Faire ou ne pas faire ? Travail et paresse dans l’activité artistique au tournant du XXIe siècle (1980‑2014)

Texte

Faire ou ne pas faire est une question centrale de l’activité humaine. Elle est également fondamentale pour l’activité artistique contemporaine en tant qu’activité de pensée et de production, libre et autonome. L'activité, ou plutôt les activités des artistes contemporains sont à la fois indispensables et inutiles ; elles obéissent à des règles que ceux-ci cherchent sans cesse à réinventer. De même qu'ils tentent de réinventer les rapports qu’ils entretiennent avec leurs images et leurs statuts, leurs conditions de pratique et leurs manières de faire.

Cette thèse est une tentative d’exploration de l'activité artistique contemporaine au tournant du xxie siècle par le prisme de l’antagonisme entre travail et paresse et par l’analyse de pratiques souvent singulières et de questionnements souvent partagés. Le travail, autant que la professionnalité, la production et la monstration, par exemple, mais aussi la paresse, l’amateurisme, le dilettantisme ou encore le désœuvrement sont des notions qui questionnent l'activité artistique et que les artistes questionnent. Ces termes, communs, renvoient à des représentations, parfois biaisées voire mythifiantes, de l’artiste et de son activité. Représentations véhiculées par les artistes, mais aussi par ceux qui étudient le champ de l’art et ses productions. Ces notions réfléchissent la place de l'artiste dans la société, la liberté et l'oisiveté créatrice que les représentations sociales et culturelles lui confèrent, son activité comme travail non aliéné, modèle potentiel d'activité humaine.

Dans ces recherches, il s’est agi de comprendre l'art dans son étymologie (ars, artis : manière d'être, manière d'agir), de s’attacher aux œuvres d'art comme aux pratiques, aux gestes comme aux processus afin de pointer les enjeux de l’œuvre et de sa représentation, des images et statuts des artistes, du temps et de l'espace de la pratique, des conditions et régimes de celle-ci.

Fonder notre raisonnement sur l’art entendu comme manière d’être et d’agir nous a semblé pertinent, prenant en compte la dimension poïétique autant que celle de praxis, l’éthique autant que la politique. Nous avons ainsi observé différents cas d’artistes pour lesquels le non-faire est aussi précieux que le faire ; qui pratiquent une activité qui ne pourrait pas exister sans moments d’inaction ; qui mettent en œuvre des processus artistiques parfois longs, discrets, ou peu démonstratifs et pourtant ô combien effectifs.

Dans cette perspective, les cas étudiés n’ont pas été seulement des œuvres, en tant que témoins de processus et condensation d’idées et de gestes, mais aussi des artistes et des situations. La thèse a mis en discussion des cas observés sur le terrain et d’autres plus lointains dans le temps comme dans l’espace. Ces recherches ont ainsi un ancrage géographique local et émanent d’un épicentre grenoblois (Serge Comte, Fabrice Croux, Séverine Gorlier, mais aussi Julien Prévieux ou Philippe Parreno, par exemple). Ensuite, cet ensemble de cas s’est élargi à des artistes en France, en Europe et dans le monde, engageant également une ouverture de notre périodisation à l’ensemble du xxe siècle afin de mieux cerner notre sujet (citons seulement Robert Filliou, Alberto Giacometti, Liam Gillick, Gilles Mahé, John Miller, Kurt Ryslavy, Mladen Stilinović ou Tatiana Trouvé). Des excursions hors du strict domaine des arts plastiques ou dans des périodes historiques autres que la période contemporaine ont enfin été nécessaires afin de mettre en perspective nos problématiques, d’aborder les spécificités de notre période, voire d’identifier d’éventuelles résurgences historiques (avec des cas comme ceux de Gustave Courbet, Michel-Ange ou Léonard de Vinci bien sûr, mais aussi Luc Moullet ou encore Hermann Hesse).

Afin d’étudier l’activité artistique, nous sommes volontairement partie d’une dichotomie simpliste mais commune entre travail et paresse. Cela pour reconsidérer les termes, leur sens et leur portée quant à cette activité telle qu’elle se pense et se met en œuvre dans le champ de l’art contemporain. Le travail s’est imposé à nous en tant que notion générique qui valide, explicite, légitime une activité mal cernée, souvent non définie par le praticien lui-même. Ainsi, même s’il est interrogé, ce terme reste usité car pragmatique. La paresse a été convoquée en tant que notion – souvent repoussoir – et pour le champ conceptuel qu’elle mobilise : individuation, renversement des valeurs, réappropriation d’une activité par le temps et la manière – les rythmes et gestes.

Ainsi, le fait de remettre en cause le travail comme valeur, outrepasser la hiérarchie entre professionnel et amateur, refuser l’injonction à la production, questionner l’intégration au marché et la validation critique et institutionnelle comme objectif pragmatique de l’activité, dessine des manières d’être artiste et d’agir en tant que tel. Il nous a paru nécessaire de les étudier afin de tenter de sentir, plus que de cerner, la situation de l’art, des artistes et des œuvres au tournant du XXIe siècle.

Nous avons, dans une première partie, pointé les liens et dialogues noués entre travail et paresse au sein de l'activité artistique. Il a fallu replacer les termes « travail », « paresse » et « activité » dans le contexte contemporain mais aussi dans notre cadre épistémologique ; pointer des problèmes et tenter d'apporter une approche pertinente – voire des réponses – aux questions de non‑définition, d’attentes et de représentations relatives à l’activité artistique contemporaine. Cela afin de positionner notre recherche : privilégier l’œuvrer au travailler, ne pas se borner à considérer l’artiste en travailleur ou en paresseux, revenir sur des clivages concernant le statut des artistes et leur place dans la société à travers leurs rapports à la formation et à la profession. La réévaluation de l’activité par le prisme de notions communément admises comme péjoratives et pourtant précieuses et justes – comme paresse, amateurisme, dilettantisme, désœuvrement – est selon nous nécessaire afin de mieux comprendre ce qui s’y joue.

Nous restons par ailleurs prudente face à l’identification de l’activité artistique comme modèle du capitalisme à venir, ou comme avant-garde d’un régime de travail spécifique – à l’instar de l’intermittence. En effet, les dernières évolutions des problématiques du travail font apparaître une mutation du salariat vers un salariat déguisé qui ne correspond pas aux développements de l’activité artistique tels que nous les avons observés. Nous reconnaissons en revanche l’activité artistique comme lieu de multiples activités, de multiples attentes qui dépassent les seules problématiques de statut, de fonction et de rôle.

Ce premier axe nous a amenée à traiter dans une deuxième partie un point central : les rapports au temps et au rythme des artistes contemporains ainsi que les liens fondamentaux entre temps, rythme, activité et œuvres. Notre problématique d’une activité potentiellement permise par le non faire nous a engagée à analyser le temps et le rythme du faire en tant qu’ils sont instaurés par ce couple de notions antagonistes, travail-paresse. Ainsi, émergent en regard les relations entre la durée et l’instant dans le processus artistique, soit par exemple les rapports entre l’activité de flux et de projet. Émergent également les liens entre art et loisir, ou entre art et vacance. Les notions d’uchronie et d’eurythmie sont apparues très pertinentes pour pointer les enjeux contemporains de temps et de rythmes dans l’activité artistique, que ce soit dans l’objet œuvre ou dans le processus qui y mène. Les exemples étudiés ont montré l’apport du moment de paresse, la richesse du temps mort, la nécessité de l’ennui pour la constitution d’une pratique artistique.

Enfin, une troisième partie du développement s’est attachée aux régimes de l’activité artistique. Faire ou ne pas faire œuvre admet de multiples manières de faire, une éthique fondée sur une pratique et une recherche de l'idonéité. L’activité artistique telle qu'étudiée n’appartient pas à une certaine scène ou une génération particulière ; de même qu’elle n’est pas coupée de son contexte et des questionnements sociaux, économiques, culturels ou politiques. Elle est manière de faire et d'être, d’habiter, une disponibilité à l'occasion, une fluidité. Ce qui ressort de cette étude n’est pas un rejet de la production, de l'œuvre en tant que processus ou en tant qu'objet. C’est une recherche d’équilibre entre faire et ne pas faire. La détente et la disponibilité sont ainsi des manières d'être et de faire qui sont apparues fondamentales dans l'activité artistique comme pratique questionnant la notion de travail. La pratique artistique, parce qu’elle tend vers l’écosophie, fait émerger des alternatives à la dualité travail-paresse, par l’eurythmie, la justesse et la reconsidération des gestes dans leurs dimensions éthique, esthétique et politique. Cette tentative de cartographie du faire art, la discussion de valeurs, la découverte d'alternatives, s’est ainsi ouverte sur la problématique de l'idonéité en tant que caractéristique de toute pratique artistique.

Pour conclure, bien que notre sujet soit fortement actuel – et qu’il touche à des questionnements prégnants dans le champ de l’art et plus généralement dans nos sociétés –, nous ambitionnons d’avoir évité l’écueil de « l'air du temps » par l’étude comparative des cas et la mise en perspective historique de nos questionnements. Des points de résurgences et des points de condensation de nos problématiques sont en effet apparus. Le questionnement autour de l’activité humaine, ses tenants et aboutissants, ses fondements et ses buts, les attentes – politiques, sociales, économiques – qui y sont posées et ses fonctionnements qui parfois échappent, tout ceci semble être un marqueur fort, caractéristique de la période étudiée, des années 1980 aux années 2010. Pourtant, il semble s’agir d’un moment de condensation et de reformulation de questionnements qui accompagnent plus largement l’histoire de l’humanité et que l’activité artistique contemporaine permet de saisir de manière éclairante.

Elshopo, We love what we do !, 2001

Elshopo, We love what we do !, 2001

Sérigraphie sur papier, 32,5 x 45 cm.

Courtoisie de l’artiste et Collection normale.

Thèse d’histoire de l’art soutenue le 20 octobre 2017 à l’Université Grenoble Alpes

Jury : Laurent Baridon (Université Grenoble Alpes), Marianne Jakobi (Université Clermont Auvergne), Véronique Goudinoux (Université de Lille), Françoise Liot (Université Bordeaux Montaigne), Nicolas Thély (Université Rennes 2)

Accéder en ligne : https://bdr.parisnanterre.fr/theses/internet/2015PA100003_1.pdf, https://bdr.parisnanterre.fr/theses/internet/2015PA100003_2.pdf

Illustrations

Elshopo, We love what we do !, 2001

Elshopo, We love what we do !, 2001

Sérigraphie sur papier, 32,5 x 45 cm.

Courtoisie de l’artiste et Collection normale.

Citer cet article

Référence électronique

Pascale Riou, « Faire ou ne pas faire ? Travail et paresse dans l’activité artistique au tournant du XXIe siècle (1980‑2014) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=379

Auteur

Pascale Riou

pascale.riou@hotmail.fr

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