Résumés

Que signifie identité pour un Berbère ? Les premiers films berbères faits par des Berbères en Algérie et au Maroc ont été réalisés dans les années 90. A travers les plus importants d’entre eux – ceux de Meddour, Bougermouh, Hadjadj, Haddad ou Mernic - nous essayons d’analyser la manière dont ces auteurs revendiquent leur identité.

What is identity for Berbers? The first berberian films (in Algeria and Marocco) were made in the 90’s. Through the most important films made by berberian filmmakers as Meddour, Bougermouh, Hadjadj, Haddad or Mernic, we try to analyse which are the way to claim their own and specific identity.

Plan

Texte

I. Le film comme victoire identitaire

La population d’Algérie et du Maroc comprend une forte proportion de Berbères (respectivement 25 % et 40 % environ). Ces Berbères sont présents également entre autres en Tunisie mais dans une proportion plus faible, en Lybie, aux Canaries (où on les appelle les Guanches).

La lutte pour la reconnaissance des droits de ces populations est ancienne. Elle s’enracine, en premier lieu, dans la revendication de la légitimation et de l’usage de la langue d’origine, la langue tamazight. Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements algériens et marocains, les deux pays qui nous intéressent ici, ont fait quelques gestes forts pour apaiser ces revendications identitaires, même si les mesures semblent souvent plus symboliques qu’à réelle incidence sur la condition des Imazighen1.

Ainsi, aborder la question de l’identité dans le cinéma de langue berbère en Algérie et au Maroc va d’autant plus de soi que chacune de ces œuvres marque l’aboutissement, au niveau artistique, d’une revendication de longue date. Les premiers films, apparus dans le milieu des années 1990, sont encore aujourd’hui enclavés, comme leurs régions d’origine (Kabylie algérienne, Atlas marocain), dans la cinématographique de leurs pays, même si chacun d’entre eux souligne avec force ses différences avec le cinéma national.

II. Une cinématographie fragile

Précédés par un court-métrage, La fin des djinns2, les trois premiers longs-métrages kabyles algériens sur pellicule, réalisés en format professionnel 35 mm lors de la « décennie noire »3, déclinent, dès La Colline oubliée d’Abderrhamane Bougermouh4 sorti en 1994 (suivi la même année de Machaho5 (« Il était une fois ») de Belkhacem Hadjadj et en 1995 de La Montagne de Baya, d’Azzedine Meddour), une identité spécifiquement berbère. La langue parlée, les lieux habités ou traversés, les costumes et habillements, les intrigues et mini-intrigues sont des composants essentiels des coutumes régionales, encore vivaces dans certaines contrées.

Le milieu des années 2000 est marqué par la naissance du premier film chaoui6 algérien, La maison jaune d’Amor Hakkar, en 2006 et par celle du premier film berbère marocain autoproduit :, Tilila, de Mohamed Mernich (« Sauvetage », en 2006). Cet auteur poursuit son œuvre pionnière avec Tamzirt ufella (« Le pays d’en haut », en 2008). Mernich est le premier cinéaste berbère marocain à obtenir un soutien financier de la Commission d’aide au cinéma pour cette œuvre, à fort ancrage dans la tradition berbère marocaine de l’Atlas. Ses personnages défient – en vain – la société « moderne », ignorante des ressorts culturels de la région. Mais, les travers des Berbères, leurs exigences et un certain « bon sens » les mènent parfois à agir aveuglément.

Ces films seront suivis, en Algérie et au Maroc, d’autres œuvres, souvent en vidéo et fréquemment autoproduites7. Il existe désormais des festivals dédiés à cette cinématographie naissante8.

III. Poser l’identité

1. Espaces et lieux clos

Chacun des films des auteurs pré-cités (Aggoune, Bougermouh, Hadjadj, Meddour, Hakkar, Mernic) se déroule en Berbérie agraire, dans le huis clos d’un village, ou dans des espaces champêtres.

La fin des djinns9, c’est aussi l’achèvement des rêves et cauchemars d’un enfant élevé avec les esprits. Dans son village, un matin, arrivent les moudjahidin (pluriel de moudjahid = combattant, résistant) et avec eux, le début de la guerre d’indépendance.

La Colline oubliée nous narre la vie d’un village en haute Kabylie au seuil de la deuxième guerre mondiale. À Tasga, se tissent les soubresauts de l’histoire collective et la difficile survie d’une population qui perd peu à peu ses repères quotidiens. La mobilisation des hommes, la répudiation de la femme stérile, l’usure et la faim, les amours interdites, l’omniprésence du typhus et de la mort composent le lot d’hommes et de femmes qui s’entraident au mieux, malgré la pression de la tradition et l’avenir incertain. Dans un seul plan de La colline oubliée, il est sous-entendu que nous serions, avec deux des personnages principaux, dans un lieu plus citadin, éloigné du village, sans que rien n’en soit donné à voir, ni par un mouvement d’appareil, ni en profondeur de champ.

Machaho (Macahu étant le mot par lequel on ouvre tous les contes en Kabylie) déroule l’errance d’un paysan dont la fille a été mise enceinte par un saisonnier sauvé de la mort par le père. Ce dernier prénommé Arezki dont l’honneur a ainsi été bafoué, va de village en village sans que rien ne nous permette de comprendre la distance parcourue, la topographie des lieux, voire la date exacte de cette intrigue10. L’essentiel est de donner à voir, à travers ce conte filmé, relativement intemporel, une Kabylie où perdurent des croyances qui, suivies au pied de la lettre, conduisent aux pires égarements.

La Montagne de Baya est la chronique, à la fin du XIXe siècle, d’une Kabylie agraire où les représentants des Français ont droit de vie et de mort sur leurs administrés. Le mari de l’héroïne, Baya, ayant été tué par le fils du potentat, la veuve n’aura de cesse de refuser la bourse du bachagha pour prix de cette mort. Elle fera venger ce crime par son fils.

Ces deux dernières œuvres ont été filmées en grande partie dans la forêt de Yakouren en basse Kabylie, près des maquis où se cachaient alors les « terroristes ».

Tilila et Tamzirt ufella sont tous deux tournés par Mernic en décors réels, principalement dans le Sud du Maroc, notamment près de Meknès.

Tilila est l’histoire de la jeune Zahra enceinte de son fiancé Lahssen qui, bien que lui ayant promis le mariage, fuit son engagement en apprenant la nouvelle. Zahra est aussitôt rejetée par sa famille qui craint l’opprobre du village. Battue par son frère, elle est laissée pour morte par ce dernier et recueillie par le jeune Hassen. Il la conduit chez lui à l’insu de son père et croit-il, du village. Il en brave les lois qui interdisent l’intrusion d’étrangers sans l’assentiment du chef du village. Le jeune garçon va jusqu’au bout de sa mission et épouse la « paria » Zahra devant l’assemblée des hommes du village de la jeune fille, « selon la loi de Dieu et du Prophète ». Lahssen est mis en prison et ses noces avec une autre jeune fille sont annulées.

Tamzirt ufella déroule la chronique d’un village perdu dans les montagnes et les péripéties vécues – souvent subies – par ses habitants. Ceux-ci refusent d’aller vivre dans la plaine après avoir contesté la construction d’une route par les autorités locales.

Les deux œuvres marocaines décrivent un monde plus contemporain que les trois films algériens. Sont présents dans chacun d’entre eux, le souhait de rester sur sa terre (le bien le plus précieux pour un Berbère), une fierté à montrer ses origines paysannes, conjugués à une souffrance due à l’isolement, à la pauvreté et à la difficulté à résoudre ses propres contradictions. Car la mise en lumière de l’isolement du village fait surgir l’incapacité de ses habitants à concilier harmonieusement l’attachement au sol et tout ce qui se réfère à la tradition, avec l’évolution du monde, extérieur à ce huis clos.

2. S’identifier par les génériques

Dès leur indépendance11, Algérie et Maroc sont soumis à un discours arabo-islamiste qui s’étend à toute la vie politique et culturelle. L’Islam devient religion d’État et l’arabe, langue du Coran, imprègne tous les domaines de pensées et d’actions. Les berbérophones mènent très tôt des luttes pour sauvegarder, aux côtés de cette langue officielle, leur parler et leur culture, l’un n’allant pas sans l’autre. Cet attachement du monde berbère à son identité est vécu par les plus orthodoxes, voire les plus orthopraxes, défenseurs d’une arabité totale, comme un refus de la religion d’État par des populations déjà marquées par un mythe tenace, le mythe kabyle12 qui les a fait longtemps qualifier de « privilégiés » et les a opposés durablement aux Arabes.

Le langage sédimente en effet l’histoire et la culture des communautés, comme l’a longuement analysé Raymond Williams pour qui, selon Jacques Lecercle « les mots sont de l’histoire solidifiée13 ». Perdre sa langue, accepter que celle-ci disparaisse au profit d’une autre, c’est abandonner les modes d’appréhension du réel qui lui sont associés, renier une posture d’analyse et de compréhension du monde, des modes de penser, d’agir et de créer, en liaison directe avec l’articulation du langage et ce qu’il véhicule des genres, des lieux, des actions, de l’être-là14.

Or, si la langue est la porte d’entrée par laquelle on pénètre une culture, le générique est en quelque sorte l’œilleton à travers lequel on appréhende un film avant de s’engager à le suivre en connaissance de cause.

Ainsi, Cherif Aggoune dans son court-métrage, La fin des djinns (1990), propose un générique en trois langues, amazigh, français et arabe, nous postant dès ce seuil, dans un pays triglotte, ce qui met en relief l’usage exclusif du tamazight15 les vingt minutes suivantes. Tourné dans le village d’origine de l’auteur non loin de Bgayet (Bejaia), ce court-métrage est en effet parlé uniquement en langue native comme à sa suite, La Colline oubliée de Bougermouh.

Cet auteur qui porte le projet d’adapter le roman de Mouloud Mammeri (rédigé en français) depuis plus de trente ans, décline son générique d’entrée, en langue tifinagh, écriture lybico-berbère16 aux fondements de la culture berbère. Il poste d’emblée ce monde comme antérieur à la civilisation arabe et son film comme un engagement en faveur des valeurs patrimoniales de cette civilisation. Il « venge » peut-être aussi au passage les affronts essuyés par Mammeri, suspecté en 1952 de soumission aux Français pour avoir écrit l’ouvrage éponyme dans la « langue des colons ».

Le Marocain Abdallah Toukouna (Farkouss) ouvre Swingum (« Réfléchis », 2008) sur des écritures arabes, tifinagh et françaises. Mohamed Abbazi nous introduit en 2010, dans Itto Titrit (« Étoile du matin ») par des motifs arabes et tifinagh.

Racines de l’identité, ces écritures, surtout le tifinagh et l’amazigh, nous ancrent dans un monde millénaire, singulier, intangible et inaliénable, une culture ayant eu très tôt accès à l’expression écrite. Certains de ces tracés se retrouvent encore aujourd’hui dans l’artisanat berbère.

Les génériques déclinés en trois langues nous désignent des pays divisés par les aléas de l’histoire et les occupations, que celles-ci soient physiques (présence sur le sol des Espagnols, de l’Empire Ottoman, des Français) ou idéologiques (en particulier la récente arabisation subie par les berbérophones).

3. Abstraire l’Autre

De bout en bout de la chaine opératoire, les réalisateurs ont choisi des Imazighen comme partenaires pour confectionner leurs films. Les vieilles femmes kabyles notamment ont ressorti des malles habits et accessoires permettant de faire revivre l’esprit de ces contrées et de soutenir autant Bougermouh que Hadjadj ou Meddour. Mernic respecte lui aussi l’habillement usuel des habitants du haut Atlas.

Danses et fêtes traditionnelles se succèdent à l’écran : danse ahidous pratiquée par les tribus berbères du Moyen et du Haut Atlas (Itto Tittrit), cueillette des olives et célébration de la fête du printemps (Machaho), évocation de la fête de la viande (timecret, dans la Colline oubliée). Les trois œuvres algériennes font la part belle aux contes ou sont construites selon les principes formels de ces narrations ancestrales.

La croyance dans des esprits, le culte voué aux ancêtres, ceux rendus aux saints locaux parsèment ces films, les Berbères ayant continué à faire cohabiter, après l’islamisation, leurs propres croyances anté-islamiques avec la religion officielle.

Ce que les Berbères ont toujours dénommé « le pays des Arabes » (tamurt wwaεraben17) n’existe que dans un hors-champ abstrait18. Ainsi, les échos du monde extérieur ne parviennent que filtrés, par les rumeurs dans la Colline Oubliée, par la radio ou par allusion – comme la fête du Trône – dans Itto Titrit. Il s’agit donc moins, à travers l’accumulation de ces éléments, de se différencier de l’Autre que de se donner entièrement et avec une certaine fierté, à sa propre identité.

Les acteurs, tous d’origine berbère, sont soit des professionnels soit des gens du cru.

De même les musiques ont toutes été composées par des groupes ou des artistes berbères et les chants sont issus du répertoire traditionnel.

Nous nous attachons dans les lignes suivantes, plus particulièrement aux deux longs-métrages berbères marocains de Mohamed Mernic, Tilila (2006) et Tamazirt oufella (2008)19.

IV. S’exposer

Notre parti pris est de confronter l’incursion d’une certaine (idée de la) modernité, au présupposé statisme de la tradition. Or, il s’avère qu’il n’en va pas ainsi. Mohamed Mernich en particulier nous montre les lézardes dans la tradition, tout autant que les incursions maladroites de la dite-modernité dans ces mondes apparemment clos, en réalité en grande mutation, mais en équilibre précaire sur leurs acquis.

Dans l’espace sans surprise du village, où chacun est voué à l’infra-ordinaire (Perec20) apparaît soudain une lézarde, un extra-ordinaire. Nous voici face à des personnages écartelés, plissés, pliés dans le sens où l’entend Bernard Lahire21, en décalage avec leur espace culturel ou leur temps, étrangers soudain à leurs traditions ou à leurs habitudes, voire leur « habitus ».

Ce recul – assumé ou subi selon les cas – révèle leurs forces et leurs failles, sans que jamais, aucune psychologie n’affleure à la surface des corps. Seule l’action guide le devenir de chacun.

1. S’exposer en désobéissant

Mohamed Mernic né en 1951, décédé en 2012, réalise son premier film en 1992. Ce premier opus sera suivi d’une vingtaine d’œuvres en vidéo. Mernic a aussi autoproduit trois courts-métrages. Son long-métrage en langue berbère, Tilila, projeté dans de nombreuses manifestations est salué de toutes parts au Maroc.

Cet auteur développe régulièrement les contradictions à l’intérieur du monde berbère. Ainsi, la fissure peut être d’ordre moral, comme celle vécue et assumée par le jeune berger de Tilila. Hassen se révèle – à lui-même et face aux autres – capable de passer outre les traditions en prenant conscience des injustices. Il respecte néanmoins certaines des règles de sa communauté.

Chacun, dans les villages où tout le monde se connaît, est soumis aux regards tiers, c’est-à-dire aux lois de la communauté édictées par les Qanuns ancestraux, ces règles coutumières qui peuvent sensiblement varier d’une région à l’autre. Elles n’ont pas toutes évolué avec le temps. L’individu n’existe en effet que relativement au groupe et ne peut avoir d’exigence qu’en rapport avec l’intérêt de tous. Les personnages sont donc filmés en duos ou en groupe – de préférence de même sexe –, à l’exception de ceux qui échappent à ce diktat. Ainsi, les enfants, supposés purs, donc éloignés de toute tentation, peuvent s’y soustraire, comme les plus âgés. Peuvent également transcender ces clivages, ceux auxquels on prête un rôle important et une autorité, comme le cheikh du village dans Tamazirt ufella. Dans ce même film, Toumerte se promène aux côtés de sa fiancée officielle car sa culture – il étudie en France - lui permet, à ses yeux – mais pas forcément dans le regard que lui porte la communauté – de s’affranchir de ces coutumes.

Nul ne saurait faire valoir des désirs personnels qui iraient à l’encontre du supposé bien-être et bien-vivre de la famille et, au-delà de cette cellule minimale, du village. Mernic met en lumière, dans Tilila, le désir de la génération montante de comprendre l’autre, dans son intégrité et ses agissements, en s’opposant à des règles iniques. Hassen sauve la jeune Zahra du discrédit, alors qu’elle a déjà subi une injustice, la désertion de son promis. Le jeune berger fait appel à sa subjectivité. Son instinct, relayé par son empathie pour la jeune fille, puis par ses sentiments pour elle – jamais extériorisés – l’autorise à déployer une distance critique avec les cadres de socialisation de son village. Il s’engage dans une expérience aussi inattendue que nouvelle pour lui et agit à l’encontre de certains préceptes coutumiers. Il transgresse ainsi, une après l’autre, les règles pourtant inviolables de la communauté.

Une femme enceinte hors des liens du mariage ne saurait être sauvée et même écoutée (elle est coupable) [Hassen s’assoit près de Zahra et lui parle]. Il est interdit à deux individus (à l’exception d’un parent et d’un enfant) de se donner la main en public, fussent-ils officiellement mari et femme [dans un plan large, nous voyons arriver Hassen et Zahra, lui tirant la jeune femme par la main]. Aucun(e) étranger(e) ne peut pénétrer l’enceinte symbolique du village sans l’assentiment du chef de village [Hassen rentre discrètement avec la jeune fille au village mais il est vu par un voisin]. Aucune femme (et au-delà aucun individu) ne doit pénétrer dans l’axxam (la maison et plus largement le foyer familial) sans l’accord du chef de famille [Hassen cache l’étrangère chez son père. Il ment à ceux du village, pire, à son géniteur, auquel il doit respect et soumission].

La communauté aura malgré tout le dernier mot. L’assemblée du village de Zahra demande au frère de celle-ci son autorisation pour la marier à Hassen selon la coutume. Mernic exprime ici le décalage entre les avances théoriques et civiles de la société et le retard pris notamment dans la sphère privée – et par extension par les lois coutumières encore en cours dans de nombreux cas – où la femme, toujours sous le regard de la communauté, reste soumise aux décisions des hommes22. Ce film réalisé au milieu des années 2000 est donc en synchronie – et entre en résonance – avec l’adoption en 2004, par les deux chambres du Parlement marocain, du nouveau code de la famille qui stipule, entre autres, l’égalité des époux au niveau de la responsabilité familiale et l’abolition de la tutelle, pour le mariage d’une fille majeure.

Si la morale de ce conte réaliste est sauve, l’éthique courante du village a été écornée par les agissements d’Hassen. Ce coup de canif ne remet toutefois pas durablement en cause la cohésion villageoise, ni l’adhésion du jeune à sa communauté, pour autant semble-t-il, que ces commandements s’accordent à la morale personnelle que le garçon s’est forgée, dans un monde où le « je » et le « soi » ne sauraient avoir force de loi.

2. Exposer par le rythme

Les plans d’exposition de Tamazirt ufella constituent une « programmatique » du film ainsi introduit. Le générique est entrecoupé de dix plans, de plus en plus larges, sur la fumée du pot d’échappement d’un fourgon qui pollue au fur et à mesure de son avancée, le paysage majestueux, jusqu’à ce qu’on ne puisse que deviner ce décor naturel. Cette entrée métaphorique de la modernité dans le calme Atlas est suivie de trois plans de la voiture au pied des montagnes, puis de deux plans d’un homme dans le véhicule, tout cela presque en temps réel. Les trois minutes trente de cette arrivée imprègnent d’ores et déjà le spectateur, l’absorbent littéralement dans l’enjeu des habitants de ce microcosme, à savoir le désenclavement de la région et sa « pollution » par des incursions étrangères.

C’est ensuite par un rythme extrêmement lent, celui de la vie berbère dans le haut Atlas, que Mohamed Mernic nous fait pénétrer de plain-pied dans ce « pays d’en haut », un lieu reculé, oublié de Dieu et des hommes, à l’ombre des montagnes millénaires, monstres de pierre veillant au rythme séculaire des populations.

La montée à pied du jeune Toumerte, fils de Khlij, aux côtés de la vieille Fadma dure près d’une minute trente. Nous en adoptons le mouvement lourd venu du fond des âges, sur ces pentes rocailleuses. Ce rythme est aussi celui de la résistance aux autorités locales et aux pouvoirs financiers. À travers ce long cheminement, nous sommes de plus en plus acquis, sans encore la connaître, à la cause des villageois en tenue traditionnelle que nous allons rejoindre.

Ainsi, une telle présentation génère sur le spectateur un effet sensible d’adhésion aux contadins, mais aussi de résistance aux turbulences ultérieures. Elle crée une tension entre les visions et les aspirations de ce microcosme villageois et celles des autorités locales qui finiront par chasser les habitants et convertir le lieu en zone forestière.

3. Divisions et fragilités

La mutation sociale – et par-delà économique et politique – qui fragilise ce « pays d’en haut » ne tient pas compte de l’attachement des paysans à la terre de leurs ancêtres. Elle leur est imposée arbitrairement par des bureaucrates, sans considération pour le mode de vie et le désir des natifs de rester fidèles à leurs us et coutumes.

Dans Tamzirt ufella, Mernic fait toutefois s’entrecroiser plusieurs mini-intrigues. Il souligne, à travers ce tissage, la complexité de cette société séculaire, son égarement, voire sa faiblesse face aux vicissitudes qui la frappent, faute d’en saisir les enjeux et de pouvoir ainsi lutter à armes égales. Car il en va de la responsabilité des habitants. Ceux-ci pourtant ne sont pas prêts à faire face à des désirs aussi étranges pour eux qu’étrangers à leurs modes de vie. Ces villageois n’ont finalement pour seule ressource que de baisser le front devant une supposée hiérarchie.

Le pouvoir de celle-ci et la soumission de certains, conduisent au sacrifice de la seule vache du village qui pourvoit les enfants en lait. L’animal est tué pour offrir un mets de choix aux arrivants. L’alternance entre l’abattage de la bête et les souffrances de la vieille Fadma à terre, propriétaire de la vache, est un moment de montage pour le moins éloquent. Avec la disparition de la bête, sont sacrifiées les deux générations qui ne participent pas à la rentabilité du circuit économique, les enfants et la vieille. Celle-ci, sans défense, car sans homme dans son foyer, devient le bouc émissaire du village.

L’argent n’apporte pourtant aucun réconfort à la communauté. Il génère discordes et interrogations, voire contradictions entre l’orthodoxie religieuse et les habitudes instinctives de ces paysans. Les villageois refusent l’argent « sale » gagné au jeu de hasard en France par Alili, le fils de la vieille, mais parient un dirham en jouant aux cartes. L’étudiant Toumerte le leur fait remarquer : « Donc, ce dirham-là n’est pas illicite ? […] Et les deux milliards étaient-ils illicites parce que c’était une grosse somme ? ». Il ajoute, peu de plans après : « Les temps changent. Celui qui peut faire du bien, avance ! ». L’argent d’Alili est la pomme de discorde du village. Les habitants vont jusqu’à refuser de faire une route avec ces milliards « sales ». L’amour, pourtant sincère entre Toumerte et sa promise Titrit, est lui aussi dévasté par ces désaccords. La jeune femme préfère suivre l’avis de son père, opposé à l’utilisation de la somme gagnée de manière selon lui illicite, et laisser repartir son fiancé.

L’exil est omniprésent à travers le retour d’Alili et le départ de Toumerte. Symboliquement, celui qui est allé chercher un temps son bonheur ailleurs, est sacrifié, voire puni – Alili meurt en laissant une Française avec laquelle il a eu un fils ; Toumerte repart à ses chères études en abandonnant les questions sans réponse du village. Sont ainsi voués à l’impuissance à la fois ceux qui détiennent un certain pouvoir économique et les détenteurs du savoir. Mis en regard avec les dernières paroles du caïd, « Alors, au lieu de partir volontairement, vous abandonnez sous les coups de feu ! », le constat est amer.

La force politico-économique est telle que disparaissent sans que nul ne s’en émeuve, les minorités culturelles et leurs lieux de vie, au profit d’un réaménagement arbitraire des terres. Mernic hésitant sans doute à clore son récit de manière trop pessimiste, le laisse en quelque sorte en suspens. Le dernier plan laisse augurer de la possible, mais fragile, voire dérisoire, poursuite de la résistance, notamment par la persistance du nain à rester dans les lieux. Mais surtout la main d’un homme tenant un bâton frappe violemment le sol. Ce coup de semonce contre le sort suit un plan large, nous laissant entrevoir en son milieu des habits suspendus à un fil, comme ultime métonymie de la présence humaine sur ces terres où l’on va désormais se vouer à la chasse donc à la mort.

V. Concilier identité et modernité ?

1. Une « modernité » qui ressoude la famille chaouie

Amor Hakkar est né en 1958, dans les Aurès, en Algérie. Quand il a six mois, ses parents quittent leur pays pour s’installer à Besançon.

Après avoir réalisé un court puis un long-métrage, en 2002 à l’occasion du décès de son père, Hakkar découvre les Aurès. De retour en France, il écrit le scénario de La maison jaune, en langue chaouie, mis sur pellicule en 2006.

L’histoire qui nous est contée est celle-ci : Mouloud, sa femme et ses deux filles apprennent la mort accidentelle de l’unique fils de la famille. Le père récupère en ville le corps de son aîné et avec lui, une « boîte noire ». La mère, plongée dans une profonde tristesse, ne parvient pas à faire son deuil. Son mari repeint la maison en jaune, lui offre un chien, en vain. Mouloud découvre que la « boîte noire » (une cassette VHS) peut être glissée dans une machine (un magnétoscope) pour produire des images. La famille obtient l’électricité et peut enfin regarder, groupée autour du poste, le contenu de la « boîte noire ».

Tout au long du film, Mouloud, et à travers lui sa famille, sont confrontés à une modernité à laquelle ils n’avaient même jamais pensé. Dès le premier plan, Aya l’aînée des filles de cette famille sédentaire, bêche un lopin de terre. Non loin d’elle, sur la route, le mouvement et le bruit d’une noce dont les voitures font cortège en arrière-plan, troublent cette quiétude et annonce l’élément perturbateur qui va suivre (la mort du fils).

Mouloud doit alors se déplacer régulièrement à la ville avec son tricycle à moteur. Il y apprend peu à peu les interdits et des modes de vie et de pensée auxquels il ne sait opposer que sa naïveté. Il ne mesure pas la valeur de la « boîte noire » qui réconciliera sa femme avec la vie en acceptant la mort de son fils, à jamais présent dans le téléviseur.

C’est en juxtaposant les visages des vivants qui se reflètent dans l’écran à celle du mort que Hakkar clôt son film. Le défunt s’adresse à eux pour la première et dernière fois, les installant dans un temps diffus, à la fois présent (toute image est au présent) et passé (celui de son enregistrement) : « Papa, Maman, Inès, Alya vous me manquez. Vous me manquez tous, mes montagnes, ma terre. Je vous aime ». Filmé d’abord avec une « incrustation » du reflet de la famille dans le poste, ce premier plan est suivi de champs-contrechamps entre le fils et chacun des membres de la famille, tous à même distance, afin de marquer l’égalité dans cet échange entre le disparu (donc l’image) et les vivants (eux-mêmes images, pour nous spectateurs).

Ainsi, une certaine modernité aurait sa raison d’être dans la société chaouie, sans attenter à l’identité et à la cohésion de cette famille symboliquement recomposée.

On ne peut s’empêcher de voir également dans cette mise en abyme la signature de l’acte de naissance du cinéma chaoui comme reproduction fidèle et nécessaire d’une population qui n’a eu jusque-là aucune image d’elle-même. Elle peut désormais, sans perdre aucun de ses fondements identitaires, mais en les renforçant peut-être, se regarder fièrement dans un écran.

2. Le thé sans l’électricité ?

C’est à une même complémentarité du réel et de l’image que nous convie le belge Jérôme Le Maire (vivant au Maroc) dans son film au titre très explicite, Le thé ou l’électricité (2012). Alors que ce documentaire s’ouvre avec quatre plans pour marquer l’enclavement du lieu et des habitations du moyen Atlas marocain, à plus de 2 500 mètres d’altitude, suivi de trois plans de plus en plus rapprochés des humains qui les occupent, dans l’une des avant-dernières séquences, la télé est arrivée dans l’espace extérieur communautaire.

Dans l’écran, se reflètent les corps des enfants et de quelques adultes. Ceux-ci sont plus visibles que l’image abstraite dans le téléviseur, en raison de la luminosité ambiante. Ces vues véhiculent à elles seules la « morale » du film. Car ces habitants avaient demandé une route. Ils ont hérité de l’électricité qui rapporte davantage aux autorités locales. Il est fort probable que, en l’absence de solution pour désenclaver ces lieux, en lien avec l’opposition de certains à l’arrivée de l’électricité et au regard du manque de moyens de ces montagnards pour payer des dépenses imprévues et imposées, le quotidien, un temps écorné par l’arrivée de cette technologie, va reprendre son cours, autour du thé mais… sans électricité.

VI. En guise de conclusion

Deux sociétés se font face dans ces films : l’une construit, en le poursuivant, un récit communautaire, l’autre instruit une demande de communication dans laquelle les interlocuteurs ne sont ni individués, ni identifiés dans leurs usages.

Or, si le soi comme le sens – direction et signification prises par une société – considérés comme des entités immuables sont des utopies dangereuses, car régressives, la prise de pouvoir sans considération des constituants culturels et sociétaux est tout aussi nocive et destructrice. Ces actions se conjuguent en effet au motif de la rentabilité, sans souci des normes, us et coutumes du monde sur lesquels elles agissent. La société berbère doit elle aussi évoluer pour entrer dans un échange, un dialogue à parité, un champ-contrechamp actif avec cet Autre auquel il lui arrive de sacrifier la poule aux œufs d’or, au nom d’intérêts néfastes pour l’évolution des deux partis.

C’est une des morales de ces films qui, chacun à sa manière, évite d’emprunter les voies du machiavélisme, préférant la nuance et l’énonciation à la dénonciation.

Bibliographie

Frédérique Devaux Yahi De la naissance du cinéma kabyle au cinéma amazigh, Paris, L’Harmattan, 2016.

Houria Alami M’Chichi, Genre et politique au Maroc. Les enjeux de l’égalité hommes-femmes entre islamisme et modernisme, Paris, L’Harmattan, 2013.

Bernard Lahire, L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Pluriel, 2012.

Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Plon, 1952.

Raymond Williams, Culture et matérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

Notes

1  Dans son préambule, la Constitution algérienne de novembre 1996 considère que l’Islam, l’Arabité et l’Amazighité sont constitutives de l’identité algérienne. Au Maroc, la « Charte nationale de l’éducation et de la formation » de 1999 prévoit une ouverture sur la langue tamazight pour faciliter l’apprentissage de la langue officielle, l’arabe. En 2001 l’État marocain crée l’Institut Royal pour la Culture Amazigh (Ircam) placé, comme d’autres conseils supérieurs, sous la responsabilité directe du Roi. Il doit soutenir la promotion et assurer la sauvegarde de la culture berbère. Quatre ans plus tard, devant l’absence de politiques et d’actions en faveur de la langue amazigh (toujours cantonnée à la sphère privée), des membres du conseil de cet institut démissionnent. Apparaît également en 2005, le Parti démocratique amazigh marocain, Il est dissous en 2008 par la cour administrative de Rabat pour non-conformité aux lois régissant les partis politiques. Retour au texte

2 Cherif Aggoune, La fin des djinns, 1990. Retour au texte

3  La victoire du Front Islamique du salut (FIS) aux législatives algériennes ayant été annulée en 1991, s’ensuit un chaos politique et social jusqu’au début des années 2000. Retour au texte

4  Adaptation du roman éponyme : Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Plon, 1952. Retour au texte

5 Le titre Macahu (équivalent au « Il était une fois » français) a été transcrit Machaho dans toutes les critiques. Nous conservons donc cette dernière écriture. Retour au texte

6  Le chaoui est une des nombreuses déclinaisons de la langue berbère, aux côtés du chleuh, du mozabite et du tergui. Le chaoui est parlé dans la région des Aurès en Algérie. Retour au texte

7  En ce qui concerne les œuvres que nous traitons ici, il semblerait que plus la langue amazigh est reconnue, plus les aides sont sinon aisées, en tout cas moins difficilement accessibles. Retour au texte

8  Citons parmi d’autres le Festival Issni n Ourgh d’Agadir au Maroc et le Festival du film amazigh en Algérie. Retour au texte

9  Les « djinns » sont des esprits – bienfaisants ou non – provenant d’une culture animiste, qui habitent en particulier dans les cavités comme les grottes. Mais ils peuplent aussi le foyer et sont présents dans de nombreux contes. Retour au texte

10 Nous relevons toutefois dans notre ouvrage De La naissance du cinéma kabyle au cinéma amazigh, des índices parsemés par Hadjadj qui nous égarent davantage encore pour situer ce conte. Ainsi en va-t-il de la chanson Yemma tedda hafi (Maman marche nu pieds), célèbre en Kabylie dans les années 80, susurrée par une jeune fille. Voir op. cit., Paris, l’Harmattan 2016, p. 195-196 Retour au texte

11  Le Maroc est sous protectorat français jusqu’en 1956. L’Algérie est une colonie française jusqu’en 1962. Retour au texte

12 Il existe de très nombreux écrits sur le “mythe kabyle” qui est, dans les faits, une marginalisation des kabyles à des fins politiques. Citons, parmi beaucoup d’autres, Karima Dirèche, « Quand les missionnaires rencontrent l’Islam berbère. Cécité coloniale et malentendus dans l’Algérie de la fin du XIXe siècle », Colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH. Retour au texte

13  Raymond Williams, Culture et matérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009. Retour au texte

14  Concernant la structure des langues, on peut se référer notamment aux recherches et écrits de Claude Hagége. Retour au texte

15  Le premier long-métrage de cinéma parlé de bout en bout en chleuh est celui de Marie Epstein et Jean-Benoit Levy, Itto, en 1934. Retour au texte

16  Ces écritures ont été retrouvées notamment dans les grottes de Tassili. On ne doit pas confondre l’écriture tamazight et le tifinagh. Ce dernier est écrit et lu par peu de Berbères, alors que l’amazigh est courant (lu, écrit, parlé). Son écriture a été fixée dans les années 1970 par l’Académie berbère, même s’il subsiste encore des variantes, dues notamment aux nuances régionales et à la transcription parfois malaisée de certaines lettres. Retour au texte

17  Le tamurt wwaεraben (le pays des Arabes) s’oppose au tamurt leqbayel (le pays des Kabyles) ou tamurt n baba (le pays de mon père). Retour au texte

18  Tant au Maroc qu’en Algérie, au moment de la présence française sur les territoires, la population berbère a été traitée de manière différente des populations arabes. Il faudrait s’étendre ici sur la présence des Pères Blancs en Kabylie pour christianiser la région ou sur le dahir de 1930 au Maroc qui autorise les chefs de tribus berbères à rendre la justice dans leur population, ce qui n’est pas permis aux populations arabes. Retour au texte

19 La traduction du titre Tamazirt ufella (retranscrit Tamazirt oufella dans les critiques) n’est pas exactement la même au Maroc (= Le pays d’en haut) et en Algérie. En kabyle en effet, tamazirt ufella signifierait « le jardin d’en haut ». Retour au texte

20 Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Le Seuil, 1989. Retour au texte

21  Bernard Lahire, L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Pluriel, 2012. Retour au texte

22  Voir à ce sujet Alami M’Chichi Houria, Genre et politique au Maroc, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire et Perspectives Méditerranéennes », 2013. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Frédérique Devaux Yahi, « Films berbères et identités », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 12 février 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=187

Auteur

Frédérique Devaux Yahi

Maître de conférences à l’Université de Aix/Marseille, Département Arts Sciences, Technologies. Franco-berbère, auteure notamment De la naissance du cinéma kabyle au cinéma amazigh (L’Harmattan, 2016). Elle est également réalisatrice indépendante ou pour la télévision.

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