En guise de contrepoint à l’article de Justine Le Floc’h, ce texte vise à considérer la place de la colère dans un genre de la littérature médicale qui a joué un rôle important dans la construction et la circulation de ce savoir médical sur les passions que Nicolas Coeffeteau mobilise dans sa summa philosophique sur le sujet : les régimes de santé. Ces textes constituent des piliers de la médecine préventive d’Ancien Régime. Ils véhiculent des règles formulées par des médecins pour maintenir la santé, éloigner les maladies et prolonger ainsi la vie. Écrits en latin, mais aussi, souvent, en langue vernaculaire, ils ont une vocation éminemment pratique et sont destinés à un public large. Si les premiers régimes de santé remontent à l’Antiquité, le genre se diffuse largement entre le xive et le xve siècles1, puis à partir de la moitié du xvie siècle, quand une nouvelle « culture de la prévention » se propage bien au-delà du domaine médical2.
Les régimes se fondent sur une conception de la santé considérée comme dépendante de deux grandes catégories de facteurs : les res naturales et les res non naturales. Les res naturales sont des éléments qui se définissent pour chaque individu à sa naissance, telle la constitution ou la complexion. Ils ne peuvent pas être modifiés par la suite. Les res non naturales constituent, en revanche, le terrain sur lequel les hommes peuvent intervenir pour améliorer leur état de santé. Si depuis Hippocrate et surtout Galien, les médecins portent une grande attention à l’influence de ces causes externes, c’est grâce à l’œuvre des médecins arabes que la théorie des res non naturales fut systématisée et leur nombre fixé à six : l’air et l’environnement ; la nourriture et les boissons ; le sommeil et la veille ; le mouvement et le repos ; l’évacuation et la réplétion et, enfin, les passions, définies aussi comme mouvements ou affections de l’âme3. De manière différente selon les traités, leur style et leur contexte de production, les passions sont considérées dans les régimes pour leur influence positive ou négative sur la santé. Ainsi, ces traités deviennent un espace d’élaboration spécifique d’un savoir sur le sujet et sur la relation qu’il implique entre âme et corps4. Leur vaste circulation, qui dépassait largement le milieu médical, en fit l’une des caisses de résonance importante pour ce savoir5.
Parmi les passions considérées, sur la base d’une ancienne tradition également, la colère occupe une place de premier plan.
Je me concentrerai ici sur la façon dont les passions, et la colère en particulier, sont considérées et discutées dans deux régimes de santé produits en Italie dans la deuxième moitié du xvie siècle : le Tesoro della Sanità de Castore Durante (1509-1590), paru pour la première fois à Venise en 15796 et le traité d’Alessandro Petroni (?-1585) De victu Romanorum publié à Rome en 15817 puis traduit en italien par le médecin Basilio Parravicini en 15928. C’est cette version italienne que j’utiliserai ici.
Les auteurs de ces deux traités furent des personnalités de premier plan du milieu médical romain de la deuxième moitié du xvie siècle. Médecins de papes et cardinaux mais aussi de futurs saints dans le cas de Petroni, qui soigne aussi bien Ignace de Loyola que Philippe Neri, ils suivaient leurs illustres patients non seulement en cas de maladie mais aussi au quotidien, en formulant des règles de vie adaptées à leur complexion et à leur statut9. Leurs régimes de santé constituent aussi le fruit de ces expériences.
Le Tesoro de Castore Durante est un traité en deux parties. La première est un régime de santé classique, la deuxième une réflexion sur les aliments et leur propriétés thérapeutiques. Le traité d’Alessandro Petroni présente des spécificités qui renvoient à l’intérêt de l’auteur pour l’œuvre d’Hippocrate. Selon la conception hippocratique qui attribue une importance particulière à la relation entre la santé de l’homme et son environnement, ce régime de santé est dédié tout particulièrement à la population romaine -stable ou transitoire. Une grande attention est portée aux personnes âgées et aux hommes d’église. Les quatre premiers livres sont consacrés aux caractéristiques du site romain et à son impact sur la santé des habitants de la ville. Dans le cinquième livre l’auteur réorganise les préceptes sanitaires délivrés dans la partie précédente autour des six choses non naturelles.
Au sein des deux ouvrages, les passions sont considérées, selon une tradition bien établie, en tant que la sixième des res non naturales. Elles trouvent ainsi leur place à la fin du premier livre du Tesoro de Castore Durante10 et au terme du régime inclus dans le livre conclusif du Del vivere delli Romani d’Alessandro Petroni11.
Les deux auteurs considèrent que les passions ont un fort impact sur les corps. Durante, en se référant à la tradition galénique, propose une description assez détaillée de la physiologie des passions. Les affections de l’âme provoquent des mouvements immodérés et subits dans le corps. En fonction du type de passion, les mouvements peuvent être de deux sortes, centrifuges et centripètes. Dans les deux cas l’effet serait celui d’une perturbation du corps et de l’équilibre de ses humeurs12. Petroni souligne lui aussi les effets puissants et négatifs que la plupart des passions peuvent avoir sur le corps. Parmi eux, il cite le dessèchement, la consomption, et le vieillissement précoce13. Mais à la différence de son collègue, il opère une distinction entre deux catégories de passions. La première catégorie est celle des passions de l’âme qui trouvent leur origine dans des affections du corps. Celles-ci seraient plus faciles à traiter par des traitements thérapeutiques classiques -les purgations par exemple. À la deuxième catégorie, il reconduit les passions qui dérivent de l’âme elle-même et pour lesquelles l’établissement d’un diagnostic précis et d’un traitement efficace se révèle beaucoup plus difficile14.
Cette distinction ne constitue pas la seule différence entre les deux auteurs considérés. Petroni se démarque aussi de son collègue par la forme qu’il donne à son récit sur les passions. Il propose en effet une définition et une analyse du fonctionnement des passions beaucoup plus pragmatique et en ligne avec sa conception particulière de l’art médical. Ce médecin se situe en effet dans le sillon d’une tradition hippocratique qui accorde beaucoup d’importance au cas singulier15. Pour expliquer le rôle joué par les passions sur le corps humain et sa santé, il fournit donc des exemples tirés à la fois de son expérience directe et de sources historiques et médicales antiques16.
Au-delà des différences conceptuelles et formelles, les deux auteurs accordent à la colère une grande importance dans leur exposition respective des passions. Durante la place au début de la liste des passions qui ouvre son chapitre17. Ce n’est pas un hasard car la colère constitue un élément important de son système explicatif. Son fonctionnement physiologique est décrit dans tous ses détails, ainsi que son impact -généralement négatif, mais aussi parfois positif- sur la santé18. Pour Petroni, la colère fait partie des passions qui, du fait de leur virulence, ont une fonction heuristique paradigmatique. Elles éclairent particulièrement bien l’action des accidents de l’âme sur le corps19.
Durante définit la physiologie de la colère à partir d’un va-et-vient entre le physique et le moral. Pour lui, la colère est un mouvement de chaleur très violent provoqué par un désir de vengeance qui réchauffe et assèche le cœur pour arriver, à partir du centre, aux extrémités du corps. Elle modifie ainsi son équilibre naturel. Ce réchauffement a un effet sur les esprits, sur les os, sur la chair. Il entraîne aussi des modifications sur la surface du corps -comme par exemple la rougeur du visage typique des colériques- et provoque même plusieurs maladies. Nous retrouvons donc ici les éléments traditionnels du discours médical sur la colère qui seront par la suite mobilisés par Nicolas Coëffeteau, dans son édifiante inventio. Cependant, Durante se limite à une description physiologique exempte de tout jugement moral. La dimension morale intervient pour Durante à un autre niveau. Pour lui, les transformations physiques ont à leur tour une retombée sur la conduite morale des sujets : le corps transformé par la colère porterait à toute sorte d’iniquités20.
Mais quoiqu’il attribue à la colère des effets négatifs sur le corps, comme sur le comportement, l’auteur n’a pas une vision totalement négative de cette passion. Il considère qu’une colère modérée, tout comme une tristesse contenue, peut avoir un effet thérapeutique considérable. La capacité de la colère d’augmenter la chaleur naturelle, dangereuse en cas de maladies « chaudes », la rend utile dans le cas des maladies froides qui provoquent une dispersion de cette chaleur et diminuent la présence de sang dans les veines21. En ce sens, Durante suit une ligne médicale bien établie et encore répandue au xvie siècle selon laquelle des passions modérées peuvent avoir des effets positifs sur certaines prédispositions ou affections corporelles.
Petroni, quant à lui, ne fournit pas d’indications particulières sur la physiologie de la colère. Son discours porte exclusivement sur sa dimension morale. La colère fait partie pour lui de ces passions qui découlent directement de l’âme. Il la présente comme une forme intense et subite de haine, un désir soudain de l’homme de nuire à ses ennemis22.
De par son origine, les remèdes pour la soigner sont eux aussi liés à la sphère morale. L’homme atteint par la colère et par la haine doit tendre à l’humilité, il doit se mettre au service des autres et méditer sur la mort. Si l’homme est sincère dans ses pratiques, il sera vite libéré de ces passions dangereuses23.
Dans son analyse, tout comme dans celle de Durante, Petroni ne s’attarde pas à faire une description terrifiante de la colère. Dans le traitement de cette passion, il trace une voie édifiante. Pour se soigner, l’homme victime de colère doit se livrer à des pratiques charitables et à des méditations sur la nature éphémère de son existence qui font écho aux expériences dévotionnelles que le médecin lui-même avait pu mener dans les milieux jésuites et oratoriens qu’il fréquentait assidument24.