Introduction
Dans cet article nous présenterons une proposition de typologie descriptive des néologismes en ladin en mettant en évidence le rapport entre typologie et origine de l’emprunt qui représente l’essence du néologisme. Le ladin est une langue romane parlée par environ 30 000 locuteurs et locutrices autour du Massif du Sella dans les Dolomites, en Italie du Nord. Cette langue est reconnue par l’État italien et ses variétés septentrionales sont employées dans l’éducation et dans l’administration publique à côté de l’italien et, en Haut-Adige, de l’allemand (voir entre autres Dell’Aquila & Iannàccaro [2006]).
La situation sociolinguistique de la région de langue ladine est de diglossie italien / ladin local dans les villages plus méridionaux (Vénétie), de diacrolectie (Dell’Aquila & Iannàccaro, [2004 : 171]) italien et ladin (comme acrolectes) et ladin local (comme basilecte) en Valle di Fassa en Trentin et de diacrolectie allemand, italien et ladin (comme acrolectes, dialecte allemand comme mésolecte et ladin local comme basilecte) en Haute-Adige. Trois instituts culturels1 de droit public sont en charge des activités d’aménagement linguistique qui s’adressent principalement au corpus planning du ladin, notamment à la terminologie et à la lexicographie. Les dictionnaires des variétés ladines, sur papier et informatisés (voir Dell’Aquila & Iannàccaro [2014]), et le corpus informatisé des textes littéraires et administratifs écrits dans cette langue serviront de base à notre analyse.
1. Néologismes et emprunts
La nécessité pour une communauté de pouvoir s’exprimer et s’exprimer en accord avec sa « société qui transforme et qui sait se transformer » [Duke 1992 : 59] favorise un renouvellement du lexique qui doit être considéré comme un indice de vitalité de la langue minoritaire et comme un élément fondamental pour sa survie (Giovannini [2015 : 175]). Le lexique est bien adapté à la nécessité de « dénoter les transformations du monde » [Quemada 2006 : 2], un indicateur significatif des caractéristiques de conservation et d’innovation, « deux forces en équilibre et en lutte dans chaque état de la langue » [Renzi 2012 : 39], ainsi que du contact entre les langues. La néologie permet à une langue de rester en vie « en s’adaptant aux nouvelles circonstances et aux nouveaux besoins » [Morgana 1981 : 1], en apportant des « ‘mots’ capables de traduire linguistiquement cette donnée de l’expérience » [Lo Duca 1992 : 59] et de produire un tel changement linguistique et social. L’extension des « zones lexicales et syntaxico-sémantiques » implique un ajustement « à la réalité contemporaine [et] subit des difficultés objectives liées à la nécessité de créer / trouver de néologismes pour de nouveaux objets et de nouvelles activités » [Di Sparti 2007 : 255]. La néologie est donc la « partie profonde et inévitable des processus d’innovation permanente qui caractérisent l’usage que nous faisons des langues et qui les rendent des objets uniques dans l’univers sémiotique » [De Mauro 2006 : 25].
Toutefois « le concept de néologisme n’est pas absolu, mais il est pertinent à une époque donnée de la tradition d’un patrimoine linguistique » [De Mauro 2006 : 24] et donc nous pourrions affirmer que tous les mots sont nés comme des néologismes ; un néologisme peut ainsi être défini comme « tout élément lexical de récente incorporation à la langue » [Alvar Ezquerra 2007 : 13] ou comme « un vocable, une acception ou un terme nouveau » (DRAE, s.v. neologismo).
Il y a donc une stricte relation entre ce qui peut être défini comme néologisme et ce qui peut être défini comme emprunt lexical : du point de vue structurel, tout emprunt lexical est un néologisme (donc les emprunts sont un sous-ensemble des néologismes) et d’un point de vue chronologique, les néologismes ne sont que les emprunts les plus récents de la langue (donc les néologismes sont un sous-ensemble des emprunts) (voir De Mauro [2006]).
L’emprunt, en tant que type de néologisme donc, s’insère dans la langue selon cinq paramètres : s’il s’adapte à la prononciation et à l’orthographe de la langue ; s’il exprime avec convenance et précision une nouvelle signification ; s’il s’intègre au lexique et à la morphologie régulière ; si la langue ne dispose pas d’autres moyens pour rendre le nouveau concept ; s’il est généralisé parmi les locuteurs, qui recourent au nouveau mot avec la fréquence de sa catégorie et de sa sphère matérielle, intellectuelle ou scientifique d’expression (voir Alcoba Rueda [2007 : 24-27]).
En fait, la grande majorité des langues du monde fait correspondre, du point de vue structurel, presque systématiquement « néologisme » et « emprunt lexical » : seules les grandes langues de culture globale – les langues de la case 9 du « tableau de Kloss » [Kloss 1952] – produisent des néologismes de manière autonome et seulement dans le cas où l’innovation logique et technologique à laquelle le nouveau mot fait référence ne s’est pas réalisée dans certains endroits du monde en contact avec ces langues. Mais il faut remarquer, en outre, que la néologie purement scientifique est normalement un phénomène panlinguistique : des racines néoclassiques sont à disposition de toute langue européenne qui les adapte phonétiquement et structurellement pour la création lexicale scientifique. Ces mots, liés à des secteurs en évolution perpétuelle, comme la technologie et l’informatique par exemple, rentrent dans une « terminologie fixée internationalement, pratiquement sans variations d’une langue à l’autre » [Termcat 2005 : 5].
À tout cela, s’ajoute le fait que la situation de la néologie dans les langues minoritaires diffère souvent de celle des langues plus répandues en tant que langue majoritaire de référence (dans le cas du ladin deux langues : italien et allemand), « en constituant le modèle de prestige et en envahissant les domaines d’usage de la langue minoritaire, exerce avec la pression sociale et culturelle une pression structurelle » et fournit elle-même « des néologismes et des modèles de codification sémantique » [Berruto 2009 : 344-345] dans une mesure prépondérante.
2. L’origine des emprunts en ladin
Pour introduire notre typologie, il est utile de présenter un aperçu historique de l’origine des emprunts. Le ladin, en tant que langue romane occidentale en contact étroit avec le domaine germanique, partage une grande majorité des emprunts avec les autres langues romanes et en même temps diffère de celles-ci par un riche apport continu de matériel lexical germanique dans son lexique.
Les emprunts plus anciens sont dus au substrat celtique : cianta ‘jupe du costume traditionnel’ < celt. *ki-anta ‘ce qu’on met devant, tablier’ ou breia ‘planche’ < celt. *briga ; les langues germaniques anciennes donnent des mots tels que vardé ‘regarder’ < frank. *wardon ou balcon ‘balcon’ < longob. *balkon ; la culture catholique et le rapport médiéval de diglossie avec le latin ont enrichi les langues romanes depuis leur origine avec une énorme quantité d’emprunts au latin dérivant du grec : gre. ἐβδομάς, -άδος ‘série de sept, semaine’ > lad. edema ‘semaine’, gre. βαπτισμός ‘plongé’ > lat. baptismus > lad. bateisem, batum ‘baptême’, gre. πρεσβύτερος ‘le plus ancien’ > lat. praesbyter > lad. preve ‘prêtre’, ἐκκλησία ‘assemblée, réunion’ > lat. ecclesia > lad. dlieja ‘église’, lat. vitium > lad. viz ‘vice’, lat. missa > lad. messa ‘messe’. Les dialectes germaniques du Tyrol fournissent un bon nombre de mots, surtout du répertoire de l’artisanat et de la technique (tir. Binder [ˈpɪntǝʀ] > lad. pinter ‘tonnelier’, tyr. Tischler > lad. tisler ‘charpentier’). Au vénitien, le ladin doit des termes surtout liés au commerce et aux produits de la vie quotidienne comme lad. riji ‘riz’ < ven. risi (au pluriel en ladin et vénitien, singulier en italien) < lat. oryza < gre. ὄρυζα (à son tour d’origine orientale) ou lad. zatier ‘transporteur et commerçant en bois des Alpes pour la construction des bateaux pour la République de Venise’ < ven. zatier. En outre, le grand nombre d’emprunts à l’italien se divise en deux groupes. Le premier est constitué par les italianismes de culture qui sont partagés par une grande partie des langues européennes comme lad. piano < ita. piano (substantif issu du sens ‘à basse voix, de ton bas’ de l’adjectif piano) et lad. opera < ita. opera (latinisme culte pour ‘grand travail’), ou bien des italianismes liés à certaines caractéristiques culturelles comme l’alimentation, la cuisine, comme lad. pizzeria < ita. Pizzeria et lad. pasta < ita. Pasta. Le deuxième inclut une ample gamme de néologismes de l’italien qui couvrent aujourd’hui beaucoup de champs sémantiques (lad. patente < ita. patente ‘licence’, lad. lege < ita. legge ‘loi’). Dans ces deux cas précis, l’évolution phonétique régulière aurait donné respectivement *padent et *leij. Nous soulignons également une remarquable influence de l’anglais. Cette influence linguistique est toutefois une influence indirecte qui passe à travers l’italien et l’allemand (lad. computer < ita. computer, all. computer < eng. computer).
Néanmoins, c’est précisément à partir de ces dernières et plus récentes innovations lexicales que nous voulons aborder notre classification. Deux questions restent toutefois ouvertes : la première est que signifie « récent », « nouveau » dans le domaine lexical ? La limite entre emprunt tout court et emprunt/néologisme est – on le sait – infime et difficile à définir. Pour nous, trois paramètres alternatifs vaudront pour reconnaître ce qui est nouveau : le manque d’adaptation orthographique de l’emprunt (marketing), la nouveauté de l’innovation technologique à laquelle le mot se réfère (breia dans l’acception de ‘planche de snowboard’) et la métacognition collective de l’innovation lexicale (scolina comme ‘école maternelle’, mot proposé par les institutions et accepté consciemment par les locuteurs de ladin).
La deuxième question est : peut-on traiter les néologismes avec les catégories policlassificatoires des emprunts, et, si oui, qu’est-ce que cela nous donne comme résultats ? Oui, puisque, comme affirmé auparavant, du point de vue structurel l’emprunt n’est qu’un type de néologisme : donc cinq des six catégories de notre typologie sont identiques à celle que l’on utilise couramment pour classifier les emprunts. De plus, cette systématisation montre un rapport direct d’une certaine régularité avec l’origine du néologisme.
3. Typologie des néologismes
Les deux premières catégories incluent les mots que Lorenzetti [2009 : 35] identifie comme des néologismes lexicaux, reconnaissables par leur structure extérieure et par leur récente apparition dans le répertoire lexical de la langue. Alcoba Rueda [2007 : 24-27] définit ces mots comme mots entièrement nouveaux en expression et signification, les emprunts non adaptés et les emprunts adaptés.
Parmi les néologismes fondés sur des emprunts non adaptés nous trouvons principalement des substantifs d’origine anglaise (computer, mouse, software) et française (chef, brochure, buffet) qui existent dans d’autres langues européennes et qui ne sont même pas adaptés en allemand et en italien, langues à travers lesquelles ils sont entrés en ladin. Rares sont les mots d’origine italienne qui ne viennent pas adaptés : il s’agit, encore une fois, de mots de culture paneuropéenne qui existent même en allemand comme emprunts non adaptés : pizza et pizzeria en sont les exemples les plus évidents.
Les néologismes sur base d’emprunts adaptés sont surtout des substantifs et des verbes d’origine italienne et germanique, allemande standard ou dialectale : lad. anticostituzional ‘anticonstitutionnel’ < ita. anticostituzional, lad. dischet ‘disquette’ < ita. dischetto, lad. scherm ‘écran’ < ita. schermo, lad. ferstont ‘bon sens’ < all. Verstand, tir. [feʀˈʃtɔnt], lad. sciolter ‘interrupteur’ < all. Schalter, tyr. [ˈʃɔltǝʀ], lad. forné ‘aller en voiture’ < all. fahren, tyr. [ˈfɔːʀn].
Les trois catégories suivantes rentrent dans la typologie que Lorenzetti [2009 : 35] définit comme néologismes sémantiques, tels que des formations endogènes, c’est-à-dire des mots créés à partir d’un lexique déjà présent dans le répertoire et repris pour la construction de nouveaux mots et qui incorporent une signification ou des acceptions nouvelles.
Nous avons donc des néologismes fondés sur des calques sémantiques surtout d’origine allemande (all. Kohlensäure > lad. ejes da ciarbon ‘dioxyde de carbone’ > all. Nachtzug > lad. ferata de da nuet ‘train de nuit’) et anglaise à travers l’italien (ang. database > ita. banca dati > lad. banca de dac ‘base de données’, ang. wireless > ita. senza fili > lad. senza fii ‘sans fils’). Des calques syntaxiques de l’allemand ou de l’anglais à travers l’allemand : all. nachschauen > lad. cialé do ‘contrôler’, ang. log in > all. einloggen > lad. jir ite ‘s’identifier (sur internet)’.
Les re-sémantisations sont aussi nombreuses et ont comme référence l’italien, l’allemand et l’anglais (à travers l’italien ou l’allemand) : ita. bancone ‘ comptoir’ > lad. bancon ‘1. seuil > 2. comptoir’, all. ausgeben / lad. dé fora ‘1. distribuer > 2. publier’, all. Fahrrad (Fahren ‘aller avec un véhicule’ + Rad ‘vélo’) > lad. roda ‘1. roue > 2. vélo’, ang. upload > ita. caricare (online) > lad. ciarié ‘1. charger > 2. charger en ligne’.
De cette façon, des archaïsmes resurgissent dans l’usage quotidien comme par exemple lad. glacin ‘1. glaçon, morceau de glace > 2. glace, produit sucré et aromatisé obtenu par glaçage de lait et d’autres ingrédients’ sur l’influence de l’allemand Eis ‘glace’ et lad. cianta ‘1. jupe du costume traditionnel > 2. jupe’ jusqu’au lad. minicianta ‘minijupe’. Ces deux derniers exemples nous amènent à la sixième catégorie, à part et très restreinte, celle des néoformations, c’est-à-dire, des néologismes qui ne sont pas des emprunts. Dans cette catégorie nous trouvons le lad. roda da mont ‘VTT’, néologisme en partie calque et en partie néoformation (sur l’ang. mountain bike avec roda ‘roue’ pour ‘vélo’ selon l’allemand ‘Fahrrad’ et mont partiellement re-sémantisé de ‘alpage’ à ‘montagne’ – superficiellement donc ‘roue à alpage’) et lad. juissa ‘descente en ski’, mot créé par les journalistes ladins lors des Championnats du monde de ski alpin de 1970 en Val Gardena (vallée de langue ladine) sur l’adverbe/préposition ju ‘en bas’ et un suffixe (obsolète) –issa.
Conclusions
Cette convergence entre origine et typologie structurelle des néologismes est due à deux facteurs en cooccurrence, l’un social et l’autre de linguistique interne. Le premier oblige la communauté ladinophone à ne pas adapter l’orthographe des emprunts aux grandes langues étrangères de cultures internationales, l’anglais et le français : exactement comme en allemand et surtout en italien (langues toit de référence), la transcription en orthographe allemande et respectivement italienne d’un emprunt (surtout un substantif) anglais ou français est considérée par les locuteurs comme une lacune qui, dans le meilleur des cas, ne cause que de l’hilarité (type 1). En revanche, le continuum d’usage social en rapport de (presque) diglossie entre les variétés ladines d’une part, et l’italien et l’allemand de l’autre (selon les localités plus italien ou plus allemand), permet à ceux qui écrivent d’intégrer dans le système orthographique ladin ce qui vient des deux langues socio-linguistiquement hautes, couramment parlées et écrites, langues perçues comme part entière du système sociolinguistique du ladin (type 2).
L’autre facteur, celui qui concerne la structure interne de la langue et notamment la syntaxe dès la formation des mots, oblige le locuteur ladin à réinterpréter et à reconstruire un mot complexe germanique (y compris les mots anglais) selon la syntaxe d’une langue romane (types 3 et 4).
La re-sémantisation (type 5) et la néologie (type 6), en revanche, ne s’appuient que sur le plurilinguisme romano-germanique des populations ladines qui leur donne accès à un monde linguistico-culturel très ample en leur permettant une réinterprétation sémantique des mots existants qui va au-delà même du ladin.