Navigation – Plan du site

AccueilNuméros1Avant-proposLa résistance

Avant-propos

La résistance

Ouverture
Anne-Sophie Chambost

Texte intégral

1Le nom de l’université qui héberge le Centre lyonnais d’histoire du droit et de la pensée politique déterminait pratiquement à lui seul le choix du thème de cette première livraison des Cahiers Jean Moulin. Les Lyonnais se souviennent en effet de l’arrestation de Max / Jean Moulin à Caluire, le 21 juin 1943, dans la maison du docteur Dugoujon ; mais ils savent peut-être moins que celui que le général de Gaulle avait chargé de réaliser l’union de la Résistance était un habitué de la Brasserie Georges, non loin de l’hôtel Terminus (où la Gestapo lyonnaise avait d’abord installé son quartier général en 1942) et de la gare Perrache, d’où il embarquait le week-end pour rejoindre Nice et mener la vie publique de marchand de tableaux qui lui servait de couverture. C’est encore à quelques pas de notre université, dans les murs sordides de l’ancienne École militaire de santé, devenue le siège de la Gestapo à partir du printemps 1943, que Klaus Barbie devait torturer nombre de résistants, parmi lesquels Jean Moulin, incarcéré dans la prison Montluc (par un curieux retournement de l’histoire, Klaus Barbie y sera enfermé pendant le temps de son procès pour crimes contre l’humanité en 1987, et l’université Jean Moulin Lyon 3 y installera prochainement de nouveau locaux). Le traitement infligé au chef du Conseil national de la Résistance par le Boucher de Lyon fut tel que Jean Moulin mourrait à Metz le 8 juillet 1843, dans le train qui le menait à Berlin pour y subir d’autres interrogatoires.

2Pour Pierre Bourdieu, la vocation historique des facultés de droit est de former « des agents d’exécution capables de mettre [les lois] en application sans les discuter ni les mettre en doute, dans les limites des lois d’un ordre social déterminé » (Bourdieu, 1984) ; nonobstant la radicalité de cette affirmation, on peut imaginer que, tout particulièrement dans la capitale de la Résistance, chaque étudiant s’est un jour ou l’autre posé la question des choix qu’il aurait été amené à faire s’il avait vécu sous l’Occupation (interrogation à laquelle renvoie la plaque commémorative figurant dans l’atrium du bâtiment de notre faculté, quai Claude-Bernard). Or c’est justement cette espèce de lieu commun que convoque Pierre Bayard dans son ouvrage Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Bayard, 2013). Dépassant l’affirmation confortable d’une adhésion systématique à la Résistance, l’auteur développe une uchronie individuelle en partant du principe que l’individu ne se compose pas exclusivement de ce qu’il est dans le contexte historique et géographique dans lequel il est né, mais qu’il comprend aussi tout ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente, en particulier dans les situations de crise violente qui révèlent ce que tout un chacun est véritablement, en le portant à ses limites. Dans cet exercice intellectuel passionnant, Pierre Bayard fait évoluer sa personnalité potentielle dans le contexte historique exceptionnel de la seconde guerre mondiale et de l’Occupation. Mobilisant les concepts de soumission à l’autorité, de capacité à obéir, autant que l’idée de conflit éthique qui déchire l’individu entre les exigences qu’on lui impose (ou qu’il croit nécessaires) et ce qu’il ressent plus ou moins obscurément comme contraire à la morale, l’auteur s’attache à décrypter la dynamique de l’engagement ; ce faisant, il souligne la force d’indignation qui mobilisait des résistants portés par une énergie bien supérieure au simple désaccord politique, et qui dépassait surtout en eux la peur physique d’être arrêtés et torturés.

3Mais si le poids de la Résistance est toujours très vif à Lyon (au point qu’elle finit parfois par y désigner, avec son R majuscule, la période elle-même, par opposition à l’Occupation), ce n’est toutefois pas uniquement à cette forme historique exceptionnelle de résistance que se limiteront les contributions de cette première livraison des Cahiers Jean Moulin. Du carnage provoqué par la résistance d’Antigone aux ordres de son oncle Créon, à la critique de la servitude volontaire théorisée par La Boétie (« soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres »), en passant par l’opposition de Michael Kohlhaas au seigneur qui lui a refusé la protection des lois (dont s’inspire Jhering dans La lutte pour le droit) jusqu’au refus de l’impôt d’un Henri David Thoreau, si la résistance apparaît comme un thème inépuisable de la pensée politique, elle l’est aussi pour la pensée juridique – si l’on veut bien admettre que les liens que le droit entretient avec le pouvoir amènent inévitablement le juriste à s’interroger non seulement sur la légitimité de l’autorité, mais aussi sur la résistance à laquelle celle-ci se heurte.

4Le thème de la résistance pose en effet la question de la réception du droit. À ce sujet, on rappellera d’ailleurs avec Jacques Caillosse que, parce qu’il est soutenu par le langage, le droit est nécessairement tributaire d’une série d’interprétations, susceptibles éventuellement de contester la légitimité revendiquée par ses auteurs ; « la question de l’efficacité du droit ne doit donc pas être posée du seul point de vue de son ou de ses auteurs. Il convient d’impliquer dans l’opération tous ceux qui sont les destinataires, attendus ou non, actuels et futurs de la règle. Tout ce monde contribue, par un travail commun d’interprétation, à donner vie et sens aux normes » (Caillosse, 1994). Sur ce sujet, on se souvient que Georgio Del Vecchio interrogeait la question de l’obéissance non seulement au regard de l’autonomie propre de la conscience humaine (selon la formule classique du droit naturel), mais en rappelant aussi que l’ordre positif exige des sujets, « pour l’efficience même de ses institutions, une coopération active et non seulement passive. Faute de quoi, les mêmes institutions se dessècheraient et tomberaient en décadence comme peut se faner et mourir une plante à laquelle on ôte sa lymphe vitale » (Del Vecchio, 1957). Du point de vue de la sociologie juridique, la question de la résistance apparaît aussi comme un élément constitutif du travail de réception des normes juridiques ; mais on peut aussi s’inspirer des réflexions de Michel Foucault, qui voyait dans les formes de la résistance une énergie vive qu’il présentait comme la limite interne du pouvoir lui-même, ce qui vient l’éprouver en permanence ; ces formes de résistance sont « l’autre terme dans la relation de pouvoir, elles s’y inscrivent comme l’irréductible vis-à-vis » (Foucault, 1976) ; le même Foucault allait d’ailleurs au bout de sa logique dialectique (et subversive) en présentant l’illégalisme comme un élément positif du fonctionnement social : « tout dispositif législatif a ménagé des espaces protégés et profitables, où la loi peut être violée, d’autres où elle peut être ignorée, d’autres enfin où les infractions sont sanctionnées. A la limite, je dirais volontiers que la loi n’est pas faite pour empêcher tel ou tel type de comportement, mais pour différencier les manières de tourner la loi elle-même » (cité par Caillosse, op.cit.). Jacques Commaille observe à cet égard que le droit est non seulement associé au pouvoir dans son rôle de préservation et de perpétuation de l’ordre et de la domination, mais qu’il doit aussi être « associé à la contestation, à la tentative d’influer, pour le modifier, sur l’équilibre établi des forces […] ce qui s’exprimera en promouvant la possibilité d’un droit contre l’État, d’un droit contre le pouvoir » (Commaille, 2010) ; la lecture juridique de la pensée d’un Pierre-Joseph Proudhon (avec l’idée d’un droit social opposé au droit étatique, que Georges Gurvitch théorisera dans son approche pluraliste du droit) ou encore de celle du jeune Marx (dans la série des articles sur le vol de bois publiée en 1842 dans la Rheinische Zeitung pour défendre l’idée d’un droit coutumier des pauvres) sont à cet égard topiques.

5Pris dans son acception la plus large, le thème de la résistance permet ici à de jeunes chercheurs juristes (historiens du droit pour l’essentiel, auxquels s’est associée une doctorante en droit pénal) de proposer des travaux originaux qui en couvrent les divers sens.

6Dans sa contribution sur La résistance légale des présidents de Chambres. Jules Jeanneney et Édouard Herriot face au régime de Vichy (1940-1942), Jérôme Henning interroge le légalisme de deux personnages emblématiques de la IIIe République, que leur position institutionnelle et leurs convictions personnelles convainquent d’emblée de se maintenir dans le strict respect de la légalité. Face aux premières mesures prises par le gouvernement de Vichy, Jérôme Henning invite à réfléchir aux modalités, et aux limites, de la résistance légale. Delphine Gibaud-Croset pose quant à elle la question du traitement judiciaire des actes de résistance condamnés pendant l’Occupation ; de la révision à l’amnistie, Le rétablissement de la légalité pénale républicaine à la Libération : entre rupture et continuité livre une très intéressante réflexion sur les suites pénales des actions de résistance, qui pointe toute l’ambiguïté politique de la légalité républicaine.

7Changement d’époque avec la contribution Myriam Biscaye, qui nous plonge dans l’univers des professeurs de droit d’Ancien Régime (Réformes politiques et résistance des professeurs des facultés de droit du xviie au xviiie). Cette étude souligne comment les actes de résistance aux réformes initiées par le pouvoir royal, contribuent en définitive à souder le corps des professeurs ; mue par le souvenir de l’autonomie des universités médiévales, cette résistance apparaît toutefois assez conservatrice, essentiellement centrée sur la défense de privilèges et dignités. Ce même souci de défense des privilèges nourrit une autre forme de résistance institutionnelle, décrite par Philippine Tronel dans son article La résistance de Lyon à Law. Cette résistance des Lyonnais (ou plutôt de ceux qui se présentent comme leurs représentants) est elle aussi fondée sur une revendication d’autonomie et de défense de privilèges, face à la politique d’uniformisation (économique) lancée par le pouvoir absolu.

8De la résistance au pouvoir royal, et de l’effectivité des normes posées par lui, il est aussi question dans la contribution de Vincent Martin, Le pouvoir royal face aux phénomènes des tournois (milieu du xiiie siècle – milieu du xive siècle). À partir de l’exemple de la réglementation des tournois, Vincent Martin montre comment naît un ordre royal, et les résistances auxquelles celui-ci se heurte quand l’action législative de la royauté prétend réglementer ou interdire certaines pratiques sociales ancrées.

9Dernière proposition sur le thème de la résistance, l’article d’Emmanuel Lazayrat est consacré à la figure de Caton d’Utique, personnage dont la vie a été essentialisée par les stoïciens comme le modèle de la résistance politique. À partir d’une réflexion sur la résistance physique, Caton d’Utique : résister jusqu’à la mort décrit l’opposition de ce personnage à César comme un couple de forces antagonistes qui s’éprouvent jusqu’à la rupture finale, ce moment où la résistance se radicalise dans la mort.

10Dans une certaine mesure, cette très fine observation s’applique aussi à Jean Moulin, figure tutélaire de ces nouveaux Cahiers du Centre lyonnais d’histoire du droit et de la pensée politique, auxquels il convient néanmoins de souhaiter une longue vie ! !

Haut de page

Bibliographie

P. Bayard, 2013, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, éd. de Minuit.

P. Bourdieu, 1984, Homo academicus, éd. de Minuit.

J. Caillosse, 1994, « Droit et politique : vieilles lunes, nouveaux champs », Droit et Société, 26, p. 127-154.

J. Commaille, 2010-3, « Les vertus politiques du droit, mythes et réalités », Droit et Société, 76, p. 695-713.

G. Del Vecchio, 1957, « Mutabilité et éternité du droit », Archives de Philosophie du Droit, p. 137-151.

M. Foucault, 1976, La volonté de savoir, Gallimard.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Sophie Chambost, « La résistance »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cjm/81 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.81

Haut de page

Auteur

Anne-Sophie Chambost

Professeur des universités en histoire du droit, Université Jean Monnet Saint-Étienne

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search