La mise en scène des appartenances post-coloniales au sein d’œuvres de rappeurs contemporains en France

DOI : 10.35562/marge.177

Résumés

Cet article propose d’observer au sein des œuvres de plusieurs rappeurs de quelles manières les thématiques plurielles s’inspirent des expériences et des trajectoires de vie singulières de chacun des artistes. Certaines de leurs caractéristiques sociales communes, permettent de voir émerger de grands motifs : l’histoire coloniale, les trajectoires migratoires, les expériences de la pauvreté ou encore du racisme. Ceux-ci construisent des sentiments d’appartenances à un groupe social aux contours indéfinis : celui de la jeunesse pauvre, non-blanche et des quartiers populaires.

This article proposes to observe how multiple themes within their work are inspired by the unique life experiences and paths of rap artists. Some of their common social traits point to a number of broad patterns: the history of colonialism, migration trajectories, the experience of poverty or even racism. These patterns fashion a sense of belonging to a social group with undefined contours: that of the poor, non-white and working-class area youth.

Plan

Texte

Alors que je me suis attaché pendant hyper longtemps à préserver une écriture noire, parce que je suis noir et qu’à un moment donné c’était important pour moi qu’on reconnaisse ça dans mon écriture, mon album Autopsie d’une sous-France, je l’ai fait sans penser à ça. Je l’ai fait comme un Français qui se pose des questions sur son pays, dans lequel il vit et dans lequel il élève ses enfants. […] J’étais en Suisse au moment des élections françaises et j’étais estomaqué. Le six [mai 2007 – élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle] au soir, j’ai commencé à écrire.1

Dans cet extrait d’entretien, le rappeur D’ de Kabal évoque les moteurs de ses processus créatifs : il puise aussi bien au cœur de ses problématiques identitaires passées et intériorisées (l’histoire de l’esclavagisme et les héritages antillais) qu’au sein des appartenances construites au présent par le contexte social et politique contemporain. L’entrecroisement de ces thèmes appelle une réflexion intersectionnelle prenant en compte les logiques complexes de catégorisation, à la croisée de plusieurs rapports sociaux (« race », classe, genre, espace notamment). Dans cet article, je vais observer au sein des œuvres de plusieurs rappeurs2 de quelles manières les thématiques plurielles s’inspirent des expériences et des trajectoires de vie singulières de chacun des artistes. Certaines de leurs caractéristiques sociales communes, permettent de voir émerger de grands motifs : l’histoire coloniale, les trajectoires migratoires, les expériences de la pauvreté ou encore du racisme. Ceux-ci construisent des sentiments d’appartenances à un groupe social aux contours indéfinis : celui de la jeunesse pauvre, non-blanche et des quartiers populaires. Ce travail fournit l’occasion d’observer comment les trajectoires des artistes se retrouvent au sein de leurs productions artistiques en influençant des préoccupations récurrentes.

I. Une grille de lecture postcoloniale pour l’interprétation des œuvres étudiées

Dans leur acceptation large, les études postcoloniales traitent des relations entre les ex-colonisés et les ex-pays colonisateurs ainsi que de la perpétuation et du renouvellement de ces rapports de dominations. Le terme « post » ne cherche pas à signifier la période qui suit les époques coloniales – reléguant alors celles-ci à un moment révolu – mais désigne ce qu’il reste et se perpétue après le colonialisme. La société française serait donc, dans ses politiques intérieures et extérieures, reconfigurée par les relations de domination géopolitiques, économiques et symboliques bâties durant la colonisation : « le devenir postcolonial a donné naissance à de nouvelles réalités sociétales non seulement là-bas, dans les anciennes colonies mais aussi au cœur de l’hexagone »3.

Au sein de son étude littéraire de paroles de rap, Bettina Ghio note une continuité entre son corpus d’œuvres et la littérature postcoloniale. Tous deux sont empreints de questionnements portant sur la colonisation, l’esclavagisme ou leurs suites :

Les textes de ces rappeurs abordent la question coloniale, esclavagiste et postcoloniale sous des perspectives diverses où nous pouvons reconnaître les traits essentiels de l’écriture francophone postcoloniale caractérisée par une sorte de « trauma » littéraire résultant du «passé colonial [qui] reste présent comme une trace, une empreinte douloureuse ».4

En plus du « passé historique » et des « récits mémoriels », les textes de rap étudiés se penchent également sur la persistance des politiques coloniales à l’heure actuelle. Par exemple, dans la chanson « Nom, prénom, identité », Philippe du groupe La Rumeur se définit comme un « colonisé en retard » face aux discours et représentations d’une classe dirigeante : « Énarque ou en Polytechnique / Qu'on formate à leurs techniques / Me disent complexe comme un conflit ethnique / Et dans c’contexte j'ai des réflexes de colonisé en retard / Tellement à part dans notre te-men-apar »5. En remontant à l’époque coloniale, les artistes étudiés fournissent des explications aux discours et à pratiques dominantes contemporaines. Comprendre les filiations et les héritages leur permet d’appliquer un jugement sans appel vis-à-vis du racisme et des discriminations actuelles, s’approchant, dans leurs structures, des anciens rapports de pouvoir entre colons et colonisés. C’est ainsi que les sous-parties suivantes de cette contribution sont construites : en reprenant l’ensemble des situations perçues comme résultantes et persistances de la période coloniale dans les discours des artistes enquêtés.

II. L’histoire coloniale et l’impérialisme contemporain : un devoir de mémoire en musique

Parmi les chansons des rappeurs étudiés, nombreuses sont celles qui se rapportent à l’histoire coloniale internationale : l’empire colonial français, la colonisation des Amériques ou encore la traite négrière et l’esclavagisme font partie de leurs représentations historiques principales. Elles sont également accompagnées d’œuvres traitant des guerres menées au XXIe siècle, perçues comme des politiques de « néo-colonisation » visant, pour les puissances occidentales, à réinvestir certains territoires. Un travail de recherche et de récits mémoriels est alors entrepris afin de comprendre et de transmettre une part de l’Histoire considérée comme celle de ces rappeurs. Les chansons écrites sont souvent en rapport avec leur origine familiale.

Deux des rappeurs d’origine antillaise, D’ de Kabal et Philippe de La Rumeur relatent la période de l’esclavagisme ainsi que les douleurs qui persistent et s’illustrent de façon sensorielle chez les descendants d’esclaves. Dans « Nature morte »6, Philippe parle de ses « douleurs fortes » – « C’est ma nature morte mes douleurs fortes / Qui de Guadeloupe à Gorée se glissent sous leurs portes » – puis fait le compte de ses « 365 cicatrices »7 dans le morceau du même nom : « Ils ont enchaîné nos pères pour qu'ils les regardent violer nos mères / Et merde si aujourd'hui on en subit les séquelles / Mais qu'est-ce que quelques années environ quatre cents / Et si la fin colle au début ça finira dans un bain de sang ». D’ de Kabal évoque sa chair marquée par les souffrances de ses ancêtres – « C’est un hymne à nos ancêtres les esclaves / Entravés humiliés tués à la tache / C’est une prière pour nos pères et nos mères / Pour notre Histoire celle qu’on nie qui marque nos chairs » 8 – mais également la transmission de la rage de survivre : « Ce qui nous tient c’est de savoir que nous sommes les descendants de survivants incassables / Ce qui nous lie c’est de sentir gronder en nous cette folie cette rage incassables »9.

Skalpel, fils de réfugiés politiques uruguayens, s’arrête quant à lui sur la colonisation de l’Amérique du sud : dans « 500 ans »10, il revient sur le génocide opéré par les colons européens : « Pour l’argent l’or et les épices / Ils héritaient de la mort de père en fils / Génocide un continent des cicatrices / Latino Indiens Blancs Noirs et Métis ». Au travers de la forme littéraire et chansonnière du story telling, Médine a développé de nombreuses histoires des guerres de colonisation ou d’occupation occidentales : « Enfant du destin [Petit Cheval] »11 se penche sur l’histoire d’un Indien d’Amérique, « Enfant du destin [Sou Han] »12 sur une enfant de la guerre du Vietnam, « Enfant du destin [Kounta Kinté] »13 sur un esclave mandingue capturé puis vendu aux États-Unis. Toutefois, sa biographie familiale est également traitée, notamment à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Son morceau « Alger pleure » 14 revient sur l’histoire de la guerre d’Algérie : « On n'voulait pas d'une séparation de crise / De n'pouvoir choisir qu'entre un cercueil ou une valise / Nous n'voulions pas non plus d'une Algérie française / Ni d'une France qui noie ses indigènes dans l'fleuve de la Seine ».

Le rôle de la France en Afrique et les relations de domination économique englobés sous le terme de « Françafrique » figurent aussi en bonne place au sein des albums étudiés. Youssoupha rappelle certains faits historiques dans « Rap franc CFA »15 : « Tous nos vestiges millé-millénaires mais cependant / Ils disent que ça fait seulement cinquante piges qu'on est indépendant / Qu'on obéisse et qu'on se couche mec / Pendant qu'ils font du biff sur la misère de l'Afrique comme Bernard Kouchner ». De son côté le groupe Kalash mentionne régulièrement le cas rwandais et consacre une chanson au rôle de la France dans le génocide Tutsi : « Un génocide c’est presque rien dans ces régions / Voilà c’qu’on entendait de l’Élysée à Matignon […] / Comment ils laissent crever l’Afrique »16.

Enfin, les guerres contemporaines sont traitées. Quelques morceaux s’y consacrent longuement : Médine s’attaque au centre de détention de Guantanamo à deux reprises avec « Guantanamo »17 et « Camp delta »18 et MAP dédie une chanson à la seconde guerre du Golfe avec « Sheherazade »19. La question palestinienne revient très régulièrement, comme parangon de l’oppression des peuples arabes. Outre les mentions faites au cours de nombreux morceaux, plusieurs d’entre eux lui sont entièrement consacrés : « Génération Palestine » de Skalpel, « Enfant du destin [David] » de Médine, « Palestine (N'harJedid) » de MAP, « Inscrit ! Je suis Arabe » de ZEP (qui reprend et traduit un texte du poète palestinien Mahmoud Darwich) et « Guerriers sans arme » de Kalash20.

III. Trajectoires migratoires et vécus immigrés : témoigner et laisser une trace

Si les paroles de rap étudiées font état de revendications et de colères exprimées à l’encontre des rapports de domination et d’exploitation, elles prennent aussi valeur de témoignage. Les rappeurs font part de situations singulières : de l’histoire de leur famille aux récits de leurs propres conditions de vie naissent des œuvres qui évoquent aussi bien les trajectoires migratoires, l’installation en France ou encore le vécu des immigrés. Les artistes peuvent s’inspirer fortement de leur vie réelle ou romancer à partir de leurs connaissances de ces situations.

À propos des trajets migratoires, plusieurs des rappeurs étudiés se sont essayés à cet exercice de récit fictionnel s’attachant à retranscrire des expériences. Ainsi, Médine relate l’immigration d’un homme sénégalais, parti d’Afrique pour arriver en France et voir finalement brûler son immeuble vétuste dans « Boulevard Vincent Auriol »21. Il utilise le même procédé dans « 17 octobre »22, évoquant le parcours de migration d’un Algérien, arrivé en France pour finir noyé dans la Seine lors de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961. Il fait alors apparaître la dureté des conditions d’immigration précédant ces dénouements tragiques : « Bluffé par leur manque d'hospitalité / Ainsi sont-ils moralisateurs sans moralité / Démoralisé je reprends le chemin / Lequel me conduira dans les quartiers maghrébins / Nanterre monticule de bidonvilles / Habitation précaire pour mon entrée en vie civile ».

Certains préfèrent des récits autofictionnels : ils prennent leur vie et leurs ressentis comme matériaux narratifs. Dans son couplet de la chanson « Les mains noires »23, Hamé offre un résumé de ses souvenirs d’enfance, empreints d’Algérie et culture algérienne, de la guerre encore proche ainsi que de la situation de grande pauvreté de son père lors de son installation en France :

Je suis né juste après l’extinction d’un feu / Dont j’garde des braises fumantes au creux / De ma gorge de ma langue de mes yeux / À c’pays de sable je n’ai jamais dit adieu / On m’a porté à bout d’bras jusque ici / Dans la poussière d’un septembre après-midi / Dans des langes dépliés par le bruit / Dans l’espoir d’entrevoir un peu la vie / Ça n’s’oublie pas un être humain qui n’a plus rien / Et qui s’arrache pour mettre à table un bout de pain / C’est comme la peur du noir dans une chambre sans fenêtre / C’est comme les mots rares d’un analphabète / Et puis j’ai grandi en apprenant / Des noms de géants / Féraoun Fanon Kateb Yacine / Comme le trésor de guerre à la fin du film / D’un bout à l’autre de ma trajectoire / L’Algérie s’évade et revient me voir / Tout comme je verrai jusqu’à l’ultime soir / Le pas de mon père et ses mains noires.

De ces vécus immigrés, les rappeurs étudiés en retiennent notamment l’expérience du racisme, omniprésente au sein de leurs œuvres. Cependant quelques-unes de leurs chansons traitent plus particulièrement de cette oppression subie. Parmi elles, « Soldat lambda », « Nom, prénom, identité » et « Je suis une bande ethnique à moi tout seul » de La Rumeur, « Révoltés » de Skalpel, « Négros, bicots, basanés et pauvres » et « 44 négros » de D’ de Kabal, « Double discours » et « Don’t panik » de Médine, « La chasse est ouverte » de MAP, « La gueule du patrimoine » et « Je me soigne » de ZEP ou encore « Notre échec » et « Les yeux ouverts » de Kalash24.

IV. Classes et quartiers populaires : récits de vie et sentiments d’appartenance

Au sein des œuvres étudiées, les rappeurs font régulièrement apparaître le décor des quartiers populaires. Lorsque ce n’est pas dans les paroles des chansons que sont décrits ces lieux, ce sont sur les pochettes des albums qu’ils sont représentés : les grands bâtiments, la ville ou encore les espaces de vie communs y sont souvent photographiés ou dessinés. Outre l’histoire de la colonisation ou de l’immigration, ce qui semble rassembler les artistes étudiés sont ces conditions de vie partagées. Les récits de ces vécus des classes populaires et des catégories immigrées prennent donc place au sein des morceaux de rap. Régulièrement, l’idée est soulevée que ces conditions de vie sont héritées de l’époque coloniale. Les dominations subies sont alors comparées (directement ou au moyen de figures littéraires) à celles vécues par leurs ancêtres : la pauvreté, la misère, les pratiques des institutions coercitives et répressives (de la police et des établissements pénitenciers) occupent une bonne place dans les thématiques abordées. Le « quartier » est le lieu où se déroulent de nombreuses actions narrées au sein des chansons. Il est représenté différemment selon les auteurs et selon les morceaux : tantôt participant de la construction d’un « entre-soi », tantôt lieu cible de maux et d’oppressions. Les rappeurs ont aussi bien parfois la tentation de vouloir le « représenter », d’exprimer la fierté d’y vivre que la volonté d’expliquer le besoin de s’extraire de ces conditions de vie indigentes.

Dans certaines chansons, les rappeurs clament leur appartenance à ces quartiers populaires. Le groupe La K-Bine et le rappeur D’ de Kabal utilisent le pronom « nous » pour relater les expériences de vie des quartiers populaires. Les forts sentiments d’appartenance sont alors liés à la dénonciation de la pauvreté et des violences subies : « Nos enfants ne sont pas pires qu'avant / Comme leurs aînés ils ont connu les mêmes bâtiments / À perte de vue dur pour un fils quand au taf son père se tue / Le mal se perpétue avec un frère qui a les diplômes et pas de taf / Donc y'a plus d'étude alors on cherche les tunes »25 ; « Nous sommes nés en ces lieux primitifs / Élevés dans l’imagerie qui depuis toujours enferme nos esprits / Nous sommes laissés convaincre sur notre non-potentiel à survivre en dehors de nos murs / Alors nous avons choisi de mutualiser nos points de sutures »26. De nombreuses autres chansons témoignent des vécus et retranscrivent un visage sombre de ces quartiers : Médine évoque le chômage et la précarité qui règnent au Havre – « On a des gueules d'après guerre des gens pas très clairs avec des emplois précaires / On est des rats de conteneurs qu'on gagne ou qu'on perde / On choppe le cancer en même temps qu’nos salaires »27 – et Youssoupha compare les bâtiments sinistres et vétustes des quartiers populaires de France : « Tous à la même adresse banlieues malsaines bidonvilles de Marseille / Bâtiments de Sarcelle la misère qui harcèle / Prends le mal à sa genèse et tu comprendras pourquoi on aime siffler la Marseillaise »28.

De façon plus précise, certains textes de rap étudiés se concentrent sur des traitements spécifiques ou des expériences récurrentes au sein des quartiers populaires. Les relations à la police ou les modes de résistance émeutière, notamment depuis la révolte des quartiers populaires de la fin 2005, imprègnent les albums. Ils sont au cœur de « Requiem »29 de La Canaille – « Toi t’as réveillé le malaise de trente années de chômage / Trente années d’austérité qui ont fait des ravages / Des mômes fous d’rage inconscients et suicidaires / Il est beau l’résultat d’ta politique sécuritaire » – et de « Qui ça étonne encore ? »30 de La Rumeur – « C’est ni l’pied ni la gloire quand tout crame / C’est même pas une réponse à la hauteur du drame / […] Si on se jette dehors avec le diable au corps / C’est qu’on refuse de vivre sans honorer nos morts ». Ils expriment une des réponses collectives aux violences subies, émanant des quartiers eux-mêmes.

V. Conclusion

Au cours de ce panorama des thématiques des œuvres, interprétées au prisme des études postcoloniales, je me suis avant tout intéressée aux paroles des chansons étudiées. Pourtant, c’est souvent au sein des éléments musicaux du rap que se repèrent certaines des dimensions postcoloniales des œuvres étudiées. Comme le note le sociologue Morgan Jouvenet, une des techniques de création des DJ/producteurs de musique rap est d’agencer ensemble des sons et des musiques disparates afin de produire une nouvelle instrumentalisation : « le musicien triture un matériau musical déjà constitué pour produire un bricolage musical […]. Pour cela, le compositeur multiplie les sources, manipulant (via son ordinateur) des sons aussi bien tirés d’œuvres musicales […] que captés dans la rue ou extraits de films »31. En ce qui concerne les œuvres étudiées, les artistes mêlent souvent des musiques ou des instruments se rapportant à leurs divers héritages et influences. Une « hybridité postcoloniale »32 se repère à l’écoute des œuvres, décelée dans le mélange des genres. La musique hip-hop apprise par la socialisation avec les pairs, les sonorités et les instruments des pays d’origine ainsi que la chanson héritée des institutions socialisatrices et des industries culturelles françaises sont autant d’esthétiques musicales qui forment et influencent les créations des artistes étudiés. Les hybridations de chaâbi et chanson française, rock et funk, accordéons et derboukas, platines et guitares avec des pratiques esthétiques du genre rap francophone sont autant de traces des héritages complexes majoritairement issus de la situation postcoloniale.

En ayant observé que les thématiques principales des œuvres des rappeurs étudiés s’articulaient autour des héritages des luttes anticoloniales et antiracistes, de l’histoire coloniale et impériale ainsi que des récits de l’immigration et des conditions de vie des classes et des quartiers populaires, j’ai pu examiner une part importante de leurs éléments se rapportant au postcolonialisme. Sans attribuer aux récits fictionnels un pouvoir de représentation ou de description scientifique du monde social, les sociologues peuvent s’emparer des œuvres afin de questionner les rapports sociaux et leurs représentations. Les œuvres étudiées peuvent, par exemple, permettre d’interroger les rapports de domination tels qu’ils sont pensés par les enquêtés33. Ici, on s’aperçoit que les histoires familiales forment un terreau fertile qui nourrit les points de vue et les positionnements sur la période coloniale, le destin actuel des pays anciennement colonisés et le traitement de l’immigration en France. La socialisation primaire des artistes étudiés, qui s’est majoritairement déroulée au sein des classes et des quartiers populaires, a engendré des œuvres illustrant des expériences des discriminations liées à la « race » et à la « classe sociale ».

Bibliographie

Bhabha Homi K., Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.

Bancel Nicolas, Bergnault Florence, Blanchard Pascal, Boubeker Ahmed, Mbembe Achille et Vergès Françoise, Ruptures post coloniales : Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 9-34.

Dorlin Elsa, « Vers une épistémologie des résistances », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 5-18.

Ghio Bettina, Le rap français : désirs et effets d’inscription littéraire, Thèse de doctorat en Littératures française et francophone, sous la direction de Bruno Blanckeman, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2012.

Jouvenet Morgan, Rap, techno, électro… : Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Paris, La Maison des Sciences de l’Homme, 2006.

Sonnette Marie, Des manières critiques de faire du rap : pratiques artistiques, pratiques politiques. Contribution à une sociologie de l’engagement des artistes, Thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Bruno Péquignot, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2013.

Sonnette Marie, « Des mises en scène du “nous” contre le “eux” dans le rap français. De la critique de la domination postcoloniale à une possible critique de la domination de classe », Sociologie de l’Art, n° 23-24, p. 153-177.

Notes

1 Entretien avec D’ de Kabal, 15/12/2008. Retour au texte

2 C’est un terrain singulier dont il s’agit puisque ma thèse porte sur les parcours et les œuvres de rappeurs se revendiquant comme « contestataires ». Marie Sonnette, Des manières critiques de faire du rap : pratiques artistiques, pratiques politiques. Contribution à une sociologie de l’engagement des artistes, Thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Bruno Péquignot, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2013. Retour au texte

3 Nicolas Bancel, « Introduction : De la fracture coloniale aux ruptures postcoloniales », in Bancel Nicolas, Bergnault Florence, Blanchard Pascal, Boubeker Ahmed, Mbembe Achille et Vergès Françoise, Ruptures post coloniales : Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 11. Retour au texte

4 Bettina Ghio, Le rap français : Désirs et effets d’inscription littéraire, Thèse de doctorat en littérature, sous la direction de Bruno Blanckeman, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2012, p. 400. Retour au texte

5 Philippe, « Nom, prénom, identité », dans La Rumeur, Regain de tension, Paris, EMI, 2004. Retour au texte

6 Le Bavar, « Nature morte », dans La Rumeur, Du cœur à l’outrage, Paris, La Rumeur Records, 2007. Retour au texte

7 Le Bavar, « 365 cicatrices », dans La Rumeur, L’ombre sur la mesure, Paris, EMI, 2002. Retour au texte

8 D’ de Kabal, « Ancêtres », Incassable(s), Paris, Asphaltiq’, 2006. Retour au texte

9 D’ de Kabal, « Incassable(s) », Ibid. Retour au texte

10 Skalpel, « 500 ans », Kommando Malik, Paris, La K-Bine prod, 2007. Retour au texte

11 Médine, « Enfant du destin [Petit Cheval] », Jihad : le plus grand combat est contre soi-même, Le Havre, Din Records, 2005. Retour au texte

12 Médine, « Enfant du destin [Sou-han] », 11 septembre : Récit du 11e jour, Le Havre, Din Records, 2004. Retour au texte

13 Médine, « Enfant du destin [Kounta Kinté] », Arabian panther, Le Havre, Din Records/Because, 2008. Retour au texte

14 Médine, « Alger pleure », Made in, Le Havre, Din Records/Because Music, 2012. Retour au texte

15 Youssoupha, « Rap franc CFA », En noir et blanc : en attendant l’album Noir Désir, Paris, BomayéMusik, 2011. Retour au texte

16 Kalash, « Comment ils laissent », La valse des invisibles, Paris, La sierra prod/Because music/Musicast, 2012. Retour au texte

17 Médine, « Guantanamo », Jihad : le plus grand combat est contre soi-même, Op. cit. Retour au texte

18 Médine, « Camp delta », Arabian panther, Op. cit. Retour au texte

19 Ministère des Affaires Populaires, « Sheherazade », Debout là d’dans !, Paris, Booster, 2006. Retour au texte

20 Skalpel, « Génération Palestine », Chronique de la guerre civile, Paris, Bboykonsianprod, 2011 ; Médine, « Enfant du destin [David] », 11 septembre : Récit du 11e jour, Le Havre, Din Records, 2004 ; Ministère des Affaires Populaires, « Palestine (N'harJedid) », Les bronzés font du Ch’ti, Paris, Pias, 2009 ; Zone d’Expression Populaire, « Inscrit ! Je suis Arabe », Zone d’Expression Populaire, Lille, Balle populaire, 2011 et Kalash, « Guerriers sans armes », À l’aurore du come-back, Paris, Sierra Maestra/Musicast, 2007. Retour au texte

21 Médine, « Boulevard Vincent Auriol », L’album blanc, Le Havre, Din Records, 2006. Retour au texte

22 Médine, « 17 octobre », Table d’écoute : en attendant Arabianpanthers, Le Havre, Din Records, 2006. Retour au texte

23 Zone Libre vs. Casey et Hamé, « Les mains noires », Angle mort, Paris, La Rumeur Records, 2009. Retour au texte

24 La Rumeur, « Soldat lambda », Regain de tension, Paris, EMI, 2004, « Nom, prénom, identité », Ibid. et « Je suis une bande ethnique à moi tout seul », Du cœur à l’outrage, Paris, La Rumeur Records, 2007 ; Skalpel, « Révoltés », En attendant le 3e album, Paris, La K-Bineprod, 2007 ; D’ de Kabal, « Négros, bicots, basanés et pauvres », Contes ineffables, op. cit. et « 44 négros », Incassable(s), Paris, Asphaltiq’, 2006 ; Médine, « Double discours », Jihad : le plus grand combat est contre soi-même, Le Havre, Din Records, 2005 et « Don’tpanik », Arabianpanther, Paris, Because/Din Records, 2008 ; Ministère des Affaires Populaires, « La chasse est ouverte », Les bronzés font du Ch’ti, Paris, Pias, 2009 ; Zone d’Expression Populaire, « La gueule du patrimoine », Zone d’Expression Populaire, Lille, Balle populaire, 2011 et « Je me soigne », Ibid. ; Kalash, « Notre échec », Flot d’mots, Paris, Brief Records, 1999 et « Les yeux ouvert », La valse des invisibles, Paris, La Sierra prod/Because music/Musicast, 2012. Retour au texte

25 La K-Bine, « Insécurité », Légitime défense, Paris, Bboykonsian Prod, 2009. Retour au texte

26 D’ de Kabal, « Prisonniers », Autopsie d’une sous-France, Bobigny, R.I.P.O.S.T.E, 2008. Retour au texte

27 Médine, « LH », Table d’écoute 2, Le Havre, Din Records, 2011. Retour au texte

28 Youssoupha, « La même adresse », Sur les chemins du retour, Paris, Bomayé Musik / Hostile / EMI, 2009. Retour au texte

29 La Canaille, « Requiem », La Canaille, Paris, La Canaille/Sober and gentle/Discograph, 2009. Retour au texte

30 La Rumeur, « Qui ça étonne encore ? », Du cœur à l’outrage, Paris, La Rumeur Records, 2007 Retour au texte

31 Morgan Jouvenet, Rap, techno, électro… : Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2006, p. 59. Retour au texte

32 Le concept d’hybridité culturelle, appliquée aux théories postcoloniales, a été développé par Homi K.Bhabha. Le théoricien de la littérature y perçoit le moyen de dépasser les oppositions entre le « soi » et « l’autre ». À propos de l’ouvrage Les lieux de la culture, Marie Cuillerai explique : « Au-delà du langage binaire, maître et esclave, colons et opprimés, l’hybride retrace les modalités d’une contamination mutuelle. […] Hybridation qui apparaît alors comme un pharmakon, poison intérieur de l’autorité coloniale et remède, forme même de la résistance du corps colonisé. » (Marie Cuillerai, « Le Tiers-espace : une pensée de l’émancipation ? » [en ligne], Acta Fabula, « Dossier critique : Autour de l'œuvre d'Homi K. Bhabha », disponible sur http://www.fabula.org/revue/document5451.php). En effet, Homi K. Bhabha propose « la conceptualisation d’une culture internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture » (Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007, p. 83). Retour au texte

33 À ce propos, voir Marie Sonnette, « Des mises en scène du “nous” contre le “eux” dans le rap français. De la critique de la domination postcoloniale à une possible critique de la domination de classe », Sociologie de l’Art - OpuS, n° 23-24, p. 153-177. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marie Sonnette, « La mise en scène des appartenances post-coloniales au sein d’œuvres de rappeurs contemporains en France », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 12 février 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=177

Auteur

Marie Sonnette

Marie Sonnette est maitresse de conférences en sociologie à l’Université d’Angers. Elle a soutenu une thèse de sociologie en octobre 2013, sous la direction de Bruno Péquignot à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, qui portait sur les pratiques d’engagements politiques de rappeurs dans la France contemporaine. Elle est rattachée au laboratoire ESO - CNRS/UMR 6590 et associée au Cerlis – CNRS/UMR 8070.

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