération ou d’entente28.

Concernant l’impact de la mondialisation sur l’identité, il est triste de remarquer que lorsque la modernité porte la marque d’une identité différente de la sienne, les gens en arrivent souvent à mettre en avant les symboles de la tradition et de l’archaïsme pour protéger leur propre identité. L’exemple du Khédive d’Égypte Muhammed-Ali, du XIXe siècle est très parlant : il était parvenu à faire de son pays une puissance régionale moderne et favorable au progrès des technologies occidentales. Mais les états européens se sont coalisés parce qu’ils jugeaient le développement de l’Égypte trop dangereux, menaçant leur propre puissance29. Les Arabes ont conclu que l’Occident ne voulait pas qu’on lui ressemble, mais seulement qu’on lui obéisse. La modernisation ne pouvait plus être perçue par le monde musulman et non-occidental comme une nécessité que l’on pouvait atteindre sereinement. Elle s’accompagnait forcément d’arrière-pensées liées à la culture occidentale30.

À ce propos, Maalouf explique dans les échanges épistolaires entre le maître de l’Égypte et les chancelleries que le Monde Arabe a reçu un coup fatal à une époque où l’Égypte sortait d’une longue somnolence en gardant l’espoir d’amorcer une certaine forme de modernisation. Muhammed-Ali se demandait pourquoi on cherchait à le sacrifier, il écrit dans une de ses lettres : « Je ne suis pas de leur religion, mais je suis un homme aussi, et l’on doit me traiter humainement. »31 C’est dans l’interaction avec l’autre que se définit la position identitaire. L’aliénation entraine souvent la différenciation, fondée sur les préjugés.

Dans la troisième partie de son essai, « Le temps des tribus planétaires »32, Maalouf tente de montrer comment la mondialisation généralisée peut provoquer une crise de l’identité. Il constate que la mondialisation est perçue par un grand nombre de personnes comme une tendance visant l’unification qui appauvrit la variété culturelle, comme une menace contre laquelle les sociétés pensent qu’il faut réagir pour préserver leur culture, leur identité et leurs valeurs.

L’étude des écrits de Maalouf donne une perspective d’ouverture, qui peut porter les individus à se percevoir différemment dans leur propre existence. Maalouf souligne l’importance de comprendre la construction historique des représentations collectives et le rapport à l’altérité, de trouver un équilibre pour inscrire les références au passé dans une coexistence pacifique et non dans une dynamique de violence. L’Occident devrait changer son approche à l’Altérité, par exemple à l’Orient en proposant une autre gestion du passé et une nouvelle vision pour affronter les défis du troisième millénaire. Ce que nous pouvons retenir c’est que notre identité ne peut se construire, ne peut être entièrement complète qu’avec les rapports que nous entretenons avec les autres.

L’auteur nous invite, en tant que citoyen du monde, à nous positionner par rapport à l’autre, à chercher l’intégration dans des cultures différentes, chercher la relation tout en demeurant intègres à nous-mêmes. En effet, Maalouf vise continuellement à établir des passerelles entre l’Occident et le monde arabe. Les questions de l’identité, de la rencontre de l’altérité sous différentes formes, de l’ouverture vers l’Autre, la conciliation de deux mondes apparemment adverses, l’interaction linguistique et culturelle visée facilitent la compréhension ou au moins la connaissance réciproque et le passage d’un monde à l’autre.

Dans son œuvre, l’Orient et l’Occident s’interpénètrent. L’un se reconnait dans le miroir de l’autre. L’auteur témoigne sans cesse de ce besoin de renouvellement, dans un dialogue dynamique avec l’Autre. Il nous propose la possibilité d’un monde solidaire pour nous rendre plus ouverts et nous permettre de dépasser les clivages de la modernisation dérèglée et imposée, ainsi que la peur des différences. Comme il le souligne dans le Dérèglement du monde :

Le moment est venu de les transcender toutes ; d’apprivoiser leurs apports, d’étendre au monde entier les bienfaits de chacune, et de diminuer leur capacité de nuisance ; pour bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l’universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles.33

Ceci dit, on peut avancer que l’un des rêves de Maalouf est d’abolir les frontières entre communautés et aspirer à un multiculturalisme et à une identité plurielle faite de plusieurs appartenances ethniques, religieuses et culturelles, qui pourraient être vécue librement. S’il recourt au passé en fouinant dans l’histoire de l’humanité, c’est dans l’espoir de trouver quelque solution aux conflits qui menacent le présent en mettant en avant des héros qui symbolisent la paix et luttent pour une unité faite de diversités. Dans ce sens, Antoine Sassine trouve que « l’œuvre de Maalouf est ouverte sur la destinée humaine dans toute sa complexité »34.

L’espoir que nourrit Maalouf est que l’ensemble de l’humanité puisse parvenir à vivre dans toute sa multiplicité identitaire, cultuelle et culturelle tout en plaidant pour la diversité, la coexistence et le respect de la différence.

À partir de notre étude nous pouvons déduire que l’une des préoccupations qui tiennent à cœur à Maalouf est d’inventer, à travers l’écriture, un univers où règnent la coexistence et la paix. Il se veut un trait d’union entre les deux mondes (l’Orient et l’Occident) tentant d’installer un espace de dialogue et de compréhension. Vu comme l’un des plus grands humanistes de son époque, Maalouf tend à unir les divers peuples de la Méditerranée et d’inviter l’Occident et l’Orient à se réconcilier et à cohabiter laissant derrière eux les conflits et l’intolérance.

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Notes

1 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998. Retour au texte

2 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit., p. 15. Retour au texte

3 Jacques Hedoux, « Dubar (Claude), La crise des identités. L’interprétation d’une mutation [compte-rendu] », Revue française de pédagogie, vol. 39, 2002, p. 158. Retour au texte

4 Rogers Brubaker, « Au-delà de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 139, n° 1, 2001, p. 66-85. Retour au texte

5 Alex Mucchielli, L'identité, Paris, PUF, 1992, p. 38. Retour au texte

6 Jean-Claude Kauffmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004. Retour au texte

7 Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991. Retour au texte

8 Alba Rosa Lara Bores-Alengrin, La quête identitaire dans l'œuvre narrative de l'écrivain mexicain José Agustin (1964-1996), Thèse de doctorat en Études romanes, sous la direction de Adriana Castillo de Berchenko, Université Aix-Marseille 1, 2003. Retour au texte

9 Dominique Picard, « Quête identitaire et conflits interpersonnels », Connexions, vol. 89, n° 1, 2008, p. 75. Retour au texte

10 .Zeina El-Tibi, « Entretien avec Amin Maalouf », La Revue du Liban, n° 3954, 19-29 juin 2004. Retour au texte

11 Amin Maalouf, « Amin Maalouf et J.A » [en ligne], Jeune Afrique, 17/11/2010, disponible sur http://www.jeuneafrique.com/194223/societe/amin-maalouf-et-j-a/ Retour au texte

12 Amin Maalouf, « Examen d’identité », ENA Mensuel, n°H.S., 2001. Retour au texte

13 Amin Maalouf, « Discours de réception de Amin Maalouf » [en ligne], Académie française, 14/06/2012, disponible sur http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-amin-maalouf Retour au texte

14 Stanley Péan, « Amin Maalouf : Identités multiples » [en ligne], Les libraires, 01/06/2001, disponible sur http://revue.leslibraires.ca Retour au texte

15 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit., p. 8. Retour au texte

16 Amin Maalouf, « Examen d’identité », ENA Mensuel, n° H.S., 2001. Retour au texte

17 Amin Maalouf, « Identité et appartenances. Entretien », entretien avec Maurice Tournier, Mots, n° 50, mars 1997. Retour au texte

18 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Autobiographie à deux voix » [en ligne], entretien avec Amin Maalouf, décembre. 2001, disponible sur http://www.aminmaalouf.net/fr/sur-amin/autobiographie-a-deux-voix/ Retour au texte

19 Pascale Solon, « Écrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf ». in Hans-Jürgen Lüsebrink et Katharina Städtler (dir.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité. État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Athena, 2004, p. 167. Retour au texte

20 Amin Maalouf, Léon l’Africain, Paris, Lattès, 1986. Retour au texte

21 Ibid., p. 9. Retour au texte

22 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 8. Retour au texte

23 Ibid., p. 29. Retour au texte

24 Stuart Hall, Identité culturelle et diaspora. Politiques des cultural studies, Paris, Amsterdam, 2007, p. 321. Retour au texte

25 Les événements historiques qui ont marqué, ces dernières décennies le Proche-Orient : la guerre du Golfe (1991), l’intervention d’Israël au sud du Liban (1996), la 2e guerre du Golfe (2003), l’intervention israélienne au Liban contre Hezbollah (2006), la guerre civile en Syrie (2012), la crise politique en Egypte (2012). Retour au texte

26 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit., p. 29, 53, 46. Retour au texte

27 « Francs : (Franjs en arabe), nom donné aux Français de langue d’hoc et d’oïl, Allemands et Anglais pour les distinguer des Byzantins chrétiens orthodoxes. Les Franjs se divisent entre princes et barons, petits chevaliers occidentaux fraîchement débarqués et fanatisés, “poulains” nés en Terre Sainte et ayant adopté nombre de coutumes locales, marchands italiens ne cherchant qu’à commercer. » Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris, J’ai Lu, 1999. Retour au texte

28 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit.,p. 87. Retour au texte

29 Ibid., p. 88-90. Retour au texte

30 Ibid., p. 89. Retour au texte

31 Ibid., p. 90. Retour au texte

32 Ibid., p. 97. Retour au texte

33 Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, Paris, Grasset, 2009, p. 273. Retour au texte

34 Antoine Sassine, « Entretien avec Amin Maalouf : l’homme a ses racines dans le ciel », Études francophones, 1999, n°14 (2), p. 25-36. Retour au texte

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Référence électronique

Latifa Sari Mohammed, « Concilier le même et l’autre : Les Identités Meurtrières d’Amin Maalouf », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 09 février 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=238

Auteur

Latifa Sari Mohammed

Enseignante/chercheure à la faculté des Lettres et Langues, Université de Tlemcen (Algérie), membre/chercheure au laboratoire de recherche LLC (Langues, Littératures, Cultures). Ses recherches s’articulent autour de la littérature francophone contemporaine entre le Maghreb et le Machrek. Elle a publié plusieurs articles et contribué à des projets de recherche nationaux et internationaux portant sur l’immigration, l’identité/altérité et l’interculturalité.

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