Introduction
Parce qu’il affecte les rythmes et les formes de la vie sociale de multiples façons et au gré des contextes socio-historiques, le fait migratoire constitue un champ d’étude fertile pour les sciences humaines et sociales. Parmi les sources à disposition des chercheurs pour l’étudier, apparaît le récit de vie, qu’il soit mobilisé pour identifier les formes de l’expérience individuelle ou davantage pour saisir les ressorts d’une histoire collective. Fréquemment (et diversement) sollicité au sein de la discipline sociologique1, le récit de vie apparaît être une approche méthodologique particulièrement adaptée à l’étude du phénomène migratoire et de ses dimensions plurielles en termes de temporalité ou de parcours. « Il s’agit de tisser les fils de l’histoire avant et après la migration, de penser comment s’opèrent des confrontations et des ajustements sociaux et culturels »2.
S’appuyant sur une thèse de sociologie en cours3, cet article vise à démontrer comment le récit de vie ou l’entretien biographique4 peuvent être un outil précieux pour investiguer le champ des migrations et les questionnements contemporains qui le caractérisent. Plus précisément, interrogeant les effets de l’expérience migratoire sur les parcours conjugaux d’émigrantes d’Afrique de l’Ouest et centrale installées en France5, notre recherche doctorale trouve dans l’entretien à caractère biographique un moyen de replacer le choix conjugal au cœur des cadres sociaux et des temporalités qui contribuent à le façonner.
Si on se réfère à la définition « minimaliste » formulée par Daniel Bertaux6, « il y a du récit de vie dès qu’il y a description sous forme narrative d’un fragment de l’expérience vécue »7. Il est ainsi question de recueillir le parcours de vie d’un individu via le récit qu’il en fait. En dépit des biais (inévitables) qui lui sont associés8, cette approche « biographique »9 du monde social constitue un mode d’accès à ses rouages. En effet, aussi subjective ou faillible qu’elle puisse paraître, la parole des personnes interviewées est une entrée privilégiée vers les « mondes vécus »10 (au sens de ce qui fait sens pour l’individu) mais aussi vers les environnements sociaux concrets. Abordé comme un « récit de pratiques »11, le récit de vie devient le lieu de descriptions de cadres de vie et de pratiques sociales permettant d’aller au-delà des discours et des représentations (non négligeables pour autant) pour, in fine, avec l’accumulation de différents récits, réussir à identifier des traits récurrents venant caractériser les mondes sociaux des personnes enquêtées (les pratiques genrées ou les normes éducatives prévalant au sein des sociétés d’émigration considérées, par exemple).
Parmi les diverses manières de mobiliser le récit de vie, la démarche plaçant en son cœur le « parcours de vie » tel qu’il a pu être conceptualisé, dans la recherche anglo-saxonne plus particulièrement (approche du life course), permet d’armer l’ambition de saisir les parcours migratoires et conjugaux et leurs évolutions au cours du temps. Après avoir présenté le paradigme du parcours de vie, nous nous pencherons sur ses apports à nos questions de recherche : celui d’identifier les contextes sociaux, dans leur nature et dans leur pluralité ; dans les temporalités qui modèlent les parcours observés ; et enfin, au travers des subjectivités des personnes interviewées qui, si elles sont - par définition - non « neutres », sont indispensables si l’on souhaite saisir ce qui fait sens pour les enquêté(e)s et ce qui, alors, est susceptible d’orienter leurs actions.
Modalités concrètes de l’enquête biographique
Notre thèse repose principalement sur la réalisation de quarante-deux entretiens biographiques conduits (entre 2014 et 2016) auprès de femmes migrantes originaires d’Afrique subsaharienne. Les femmes enquêtées ont toutes émigré adultes d’un pays d’Afrique de l’Ouest ou centrale12 ; elles sont installées en France depuis au moins dix années13 ; et résident (ou ont résidé) au moment de l’enquête dans la commune de Villeurbanne, au sein de l’agglomération lyonnaise14.
Semi-directifs, tous les entretiens ont été conduits sur la base d’un guide construit de manière thématique suivant quatre axes : « Environnement socioculturel d’origine », « Le départ migratoire », « Vie(s) en pays d’immigration » (avec une partie centrale sur la vie conjugale) et, « Entre ici et là-bas : réalités et projections ». La composition des questions a été amenée à évoluer au fil de l’enquête (notamment, une attention plus importante a été accordée à des aspects qui ont paru pertinents dans notre étude et a contrario, un certain nombre de questions ont été mises de côté, pour leur aspect plus périphérique et par manque de temps lors de l’entretien). Si la grille d’entretien a servi de support aux échanges, elle a, dès le départ, laissé de la place aux sujets que les personnes enquêtées tenaient à aborder.
Quelques-unes des enquêtées ont été rencontrées plus d’une fois, soit dans le cadre d’une poursuite d’entretien (l’interview n’ayant pu être terminée à la première rencontre par manque de temps), soit dans le cadre d’échanges informels lors d’un déjeuner au domicile de l’enquêtée par exemple ou lors d’évènements culturels associatifs. Des compléments d’informations à l’entretien ont pu par ailleurs être demandés aux femmes enquêtées par voie téléphonique.
La majorité des entretiens ont été enregistrés au dictaphone, le reste (onze d’entre eux) ayant fait l’objet de prises de notes à la demande de l’enquêtée. La durée moyenne des entretiens conduits est de 2 heures 20. La moitié se sont tenus au domicile de la personne enquêtée, les autres se sont déroulés pour leur majorité sur le lieu de travail de l’enquêtrice (au Rize) dans une salle réservée à cet effet (et sinon, dans un lieu public en ville : lieu de culte, restaurant, banc dans la rue ; sur le lieu de travail de l’enquêtée ou au domicile de l’enquêtrice). Lorsqu’ils ont été conduits au domicile des personnes, ils ont été le lieu d’observations (en particulier dans les cas où le conjoint et/ou les enfants étaient présents), l’ensemble des échanges tenus, du comportement et de l’activité des personnes mises en présence, voire des habits portés, s’étant vu reportés dans un journal de terrain15.
Le « parcours de vie », prisme et paradigme
S’intéresser aux parcours des individus consiste à la fois à se montrer attentif à leur dimension subjective, restituée notamment à travers des récits de vie, et à inscrire ces cheminements individuels dans les contextes sociaux objectifs qui les balisent, ceux-ci étant appréhendés dans leurs multiples dimensions (temporelle, spatiale, économique, familiale, professionnelle, sexuée, etc.)16.
Aujourd’hui largement mobilisé en sciences sociales et en sociologie en particulier, le « parcours de vie » a fait l’objet d’une conceptualisation à la fois comme méthode et approche théorique. Cela est particulièrement vrai dans le contexte anglo-saxon où, principalement depuis les années 1980, le life course (ou parcours de vie) fait l’objet de publications contribuant à l’instituer en tant que courant et parti-pris théorique ou « paradigme »17. En France, l’effort de conceptualisation d’une méthode basée sur les « parcours de vie » ou sur les « parcours » (la dénomination variant selon les auteurs) est moins présent. Toutefois, les travaux de quelques sociologues ont œuvré dans ce sens à l’instar de ceux d’Emmanuelle Santelli sur lesquels s’appuie le travail ici présenté en termes d’approche des parcours (conjugaux) en contexte migratoire. Son apport consiste notamment à montrer comment l’analyse des parcours repose sur une double attention aux dynamiques temporelles et aux logiques d’interdépendance18.
Le paradigme du parcours de vie implique d’appréhender l’individu dans le cadre de ses structures sociales et dans son interaction avec elles. Cela suppose de replacer l’individuel dans son environnement social (ou plutôt, devrait-on écrire au pluriel – ses environnements sociaux) et, inversement, de repérer les appropriations individuelles de la structure sociale. Quelles contraintes (qu’elles soient administratives, familiales ou religieuses) sont ainsi susceptibles de peser sur le choix du conjoint et quels espaces d’action individuelle peuvent toutefois apparaître ? Il s’agit également d’insérer les parcours dans leurs trames temporelles (principalement, le temps biologique et social et le temps historique ou dit autrement, l’âge de l’individu et l’année calendaire dans laquelle il s’inscrit)19 en les abordant dans une perspective diachronique. Pour tenter de résumer les éléments-clé du paradigme, le sociologue Christian Lalive d’Épinay en a dégagé trois principes : « totalité » (restituer à l’individu ses différentes dimensions : biologique, psychologique, sociale et culturelle), « temporalité » (considérer les cadres temporels dans lesquels il s’inscrit et leur articulation) et « l’individu-sujet » (saisir sa capacité d’agir ou agency)20.
Visant à saisir les interactions entre structure et action individuelle en tenant compte du cadre temporel, la démarche de recherche basée sur le parcours de vie apparaît ainsi particulièrement heuristique dans l’étude des migrations et de leurs protagonistes. Ayant pour ambition d’identifier les parcours de vie dans ce qu’ils ont de contraintes et d’opportunités, de continuités et de ruptures, elle fournit les moyens de mieux comprendre les répercussions que peut avoir le départ sur les existences individuelles et cela, dans une multiplicité de domaines : professionnel, conjugal, résidentiel…21 Si la voie du parcours de vie ou du life course laisse alors entrevoir des pistes de recherche nombreuses, elle reste encore largement à investir dans le champ des migrations22.
Nous concernant, approcher les vies conjugales des émigrantes d’Afrique de l’Ouest et centrale vivant en France au travers des parcours de vie a répondu à trois exigences principales posées dans l’élaboration de l’objet d’étude : circonscrire les contextes de formation du lien conjugal ; prendre la mesure de la donnée du temps ; considérer le sens que les personnes attribuent à leurs actions et à leurs parcours.
Saisir les contextes
Les travaux sociologiques ont démontré que le conjugal avait beaucoup à voir avec le non conjugal : le choix du conjoint se voit modelé non seulement par le milieu social d’origine mais aussi par le lieu de résidence, par l’entourage…23 Dès lors, aller au-delà de la seule sphère matrimoniale en identifiant les parcours familiaux, professionnels ou scolaires permet de disposer d’éléments biographiques susceptibles d’avoir influé sur les choix conjugaux réalisés à un instant de vie donné. Il a été question dans notre recherche de se focaliser sur la vie conjugale et les évolutions de ses modalités en la replaçant, pour chacune des femmes enquêtées, dans les cadres sociaux dans lesquels elle s’est vue formée24. Ce recueil a ainsi permis de trouver dans les parcours de socialisation des éléments rendant compte de la différenciation des choix conjugaux (et des exigences vis-à-vis de ceux concernant les enfants) en dépit de profils socioculturels similaires entre les enquêtées considérées. Sans chercher ici l’exhaustivité du recueil (par ailleurs inatteignable !), l’approche du parcours de vie a été mobilisée pour renseigner des profils sociaux et pour replacer la conjugalité dans la pluralité de ses contextes de (re)formation.
Michèle vs Mariama
Rencontrées en 2016 pour un entretien biographique, Michèle et Mariama25 présentent des profils similaires à plusieurs égards. Toutes deux d’origine sénégalaise et de religion musulmane (« pratiquantes », observant notamment les prières quotidiennes) et ayant toutes deux grandi en ville, l’une est âgée de 58 ans, l’autre de 57 ans. Scolarisée jusqu’au brevet, Michèle exerce au moment de l’enquête un emploi d’agent de cantine tandis que Mariama, très peu scolarisée, occupe, elle, un emploi de femme de ménage.
Sur le plan personnel, elles ont opéré des choix conjugaux distincts au sein desquels la religion, notamment, n’a pas pesé du même poids. Ainsi, si Michèle s’est mariée une première fois avec un Sénégalais partageant sa religion (relation de presque dix ans), elle a choisi de ne pas se remarier lors de sa seconde union avec son conjoint par ailleurs d’origine congolaise (RDC) et de confession catholique (relation qui a duré plus de vingt ans)26. Célibataire au moment de l’enquête (statut qu’elle endosse volontiers) et ayant cinq enfants, elle n’a pas exprimé d’attentes quant à l’origine culturelle et l’appartenance religieuse des conjoints de ses enfants : « Moi, l’essentiel, c’est le bonheur de mes enfants. [...] Le reste, ça m’est complètement égal, complètement égal, qui me dit que ma religion est la meilleure ? [...] C’est la personne, c’est l’être humain qui m’intéresse c’est pas la religion. ». Ses enfants sont en effet en couple avec des partenaires d’origine culturelle et de confession diverses.
Mère de sept enfants, Mariama est, elle, mariée avec un homme (resté vivre au Sénégal) dont elle est séparée de fait. En dépit d’une relation conjugale insatisfaisante, elle maintient ce mariage sous l’influence de son entourage qui la dissuade de divorcer. S’agissant de la vie amoureuse de ses enfants, elle a certaines exigences qu’elle exprime notamment vis-à-vis de l’une de ses filles, célibataire au moment de l’enquête : « Si elle pouvait amener un bon musulman, qui lui permet de pratiquer aussi je... y a pas de souci... Je veux pas qu’elle perde sa religion c’est tout [...] ».
C’est par le recueil des parcours de vie qu’ont pu être rassemblés des éléments pouvant rendre compte de la différenciation des parcours de Mariama et de Michèle et notamment de l’individualisation plus marquée des choix conjugaux de cette dernière. Parmi ces éléments, si l’on s’intéresse à l’environnement familial dans lequel elles ont grandi, on note que les parents de Michèle formaient un couple mixte sur le plan religieux avec une mère catholique et un père musulman, décédé alors qu’elle était petite fille. Si les deux parents de Mariama sont musulmans, sa mère, au contraire de son père, ne pratiquait pas la religion et c’est auprès de ce dernier qu’elle a majoritairement grandi. Au-delà de cette transmission religieuse différenciée, le fait que les parents de Michèle aient voyagé (en Europe notamment) par leurs activités professionnelles, les a exposés à d’autres normes et valeurs, contribuant à en élargir le répertoire en matière de vie familiale. Les conditions concrètes d’actualisation des parcours ont ainsi pu être mises au jour et suggèrent que les formes du choix conjugal se jouent, en bonne partie, en amont du choix conjugal lui-même (« socialisation préconjugale »)27.
En sciences humaines et sociales, le « contexte », éminemment central (en tant que variable(s) des phénomènes socio-historiques observés), se voit toutefois réduit au flou et à l’implicite en comparaison d’autres notions-clé du champ davantage définies28. Associant des éléments hétérogènes29, le contexte est il est vrai difficile à circonscrire.
Le contexte n’est pas donné, c’est une construction sociale qui peut prendre de multiples figures, se situer à des échelles hétérogènes, de la plus éloignée de l’individu (niveau macrosocial) à l’échelle la plus proche (niveau microsocial) ou intermédiaire (niveau mésosocial)30.
Au-delà d’une définition du contexte par un découpage thématique de la vie sociale, celui-ci peut être entendu de manières très diverses comme le spécifient ici le sociologue Didier Demazière et la démographe Olivia Samuel dans leur introduction d’un numéro de la revue Temporalités précisément consacré aux parcours individuels « dans leurs contextes »31. Dans leur identification des possibles contextes sociaux entourant les individus, nous retenons notamment les « univers normatifs », les « systèmes institutionnels » ou encore les « interdépendances biographiques »32 qui sont apparus comme des facteurs venant influer sur le choix conjugal des émigrantes que nous avons rencontrées - au travers, respectivement, du rôle des normes sociales de la société d’origine ou des valeurs du groupe familial d’appartenance, des législations du droit au séjour (avec la contractualisation d’un mariage avec un ressortissant du pays d’accueil ou avec un étranger détenteur d’un titre de séjour comme accès à la résidence régulière en France), et le poids de pressions (ou de promesses) familiales poussant au maintien d’une union.
Nous saisissant de la démarche décrite par ces deux auteurs, nous cherchons précisément à mieux identifier ce qu’est un contexte, au-delà du terme générique, et à cerner non seulement les contraintes mais aussi les ressources qu’y puisent ou y inventent les femmes migrantes. Par le biais de l’entretien biographique, nous accédons aux parcours et à ces contextes qui les sous-tendent (à la façon dont Daniel Bertaux assimilait le récit de vie à une fusée éclairante, donnant à voir, au fil de la narration de l’enquêté(e), les contextes sociaux au sein desquels il ou elle a pu évoluer)33.
Saisir le temps
Parmi les contextes divers entourant l’individu, figure celui du temps. Situé à la base de la démarche du life course, le « temps long » est un élément structurant des parcours de vie, incontournable dans l’étude des parcours migratoires et au sein de ces derniers, dans l’observation des trajectoires conjugales.
La dimension du temps forme l’une des pierres angulaires du paradigme du parcours de vie34 et elle se place au fondement de la méthode des récits de vie cherchant à étudier « l’action dans la durée »35. Il est en effet question de replacer les parcours recueillis dans leur épaisseur temporelle ou dit autrement, d’observer les expériences individuelles à la lumière de l’âge et de l’appartenance générationnelle et de replacer ces expériences dans le cours de leur succession. Lorsque nous évoquons « le temps », nous nous référons ainsi à la fois au temps socio-historique relatif à une époque mais aussi et surtout, pour reprendre Glen H. Elder, au timing des vies individuelles en accordant une attention toute particulière au cycle de vie dans lequel se situe la personne à une période donnée (ou life-stage principle)36. Nous avons par exemple noté, lors de notre enquête de terrain, que l’importance accordée à l’institution matrimoniale avait tendance à décroître avec l’âge au fil des nouvelles unions contractées par les émigrantes rencontrées (pays d’origine et religion confondus).
Le choix d’une approche biographique dans le cadre de cette thèse trouve l’une de ses justifications principales dans son ambition de saisir les faits sociaux dans leur dimension diachronique et processuelle. Outre notre adhésion forte à l’un des postulats du paradigme du parcours de vie selon lequel un évènement ou un changement dans un parcours n’aura pas la même résonance pour l’individu selon son contexte temporel, cette méthode entre également en adéquation avec la conception que nous avons de la socialisation37. Nous envisageons en effet celle-ci comme un processus continu au cours de l’existence et agissant au travers d’une diversité d’instances socialisatrices (non seulement la famille et l’école mais aussi l’entourage38, le monde professionnel, les media au sens large…). Aborder les parcours de vie des individus sur le long terme permet alors de considérer les divers espaces sociaux investis au cours de la vie et susceptibles d’exercer sur eux une action socialisatrice. Enfin, l’approche biographique apparaît particulièrement bien convenir à une problématique interrogeant les réaménagements provoqués par l’expérience migratoire. Car qu’il s’agisse alors de prendre la mesure des continuités ou des ruptures éventuelles, cela implique inévitablement d’avoir accès à la vie d’avant le départ.
Tout comme il structure les parcours migratoires, le temps donne sens aux parcours conjugaux. Il apparaît en effet difficile de saisir une relation conjugale sans avoir une idée précise de la durée de celle-ci, de l’ordre de son apparition dans une trajectoire matrimoniale plus globale ou encore, sans connaître le temps qui s’est écoulé entre la rupture et le moment où se déroule l’enquête. Si ce recueil de l’histoire conjugale n’est pas sans poser quelques problèmes méthodologiques (comment rendre compte a posteriori d’une relation amoureuse ? Après la rupture, comment restituer le sentiment amoureux ?)39, il est indispensable.
Saisir le sens
Raconter c’est sélectionner des fragments (ce qui est important pour le narrateur), les insérer dans une histoire qui a un sens, et ainsi dire le monde dans lequel on vit et on a vécu, qui est aussi le monde auquel on croit, « son monde » […]40.
Par la place qu’y trouve la voix de l’enquêté, l’entretien biographique est un lieu pour observer les subjectivités, au travers des points de vue exprimés mais aussi des non-dits. En cela, il est bel et bien un accès aux « mondes vécus ».
Nous plaçant dans une démarche de recherche résolument compréhensive, notre préoccupation est de saisir les ressorts de l’action de l’individu au travers des significations qu’il lui attribue. Dans cette perspective, peu importe que les raisons d’agir apparaissent cohérentes ou valables, leurs incidences et leur pouvoir de mise en action étant ce qui prévaut. Nous inscrivant ici dans une posture webérienne, il s’agit de comprendre le sens, et par là la légitimité, soutenant les pratiques41. Pour le faire, il apparaît donc indispensable de recueillir (et de prendre au sérieux) la parole des personnes (dans ce qu’elle dit et dans sa formulation). Comment sinon comprendre, par exemple, le cas rencontré d’une femme ayant décidé de rompre son union en Centrafrique sous la pression de sa belle-mère et des actes de sorcellerie qu’elle attribue à cette dernière ? Ou encore, comment comprendre le choix d’une union mixte, à un moment donné de son parcours, d’une autre enquêtée sans avoir appréhendé son rapport à des hommes « compatriotes » ainsi que ses expériences conjugales passées ? De ce point de vue, pour reprendre le sociologue Howard S. Becker, convoquant lui-même George Herbert Mead :
La réalité de la vie sociale est un échange de symboles significatifs au cours duquel les gens esquissent des actions et, ensuite, ajustent et réorientent leur activité en fonction des réponses (réelles ou imaginaires) que les autres ont faites à ces actions42.
C’est précisément dans cette dynamique de construction continue de l’action de l’individu et en particulier dans son interaction avec celle des autres43 que nous cherchons à voir les significations de l’agir. En invitant l’interviewé à revenir sur son parcours et notamment sur un certain nombre de relations qu’il investit44, l’entretien biographique ou le récit de vie forment un lieu adéquat pour s’y atteler.
Appropriée de multiples manières par les chercheurs, la méthode biographique est une porte d’entrée vers les parcours individuels contemporains et notamment vers les parcours migratoires. Au vu de l’objet d’étude qui est le nôtre (le lien conjugal en migration et ses évolutions) et des questionnements qu’il pose (dans quelle mesure l’expérience migratoire affecte-t-elle la vie conjugale et comment ? Qu’est-ce qui, dans le même temps, n’est pas attribuable à la migration ? Quels éléments de parcours viennent jouer sur le choix conjugal ? Quelle place tient parmi eux la donnée du temps ?), une enquête recourant à l’entretien biographique et adoptant une approche par le parcours de vie est apparue la plus à même de répondre à la nécessité d’explorer les parcours conjugaux au-delà du conjugal et les parcours migratoires au-delà de la vie en pays d’immigration.
S’appuyer sur le paradigme du parcours de vie a principalement permis de réinscrire les parcours individuels dans la durée et dans leur diversité et de considérer le sens qu’ils revêtent pour les principales concernées. Nous l’avons vu, il donne tout particulièrement à voir les ambivalences du monde social, entre structure et action individuelle, entre continuités et changement, entre autonomie et interdépendances.
Non sans poser des problèmes méthodologiques (reconstruction ou « lissage » des parcours par l’interviewé), la méthode biographique est un « exercice »45 pour la personne enquêtée mais aussi pour l’enquêteur notamment appelé à démêler les éléments composites du récit et à rendre intelligible la réalité sociale observée. Elle fournit par là un matériau résolument riche pour tenter d’approcher la complexité des parcours (migratoires) d’aujourd’hui.