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- 3 C’est nous qui soulignons.
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1Le 22 mars 18511, à Paris, au quatrième étage du numéro 92 du boulevard Beaumarchais (Troyat, 2005 ; De Decker, 2010), un homme d’une cinquantaine d’années, en manches de chemise, de haute stature et de forte corpulence, au visage plein, au teint brun, aux lèvres accusées et aux cheveux crépus se tenait assis à un bureau, occupé à signer le texte suivant qu’il venait de dicter : « Nous ne nous sommes2 jamais vus je crois, mais s’il y a un homme qui vous aime et qui vous admire au monde, c’est moi. Laissez-moi donc vous dire combien je trouve lâche, misérable, infâme3, la conduite de ces laquais de ministère, qui volent les gages de la nation et que nous mettrons un beau matin à la porte de leurs hôtels, avec le bonnet d’âne aux fronts et l’écriteau des renégats sur le dos. Malheureusement je ne puis vous être bon à rien – mais cependant, si vous en jugiez autrement, ma plume, mon cœur – toute ma personne enfin sont à votre disposition »4.
- 5 Respectivement Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne et La reine Margo (...)
2Cet homme c’était Alexandre Dumas et celui auquel s’adressait cette missive enflammée – qui commençait par : « Cher grand poète » – n’était autre que Jules Michelet, le chantre de l’histoire républicaine qui venait d’être suspendu par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte de la chaire de professeur au Collège de France qu’il occupait depuis 1838 et qui allait en être destitué, un an plus tard, en avril 1852. L’auteur de la trilogie des Mousquetaires et de celle des Valois5 tenait pour une infamie le sort fait à l’auteur de L’Histoire de France et de L’Histoire de la Révolution.
- 6 Edmond Dantès et sa fiancée Mercedes, l’abbé Faria (qui ignore pourquoi on l’a arrêté et emprisonné (...)
- 7 Une recherche sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France, qui ne comprend pourtant (...)
3À ce mot d’infamie, n’importe quel lecteur de Dumas songera aux Trois Mousquetaires et à la marque de l’infamie, la « flétrissure de France », la fleur de lys inscrite au fer rouge sur l’épaule de Milady. Si ce lecteur a une bonne mémoire, il se rappellera aussi que ce mot apparaît plusieurs fois dans Le comte de Monte-Cristo et que tous les protagonistes de ce récit commettent ou subissent une infamie6. Si ce lecteur est curieux, il découvrira que ce mot figure dans les œuvres les plus célèbres de Dumas et dans une très grande partie de ses si nombreux écrits7, dans ses romans, dans ses essais historiques, dans ses pièces de théâtre où il désigne principalement une action basse, criminelle, déshonorante, ou une peine, qui fait perdre sa dignité à celui qui la commet comme parfois à celui qui la subit. Il envisagera peut-être l’infamie comme un thème structurant chez Alexandre Dumas et c’est que l’on va essayer de démontrer en dépit de deux obstacles que recèle son œuvre monumentale et d’un troisième qui lui est extérieur et se trouve dans la littérature de l’époque.
- 8 Rapport au Général La Fayette sur l’enlèvement des poudres de Soissons, Paris, Impr.de Sétier, 1830
- 9 On signalera le programme d’édition électronique des journaux d’Alexandre Dumas par une équipe de r (...)
- 10 Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, Paris, rue Laffitte n° 1, à la Maison d’or, novembr (...)
- 11 Le Mois, résumé mensuel, historique et politique de tous les événements, jour par jour, heure par h (...)
- 12 Le Monte-Cristo : journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie publié et réd (...)
- 13 Le Dartagnan, février à juillet 1868
- 14 Théâtre-Journal, musique, littérature, beaux-arts, rédacteur en chef : Alexandre Dumas. Paris, rue (...)
- 15 En octobre 1860, à Palerme, Alexandre Dumas fonde le journal L’Indipendente sous le patronage de Li (...)
- 16 En 1846, il fit construire un théâtre à Paris, boulevard du Temple, qu’il appela théâtre historique (...)
- 17 Son secrétaire devait pouvoir contrefaire son écriture en vue de rédiger son courrier qu’il se born (...)
4Le premier obstacle réside précisément dans ce gigantisme de l’œuvre dumasienne et dans sa très grande diversité. Dans leur Bibliographie des auteurs modernes de langue française, une des plus complètes à ce jour sur Dumas, Hector Talvart et Joseph Place recensent deux cent vingt-cinq publications (Talvart et Place, 1935) lesquelles comportent le plus souvent plusieurs volumes. Au premier rang figurent bien évidemment les célébrissimes romans tels que Le comte de Monte-Cristo et la trilogie que forment Les trois Mousquetaires, Vingt ans après et Le vicomte de Bragelonne ou encore la trilogie des Valois, La reine Margot, Les quarante-cinq, La dame de Monsoreau. Dans la liste des romans historiques, plusieurs traitent de la fin de la royauté et de la Révolution comme Le collier de la Reine, Louis XVI ou Le dernier roi sans oublier, bien sûr, Le chevalier de Maison-Rouge ou, moins connu mais non moins important, La San Felice. Il y faut également y ajouter de très sérieux rapports8, des traductions comme celles des mémoires de Garibaldi, ainsi que tous les articles parus dans les multiples journaux desquels Dumas était propriétaire ou rédacteur en chef9 : Le Mousquetaire10, Le Mois11, Le Monte-Cristo12, l’éphémère Dartagnan13 et le Théâtre-Journal14 sans oublier l’aventure de L’Indipendente pendant son séjour à Naples d’octobre 1860 à mars 186415. Enfin, on se gardera d’omettre la soixantaine de pièces de théâtre que Dumas a écrites et fait jouer, car le théâtre était sa première et sa vraie passion16 et qu’il avait pour habitude de tirer une ou plusieurs pièces de théâtre de chacun de ses principaux romans. La production littéraire de Dumas est colossale : à titre d’exemple, en 1839, il publie plus de trois mille pages et l’année précédente, il en avait déjà publié plus de deux mille. Or, même en admettant que plusieurs de ses manuscrits étaient achevés depuis un moment et même en tenant compte de sa technique d’écriture consistant à « tirer à la ligne », ce rythme annuel de publication dépasse manifestement de très loin les capacités d’un homme seul d’autant plus que celui-ci a toujours eu une vie sociale assez intense17.
- 18 Dans une lettre du 20 février 1845, Balzac écrit à sa future épouse Evelyne : « On m’a donné le pam (...)
- 19 A. Dumas, Comment je devins auteur dramatique d’abord paru dans La Revue des Deux Mondes du 20 déce (...)
- 20 « Pas même Dieu qui fit l’homme à son image », ibid., p. 16.
- 21 Par ex. J. N. Marque, 1872, p. 436 ; F. Godefroy, 1881, p. 135 ; v. aussi G. Simon, 1919.
- 22 On mettra à part le cas inverse de la « collaboration » avec Frédéric Gaillardet : la pièce, La Tou (...)
5Le second obstacle résulte justement de ce que Dumas a pratiqué de longs emprunts, parfois in extenso, à d’autres auteurs et employé les services de nombreux « nègres » pudiquement qualifiés de collaborateurs pour alimenter ce qu’Eugène de Mirecourt appelait la « fabrique de romans » de la « Maison Alexandre Dumas et Cie » (De Mirecourt, 1845)18, le même Mirecourt relevant que dans la seule année 1845, Alexandre Dumas avait publié soixante volumes (De Mirecourt, 1856, p. 81). S’agissant du plagiat, Dumas s’en est justifié19 en arguant que nul n’invente entièrement20, en invoquant d’illustres prédécesseurs comme Shakespeare et Molière et en précisant sans trop de modestie que « l’homme de génie ne vole pas, il conquiert ». S’agissant des « nègres », selon le mot que l’on prête à son fils et qui a été repris depuis lors par nombre d’historiens des lettres, la liste en est aussi longue qu’indéfinie21. À côté du plus célèbre Auguste Maquet, figurent d’une manière ou d’une autre, Paul Bocage, Anicet Bourgeois, Octave Feuillet, Théophile Gautier, Jules Janin, Paul Lacroix, Adolphe de Leuven, Félicien Malefille, Paul Meurice, Gérard de Nerval, peut-être Eugène Sue, et même Alexandre Dumas fils22. Dumas a aussi cosigné plusieurs publications qui se présentaient – du moins officiellement – comme le résultat d’une véritable collaboration. Dès lors, aucune étude ne saurait se prétendre exhaustive ni mettre entièrement à l’abri d’attribuer à Dumas ce qui revient à un de ses collaborateurs. Dans le cadre, nécessairement contraint, des pages qui suivent, on se concentrera donc principalement sur les romans, spécialement ceux qui ont fait sa renommée, en écartant les autres écrits, y compris les pièces de théâtre si chères qu’elles lui fussent. Par conséquent, il sera inutile d’envisager toutes les collaborations qui pourraient avoir introduit le thème de l’infamie dans l’œuvre de Dumas puisque seule celle d’Auguste Maquet fut déterminante dans les principaux romans.
- 23 Tr. civil de la Seine, 3 février 1858 et CA Paris, 18 novembre 1859.
- 24 La dame de Monsoreau avait d’ailleurs été commandée à Dumas et Maquet, Tribunal de 1re instance, 1r (...)
- 25 Préface à A. Maquet, La Belle Gabrielle, 1891 (1854).
- 26 Il rappelait également que « Les deux collaborateurs signèrent ensemble, au Théâtre : les Trois Mou (...)
6Bien qu’à l’époque la justice ait refusé à Maquet de faire valoir son droit d’auteur contre Dumas23, il ne fait aucun doute que les principaux ouvrages du second devraient porter, à côté de sa signature, celle du premier24. Déjà, en 1891, dans la préface à La Belle Gabrielle, roman écrit par Auguste Maquet seul, l’éditeur, Calmann Lévy, – qui évitait soigneusement d’utiliser le mot procès pour ne point trop écorner l’image du grand homme – signalait que lorsqu’il fut « entraîné dans le désastre financier de son collaborateur, Auguste Maquet fut considéré comme un simple créancier, perdit le fruit d’un travail inouï, et ne put obtenir comme compensation de pouvoir mettre son nom à côté de celui d’Alexandre Dumas sur tous les livres qu’ils avaient écrits ensemble »25. Il observait que la liste est longue des livres écrits par Maquet avec Dumas : Le Chevalier d’Harmental, Sylvandire, les Trois Mousquetaires, Vingt Ans après, la Reine Margot, Monte-Cristo, la Dame de Monsoreau, le Chevalier de Maison Rouge, Joseph Balsamo, le Bâtard de Mauléon, les Mémoires d’un Médecin, le Collier de la Reine, le Vicomte de Bragelonne, Ange Pitou, Ingénue, Olympe de Clèves, la Tulipe noire, les Quarante-Cinq, la Guerre des Femmes26. On le voit, il s’agit là de tous les romans les plus célèbres de Dumas. Insistant sur le fait que l’esprit se refusait « à croire qu’un seul homme ait pu suffire à cette tâche gigantesque », l’éditeur ajoutait, de manière assez elliptique, « Et nous ne parlons ici que des ouvrages faits en commun » (ibid. p. 3), ce qui suggérait fortement que d’autres ouvrages signés par Dumas n’auraient pas été faits « en commun ».
7Sauf lors du procès, Dumas lui-même a souvent reconnu la contribution essentielle de Maquet à l’écriture du Comte de Monte-Cristo (Simon, 1919, p. 70 ; Shop, 1997, p. 375) et parfois même il arrivait que le second envoyât à l’imprimeur des pages que le premier n’avait pas eu le temps de relire (ibid. p. 77 et 81 ; ibid., p. 380). Si donc le thème de l’infamie imprègne ces écrits, comment savoir auquel des deux hommes en revient la paternité ?
- 27 Deux dans Le comte de Lavernie, 1853, 4 vol. ; douze dans La chute de Satan, 1854, 6 vol. ; six dan (...)
8Pour essayer de lever cette difficulté, une méthode consiste à comparer les romans de Dumas et Maquet avec ceux écrits par Maquet seul et d’en examiner le champ lexical afin d’y rechercher des différences ou des ressemblances relativement à l’infamie. Or, cet examen révèle que les mots infamie, infâme, infamant ne manquent pas dans les ouvrages de Maquet et tout spécialement dans La belle Gabrielle (Maquet, 1854) qui relate la vie, les amours et la fin tragique de Gabrielle d’Estrées et qui est la pièce maîtresse de son œuvre propre tant par sa qualité que par son nombre de pages. Le style de ce roman ressemble à s’y méprendre à celui des livres signés par Dumas et les mot précités y apparaissent en seize occurrences27, ce qui est assez important pour être relevé, mais cependant moins que dans Le comte de Monte-Cristo (une vingtaine d’occurrences), Les Trois Mousquetaires (vingt-cinq et près d’une trentaine pour l’ensemble de la trilogie) et moins que dans La San Felice à l’écriture de laquelle Maquet n’a absolument pas participé (plus d’une vingtaine). Ce procédé de comparaison livre donc un résultat en demi-teinte : Maquet emploie fréquemment les vocables relatifs à l’infamie lorsqu’il écrit seul ou avec Dumas mais celui-ci les emploie autant lorsqu’il écrit seul (La San Felice).
- 28 Dictionnaire de l’Académie française. Revu, corrigé et augmenté par l’Académie elle-même, t. 1, 5e (...)
- 29 C’est nous qui soulignons.
- 30 « C’est une infamie de manquer à sa parole. C’est un malhonnête homme, il a fait cent infamies ». E (...)
9Au demeurant, et c’est le troisième obstacle évoqué plus haut, la référence lexicale à l’infamie était partout dans la littérature populaire française du XIXe siècle et pas seulement chez les écrivains de la « Maison Dumas ». À titre d’exemple, dans Les mystères de Paris, publiés en 1842-1843, Eugène Sue employait près d’une centaine de fois les mots se rattachant à l’infamie, très loin, par conséquent, devant Dumas. L’analyse comparative et lexicale se révèle donc ici assez peu concluante : plus on élargit le champ d’investigation et plus elle échoue à faire apparaître une spécificité des textes d’Alexandre Dumas relativement à l’infamie. Bien évidemment, cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas y rechercher les occurrences lexicales pour étudier l’infamie mais que cette démarche, pour être nécessaire, n’est pas suffisante. Par ailleurs, pour pouvoir procéder sans s’égarer à une étude de l’infamie, il convient de partir de la signification qu’on lui attribuait à l’époque de Dumas. Dans ses éditions successives de 1799 et 1835, le Dictionnaire de l’Académie française28 définissait l’infamie comme une « flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique ». Il citait comme exemples : « Noter d’infamie. Encourir infamie. Cela porte infamie. Cette peine emporte infamie. Couvrir quelqu’un d’infamie. L’infamie est plus à craindre que la mort » et l’édition de 1835 proposait aussi : « Vivre dans l’infamie » et en parlant d’une chose « infâme, déshonorante » : « l’infamie de [sa] conduite ». Dans les deux éditions, le mot pouvait encore signifier « action vile, honteuse, indigne29 d’un honnête homme » et cette acception se retrouvait dans des exemples à la connotation morale marquée30. Cette définition multidimensionnelle se retrouve dans les romans de Dumas et afin d’en tenir compte, on envisagera successivement l’infamie dans ses rapports avec le châtiment (I) et avec la politique (II).
10La notion de peine infamante intervient à de nombreuses reprises dans la production romanesque de Dumas. La peine est infamante en ce qu’elle jette l’infamie sur celui qui y est soumis et elle se justifie parce que le supplicié était lui-même coupable d’une infamie ou réputé tel ; mais si elle est infamante elle est aussi infâme par sa cruauté, sa férocité et son indignité. Ainsi, à l’indispensable châtiment de l’infamie (A), répond comme en miroir l’infamie du châtiment (B)
11On ne saurait dresser la liste de tous les personnages de Dumas sur lesquels leur infamie attire un châtiment parfois cruel mais toujours mérité. Aussi va-t-on se limiter sur ce point aux deux œuvres les plus représentatives en la matière, qui se trouvent être aussi les deux romans les plus célèbres d’Alexandre Dumas : Les trois mousquetaires et Le comte de Monte-Cristo.
12a) Rappelons brièvement ce que la lecture des Mousquetaires nous apprend sur Milady : cette femme aux identités changeantes, s’appelle tour à tour Charlotte Backson, Anne de Breuil (du Bueil selon son fils dans Vingt ans après), comtesse de La Fère, lady Clarick, lady de Winter baronne de Sheffield. A Lord de Winter qui lui demande si elle a un nom, elle répond : « j’ai celui de votre frère » (Dumas, 1991 (1844), Les Trois Mousquetaires, p. 252). Son infamie se traduit métaphoriquement par le fait que, si belle soit-elle, c’est un être qui n’a littéralement pas de nom et qui est donc, au sens strict, innommable. Jeune religieuse, elle a circonvenu un prêtre à peine plus âgé qu’elle, l’entraînant à voler le calice et le ciboire. Arrêtés, ils se sont évadés mais entre-temps le prêtre a été condamné à être marqué au fer et c’est son frère aîné, bourreau de Lille, qui a dû appliquer la sanction. Voyant en Milady la vraie coupable, le bourreau l’a capturée et marquée elle aussi au fer. Réfugiés dans le Berry, les deux amants s’y font passer pour frère et sœur et Milady y séduit le comte de la Fère auquel le prêtre la marie, mais le comte la laisse pour morte en découvrant qu’elle est marquée du sceau d’infamie. Le prêtre finit par se suicider. Ayant survécu, Milady s’enfuit en Angleterre et y a une liaison avec le duc Buckingham, avant d’épouser Lord de Winter et de l’empoisonner. Travaillant pour un agent du cardinal de Richelieu, le comte de Rochefort, qui est aussi son amant, elle vole les ferrets de la Reine Anne d’Autriche pour la compromettre. Identifiée par Buckingham elle est faite prisonnière par son beau-frère, second Lord de Winter quelle voudrait empoisonner aussi. Il la remet à la garde d’un de ses serviteurs, Felton, un homme honnête mais ayant tendance à s’exalter, qu’elle manipule jusqu’à lui faire poignarder Buckingham. Elle essaie de faire tuer le comte de Wardes par d’Artagnan, et tente par deux fois d’assassiner ce dernier avant d’empoisonner Constance Bonacieux, la lingère de la Reine et amante de d’Artagnan. Elle est finalement capturée et tous ceux qui connaissent son infamie – les mousquetaires, Lord de Winter et le bourreau de Lille – se réunissent en une sorte de tribunal qui la condamne à mort pour tous ses crimes : c’est le bourreau qui exécutera la sentence en lui coupant la tête d’un coup de sa large épée.
13Ceux qui ne sont pas tombés sous son charme, ou qui en sont sortis, signalent fréquemment son infamie : ainsi, d’Artagnan, alors qu’il ignore encore l’histoire de Milady et d’Athos dit à celui-ci : « Votre Milady […] me paraît une créature infâme, mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilà d’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les bras » (ibid., vol. 2, p. 358). Le même mot lui vient encore lorsqu’Athos lui apprend le projet de Milady d’assassiner Buckingham (ibid., vol. 3, p. 84). En un moment où il ne fait point parler ses personnages, Dumas lui-même décrit les effets que produisent sur le pauvre Felton les « accusations infâmes et imaginaires de lady de Winter » (ibid., vol. 3, p. 345) et, quelques pages plus loin, au moment où il va être frappé mortellement par ce même Felton, Buckingham lui répond d’une manière définitive : « Milady est une infâme » (ibid., vol. 3, p. 352).
- 31 Celui de Charlotte Backson qu’elle portait quand elle a épousé Winter.
14La compréhension de l’infamie de Milady suppose un lecteur éclairé, un spectateur qui sache qui elle est réellement par la connaissance de ses actes qui sont à l’opposé de son discours. La problématique de l’infamie repose ici sur le contraste entre d’un côté l’apparence et le discours et de l’autre la réalité des agissements car, si l’on écoute Milady, si on la croit, ce sont les autres qui sont infâmes. Parfois même, elle semble n’avoir que ce mot à la bouche : le plus souvent, elle l’utilise pour convaincre, comme quand elle dénonce d’Artagnan à Richelieu (ibid., vol. 3, p. 41) ou Buckingham à Felton (ibid., vol. 3, p. 266). Avec ce dernier, elle use et abuse de l’image de l’infamie : pour le convaincre de la laisser s’enfuir bien que sa vie ne soit pas en danger, elle lui rétorque : « je perdrai ce qui m’est bien plus cher que la vie, je perdrai l’honneur, Felton ; et c’est vous, vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de ma honte et de mon infamie » (ibid., vol. 3, p. 263) et – parlant des intentions de son beau-frère, Lord de Winter, à son égard – elle assène dans un style de plaidoirie : « après-demain il me bannit, il me déporte ; après-demain il me relègue parmi les infâmes » (ibid., vol. 3, p. 318). Elle use même de la rhétorique de l’infamie en une tentative désespérée pour tenter de convaincre Lord de Winter, dont elle sait pourtant qu’il la connaît bien : lorsqu’il lui enjoint de quitter Londres et de se retirer en un lieu d’où elle ne bougera plus faute de quoi, il la remettra à la justice pour être exécutée, elle lui répond que « cet abus de pouvoir, que cet exil sous un nom supposé31 sont une infamie » (ibid., vol. 3, p. 254) et lorsqu’il lui dit que dans quelques jours elle sera là où elle doit être et que sa tâche à lui sera achevée (ibid., vol. 3, p. 230), elle lui réplique avec une bonne dose de grandiloquence : « Tâche infâme ! tâche impie ! ». Étrangement, Milady qualifie parfois d’« infâme » des hommes qui lui infligent un châtiment mérité, ceux qu’elle n’a pas réussi à subjuguer ou ceux qui l’ont percée à jour comme le comte de Wardes (ibid., vol. 2, p. 368) ou d’Artagnan quand il découvre la marque du fer sur son épaule (ibid., vol. 2, p. 390) : ce n’est pas là un moyen de persuasion (puisque, dans ce dernier cas, elle le dit entre ses dents) mais une réaction de colère comme si dans sa rage elle projetait sur ses ennemis sa propre infamie.
15b) L’autre roman, Le comte de Monte-Cristo est placé tout entier sous le signe de l’infamie autant que de la vengeance : le lecteur en est encore à la cinquantième partie de l’ouvrage que déjà Danglars expose son plan diabolique à ses futurs complices Fernand Mondego et Gaspard Caderousse : il s’agit de dénoncer Edmond Dantès comme bonapartiste – alors qu’il n’a aucune opinion politique –, afin de l’écarter au profit de Danglars du poste de commandant de son navire qu’on lui a promis et de lui ravir sa fiancée Mercedes dont rêve Mondego. Devant les affreuses conséquences que pourrait entraîner une dénonciation calomnieuse de Dantès, Caderousse s’écrie que ce serait une infamie (Dumas, 1998 [1845-1846], Le Comte de Monte-Cristo, vol. 1, p. 81) mais l’alcool et le manque de volonté lui ôteront le courage de l’empêcher. Quatorze ans plus tard, Dantès déguisé en abbé, reprochera à Caderousse – qui ne le reconnaît pas – de ne pas s’être opposé à « cette infamie » (ibid., vol. 2, p. 83). Pour l’heure, Dantès emprisonné se dit victime d’une « infâme dénonciation » (ibid., vol. 1, p. 294) sans savoir d’où elle provient. Lorsque l’abbé Faria lui fait envisager la trahison de Danglars, il s’écrie que si cela était vrai, ce serait infâme (ibid., vol. 1, p. 396) et à la fin de l’implacable démonstration de l’abbé, le même mot lui revient spontanément : « Oh ! les infâmes ! les infâmes ! » (ibid., vol. 1, p. 399).
16Chargé d’interroger Edmond Dantès le substitut du procureur du roi, Gérard de Villefort, a détruit la lettre de dénonciation non pas pour aider le jeune homme, comme il le lui a dit, mais parce qu’elle mettait en cause son propre père. Il a envoyé Dantès au château d’If pour le restant de ses jours afin qu’il ne puisse jamais raconter son histoire mais aussi parce qu’il a vu là l’occasion de favoriser son ascension dans la magistrature en faisant croire qu’il avait déjoué un complot.
- 32 C’est nous qui soulignons.
17Infâmes, Caderousse, Danglars, Mondego et Villefort continuent de l’être après avoir ravagé la vie d’Edmond Dantès et cette infamie finira par être révélée au grand jour par Dantès revenu sous l’identité du comte de Monte-Cristo. Leur châtiment adviendra au terme d’un engrenage infernal et sera à la mesure de leur infamie. Caderousse devient meurtrier par cupidité, il est condamné aux galères à perpétuité et Monte-Cristo le fait évader pour mieux le perdre : il finira assassiné par son compagnon de chaîne, qui est le fils naturel de Villefort, et Monte-Cristo lui révélera son véritable nom juste avant qu’il trépasse. Danglars s’enrichit avec l’intendance de guerre, devient baron, se marie et fonde une famille mais celle-ci ne connaît ni amour ni respect : il finira seul, ruiné et déshonoré. Mondego épouse Mercedes, trahit Napoléon, entre au service du Pacha de Janina qu’il trahit à son tour en le livrant aux Turcs et vend sa fille Haydée comme esclave à El-Kobbir au terme d’un « infâme marché » (ibid., vol. 5, p. 209) qui lui permet de se débarrasser d’un témoin encombrant. Devenu comte de Morcerf et pair de France, il sera confondu en séance à la Chambre grâce à Monte-Cristo, « convaincu de trahison, de félonie et d’indignité » (ibid., vol. 5, p. 218)32 et se suicidera.
- 33 C’est ainsi que l’appelle Bertuccio, ibid., vol. 3, p. 93.
18Infâme, Villefort l’est33 tout autant que les autres, sinon davantage, car sa dignité de magistrat aurait dû lui être un garde-fou. Marié, il a entretenu avec la future madame Danglars une liaison adultérine de laquelle est né un enfant, qu’il a enterré vivant en le croyant mort-né. Sauvé par un Corse, l’enfant en grandissant a révélé une nature vicieuse. Devenu un criminel, il se retrouve finalement devant son père, procureur du roi à Paris, et le scandale éclate. Quant à l’épouse de Villefort, elle empoisonne les membres de sa belle-famille afin que son fils unique puisse seul hériter. Son mari finit par la démasquer et lui intime l’ordre de se suicider au motif que : « la femme du premier magistrat de la capitale ne chargera pas de son infamie un nom demeuré sans tache, et ne déshonorera pas du même coup son mari et son enfant » (ibid., vol. 6, p. 216). Elle se suicide, en effet, mais non sans entraîner leur enfant dans la mort ce que Monte-Cristo n’avait pas prévu et qui lui fait comprendre qu’il a outrepassé « les droits de la vengeance ». Villefort en perdra définitivement la raison après s’être rendu compte de ce que tous ses malheurs proviennent de ce qu’il nomme lui-même son infamie (ibid., vol. 6, p. 258).
- 34 Quand elle se défend, Milady défie les mousquetaires et Winter de retrouver le tribunal qui a prono (...)
19L’image la plus frappante et la plus célèbre demeure évidemment celle du marquage de Milady au fer rouge, son « infâme secret » (Dumas, Les Trois Mousquetaires, op. cit., vol. 3, p. 50), « la fleur de lys, cette marque indélébile qu’imprime la main infamante du bourreau » (ibid., vol. 2, p. 388)34. Le caractère infamant de cette peine est également rappelé, quoique de manière incidente, dans Le chevalier de Maison-Rouge (Dumas, 2002 [1845-1846], p. 589) – lorsque l’auteur y décrit la Conciergerie et la crainte qu’inspire la justice – ainsi que dans un livre écrit par Dumas seul, Gabriel Lambert.
20Fils d’un honnête paysan mais lâche, veule et paresseux, Gabriel Lambert, essaie de se faire passer pour noble et ne convainc guère. Devenu faussaire et faux monnayeur, il est condamné à mort mais, à force de supplications, il obtient que sa peine soit commuée en travaux forcés à perpétuité : il est donc emprisonné à la chiourme de Toulon et marqué au fer rouge. Tout en observant que la mort est une peine bien sévère pour avoir fait de la fausse monnaie, Dumas montre aussi que la bassesse de Lambert lui fait préférer à cette mort une peine infamante. Son père, Thomas Lambert, venu le voir avant ce qu’il croyait être son exécution, s’en retourne sans vouloir rencontrer celui qu’il appelle « l’infâme » (Dumas, 1868 [1844], Gabriel Lambert, p. 155) et qui a jeté l’opprobre sur une famille intègre sans avoir le courage de se racheter par une fin digne : « Il n’a plus besoin de moi […] J’étais venu pour le voir mourir et non pour le voir marquer. L’échafaud le purifiait, le lâche a préféré le bagne » (ibid., p. 155). Pour Edmond Dantès, qui est l’antithèse de Gabriel Lambert, la tenue des bagnards est un « costume infamant » (Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., vol. 1, p. 313) et le prisonnier du château d’If est aussi affecté par cette infamie qui s’abat sur lui et sur sa famille que par l’injustice qui lui est faite.
- 35 V. par ex. La Pena di morte ed il giuri napolitano, traduzione di Eugenio Torelli, 7 septembre 1863 (...)
- 36 Dumas et Hugo entretenaient une relation compliquée : à la vive amitié des débuts devait succéder u (...)
- 37 Alexandre Dumas fils était au contraire un vigoureux défenseur de la peine de mort si l’on en croit (...)
21La question de la peine de mort mérite que l’on s’y arrête. Au fil du temps, Alexandre Dumas était devenu de plus en plus nettement favorable à son abolition, estimant que celle-ci s’inscrivait dans une évolution générale des mœurs vers davantage de douceur. Pendant qu’il était à Naples, il n’y consacra pas moins de vingt-quatre articles dans le journal L’Indipendente35. Si, donc, il était abolitionniste, à l’instar de son contemporain Hugo36, et au contraire de son propre fils37, Alexandre Dumas montrait en la matière une sensibilité toute personnelle qui faisait de l’infamie l’étalon permettant d’opérer une hiérarchie entre les moyens d’administrer la peine capitale : si la décapitation à la hache – cet ancien privilège de la noblesse – et la fusillade – réservée aux guerriers et aux politiques – lui semblaient entourer la mort d’une grandeur tragique, la potence et la guillotine lui apparaissaient comme les instruments d’une fin indigne. Ainsi, dans Les Blancs et les Bleus, Moinjki évoque-t-il le « gibet infâme » qui lui a pris son frère (Dumas, 1867, Les Blancs et les Bleus, p. 165), tandis que dans Le comte de Monte-Cristo, la pendaison est présentée comme un « supplice infamant » (Dumas, op. cit., vol. 1, p. 324) et la guillotine cause une « mort infamante » (ibid., vol. 1, p. 480). De même, lorsqu’ils sont arrêtés et jugés par les républicains, les quatre jeunes gens des compagnons de Jéhu, « gentilshommes et royalistes », se défendent-ils « contre la guillotine mais non contre la fusillade » qui est « la mort des soldats ». C’est compter sans le ministre de la Police auquel : « la mort prononcée par un conseil de guerre ne [lui] suffisait même pas, il lui fallait la mort déshonorante, la mort des malfaiteurs, la mort des infâmes » (Dumas, 1868 [1857] Les compagnons de Jéhu, vol. 3, p. 176).
22Pareillement, dans La San Felice, l’évocation de la pendaison s’accompagne de multiples considérations sur son caractère infamant et sur l’atteinte à la dignité de celui qui la subit : c’est d’abord « l’idée infamante que l’on attache à la corde » (Dumas, 1996 [1864-1865], La San Felice, p. 654), c’est ensuite une « mort infâme », une « mort infamante » que celle qui attend l’amiral napolitain François Caracciolo condamné à la peine capitale par ses compatriotes pour s’être révolté contre Ferdinand et Marie-Caroline de Bourbon-Sicile et auquel l’amiral Nelson aurait refusé d’être décapité à la hache – bien qu’il appartînt à la noblesse – ou fusillé – quoiqu’il fût un condamné politique (ibid., vol. 6, p. 266, 271 et 288). Pendant un instant, Dumas abandonne même le ton du narrateur pour livrer son propre point de vue sur ce qui fut selon lui « une infamie » (ibid., vol. 6, p. 220-221). C’est enfin l’épisode de la pendaison d’Eleonora de Fonseca Pimentel qui aurait réclamé en vain un caleçon afin de protéger sa pudeur lors de son exécution et qu’une spectatrice aurait aidée à « échapper à cette infamie » en lui donnant une épingle pour attacher sa jupe (ibid., vol. 6, p. 518).
23Il est vrai qu’a contrario, dans Gabriel Lambert, le bagnard Rossignol répond à Lambert qui cherche un moyen indolore d’en finir : « on dit que la pendaison a ses charmes », mais la situation est ici toute différente : Lambert est flétri et condamné à perpétuité au bagne de Toulon (Dumas, Gabriel Lambert, op.cit., p. 164) pour avoir choisi de vivre en forçat plutôt que de mourir comme l’homme d’honneur qu’il prétendait être (il se faisait appeler vicomte Henri de Faverne). Dans ce cas précis, l’ironie de Rossignol s’explique par le vague mépris que lui inspire la lâcheté de son compagnon de captivité incapable de se donner la mort.
24Si Dumas considérait la corde comme l’instrument d’une mort infâme, ce n’était pas tant pour sa cruauté que parce que, écrivait-il : « La pendaison est une mort ridicule, où le sang n’est point répandu, – le sang ennoblit la mort – ; les yeux sortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de la bouche, le patient se balance avec des gestes grotesques » (Dumas, La San Felice, op. cit., vol. 5, p. 575). La peine capitale lui apparaissait donc plus acceptable si elle permettait au supplicié de conserver sa dignité et d’accéder au tragique.
- 38 « L’ange était un démon. La pauvre fille avait volé », LTM, vol. 2, p. 189.
- 39 Des années plus tard, il ne peut encore évoquer cet épisode que sous l’empire de la boisson et Duma (...)
- 40 Le terme est connu dès 1838 par la publication du livre de Louis Cortambert, 1838, p. 53.
- 41 Présenté dans Vingt ans après comme bourreau de Béthune.
25À cet égard, on remarquera que, dans Les trois Mousquetaires, le bourreau de Lille exécute Milady par décollation d’un coup d’épée, après qu’elle a été condamnée par un tribunal improvisé et qu’il affirme agir par devoir et sans haine. Au contraire, Athos, soutient qu’il avait exercé son droit seigneurial de justice en la pendant autrefois, mais il l’avait fait très vite, après l’avoir entendue très sommairement38 et sous le coup de l’émotion39. Au fond, pour Dumas, outre le grotesque qui déforme le corps et lui ôte sa dignité, il y a aussi dans la pendaison quelque chose qui lui donne le caractère d’une justice expéditive, une sorte de loi de Lynch40, qui fait que si ce supplice est infâme pour celui qui le subit, il risque d’éclabousser moralement celui qui l’applique. Cependant, cette opposition qui transparaissait assez nettement dans Les trois mousquetaires, disparaît dans Vingt ans après : lorsque le bourreau de Lille41 se confesse au seuil de la mort, il se remémore « cette nuit terrible où [j’ai] servi d’instrument à une vengeance particulière et où [j’ai] levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu » (Dumas, 1866 [1845], Vingt ans après, suite des Trois Mousquetaires, p. 35).
26La guillotine n’est guère mieux traitée dans les écrits de Dumas, à l’exception de Gabriel Lambert pour des raisons que l’on a vues plus haut : si, en apprenant la commutation de la peine de son fils, Thomas Lambert peut dire : « J’apportais ma bénédiction au guillotiné, je donne ma malédiction au forçat » (Dumas, Gabriel Lambert, op. cit., p. 155), c’est parce que Gabriel n’a pas eu le courage d’affronter dignement la mort pour racheter ses fautes. Dumas avait beau être républicain, la guillotine n’en évoquait pas moins pour lui les horreurs de la Terreur : « la hideuse machine, dont le vent de la nuit séchait la bouche humide de sang, et qui dormait en attendant sa file quotidienne » (Dumas, 1891 [1850], La femme au collier de velours, p. 157), « l’horrible instrument » (Les Blancs et les Bleus, op. cit., p. 14), « l’infâme guillotine […], l’instrument immonde » qui sème l’effroi. Dans Les milles et un fantômes, il décrit la courageuse Charlotte de Corday plaçant son cou sous le couperet sans attendre qu’on l’attache « à l’infâme bascule » (Dumas, 1861, Les mille et un fantômes, p. 64) et dans Les compagnons de Jéhu, il recourt à l’ironie pour décrire une situation tout aussi dramatique : lorsque Morgan aperçoit la guillotine, dressant vers le ciel « ses deux poteaux, rouges comme deux bras sanglants », il s’écrit : « Pouah ! […] je n’avais jamais vu de guillotine, et je ne savais point que ce fût aussi laid que cela » (Les compagnons de Jéhu, op. cit., vol. 3, p. 203). La désinvolture du jeune royaliste est sa seule réponse à l’infamie de son époque autant que de son sort personnel.
27Cette machine semble ne pouvoir être actionnée que par des êtres eux-mêmes infâmes : ainsi, lorsque Le chevalier de Maison-Rouge, Dumas écrit-il qu’au moment d’affronter son trépas « Marie-Antoinette sentit cette main infâme qui effleurait son cou » (Le chevalier de Maison-Rouge, op. cit., p. 824), cette main infâme, c’était la main de Sanson. On ne saurait dire d’ailleurs si l’infamie s’attache à l’homme ou seulement à sa profession mais, quoi qu’il en soit, cette idée de l’abjection du guillotineur se rencontre aussi dans Les Blancs et les Bleus, lorsque Cadoudal indique aux chefs chouans que c’est « l’infâme François Goulin » qui est chargé de faire fonctionner la guillotine qui accompagne les colonnes des Bleus, Goulin qui avait été l’un des exécuteurs, des « noyeurs » de Carrier à Nantes (Les Blancs et les Bleus, op. cit., p. 1132). Lorsqu’il retrace la vie de Louis-Philippe, Dumas n’omet pas de signaler que le monarque, qui avait suspendu toute exécution, répondit un jour au banquier Jacques Lafitte alors ministre : « mon père est mort sur un échafaud » et il rappelle l’horreur de la guillotine (Dumas, 1852, Histoire de la vie politique et privée de Louis-Philippe, p. 296) qui existe dans « toute la famille » au point que le duc de Montpensier manque de se trouver mal lorsqu’on évoque devant lui l’histoire de cet instrument.
- 42 Présentation du vol. 3 par la Librairie numérique Numilog.
28Le châtiment que prononce un tribunal criminel n’est cependant pas le seul envisageable : parmi les romans dumasiens, Le comte de Monte-Cristo offre le témoignage le plus achevé du châtiment que peut infliger aux coupables l’implacable vengeance de leur ancienne victime. Edmond Dantès était un homme qui aimait la vie et le bonheur mais il a fait le serment de se venger. Désormais, celui qui est devenu le comte de Monte-Cristo est un homme froid et impitoyable qui va se consacrer à révéler l’infamie des hommes qui ont voulu sa perte et « à les acculer au déshonneur, à la ruine et à la mort »42. Il y parviendra mais le prix à payer sera très lourd. Au terme du récit, Monte-Cristo a accompli la mission qu’il s’était donnée mais Edmond Dantès y a perdu son âme : en dévoilant l’infamie des comploteurs, il a détruit d’autres réputations et même d’autres vies, comme celle, innocente du jeune Edouard de Villefort. Si l’infamie qui avait jadis frappé Edmond Dantès juridiquement et socialement ne l’avait pas atteint moralement, en poursuivant sa vengeance contre ceux qu’il avait appelés des infâmes, Monte-Cristo aussi a eu peu ou prou une conduite indigne d’un honnête homme. De manière très symbolique, le livre nous donne à voir que s’est établie une étrange ressemblance entre le héros et celui qui était initialement son exact contraire : seuls parmi les personnages principaux de cette histoire, ni le comte de Monte-Cristo ni le baron Danglars n’ont plus de prénom.
29L’infamie se rencontre à chaque époque et le domaine de la politique n’en est point exempt, tout au contraire. L’infamie en politique est même une constante parce qu’on n’y cesse ni d’en commettre ni d’accuser ses rivaux d’en commettre. Dans l’Antiquité, au temps des Valois, à celui des Bourbons et dans la tourmente révolutionnaire, Dumas nous montre comment l’infamie ne cesse de resurgir.
30L’infamie se nourrit des luttes politiques qui sont autant de prétextes pour laisser libre cours à de bas instincts en les dissimulant sous le manteau de l’efficacité ou en ne cherchant même pas à les déguiser. Inversement, les acteurs du combat politique recourent à l’infamie dans le but de dénigrer l’ennemi, de le rendre infâme aux yeux de l’opinion et finalement de le disqualifier. À côté de cette mise en évidence de l’infamie en politique (A) ; l’œuvre de Dumas nous invite aussi à nous interroger sur la manière qu’ont les sociétés de qualifier juridiquement et socialement l’infamie, de lui donner une place au sein des choix qu’elles opèrent et, par conséquent, de construire des politiques de l’infamie (B).
31Dans certaines circonstances, l’infamie d’un personnage se révèle à la stupéfaction de ceux qui en sont les témoins. À Rome, sous la dynastie des julio-claudiens, l’héroïne d’Acté, est ainsi forcée d’écouter Néron lui raconter comment Agrippine s’est débarrassée de ses maris avant de séduire son propre fils dans le but de reprendre sur lui comme maîtresse l’ascendant qu’elle avait perdu comme mère. En entendant cela, un seul mot vient au lèvre de la jeune fille horrifiée : infamie (Dumas, 1854 [1839], Acté, p. 157).
- 43 « Prince infâme. Déshonneur de la noblesse de France », « infâme projet » du duc.
- 44 « monsieur le baron, c’est M. le duc d’Anjou qui est un lâche et un infâme ».
32Dans La dame de Monsoreau, deuxième opus de la trilogie des Valois, on voit le duc d’Anjou, François d’Alençon, successivement convaincu d’infamie par trois hommes d’une intégrité avérée. Le premier à lancer cette accusation d’infamie est le baron de Méridor (Dumas, 1934 [1846], La dame de Monsoreau, vol. 1, p. 600 et 603)43 duquel le duc a enlevé la fille, Diane, conduisant celle-ci à se défenestrer (du moins le croient-on) pour échapper au déshonneur. Le deuxième est un favori d’Henri III, François d’Épinay de Saint-Luc (ibid., vol. 1, p. 601), qui presse son ami, Louis de Bussy d’Amboise, comte de Clermont et homme lige du duc, d’en quitter le service. Le troisième est Bussy lui-même : il n’avait pas voulu croire ces accusations mais il en a la confirmation en découvrant avec effroi la duplicité et la fourberie de son prince (ibid, vol. 2, p. 175)44. Par-delà les enjeux politiques, le duc révèle une infamie qui le disqualifie aux yeux de tous. Dans le même roman, l’aubergiste ligueur Maître Bernouillet parlant à Chicot de l’avocat Nicolas David le qualifie d’« infâme royaliste », le croyant partisan d’Henri III. Ce n’est qu’un effet de son irritation, mais il ignore que l’avocat – lui aussi ligueur – est effectivement l’auteur d‘une infamie puisqu’il a rédigé une fausse généalogie du duc de Guise afin de tromper la confiance du pape en lui faisant approuver l’accession du Balafré au trône de France. Dans le premier exemple, une période de troubles politiques sert des dessins infâmes tandis que, dans le second, l’ambition politique se sert de moyens infâmes.
33Plongés dans les tempêtes de l’histoire, même des hommes d’honneur peuvent commettre des actions dont ils rougiraient en temps ordinaires à l’instar du jeune d’Artagnan se préparant à obtenir par ruse les faveurs de Milady. Alexandre Dumas admet que son héros a commis là, « une indélicatesse », il ajoute que « c’était même, au point de vue de nos mœurs actuelles, quelque chose comme une infamie » ; mais il lui trouve quelques excuses car « on se ménageait moins à cette époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleurs d’Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable de trahison à des chefs plus importants, et il n’avait pour elle qu’une estime fort mince » (Les Trois Mousquetaires, op. cit., vol. 2, p. 321). Dumas écrit autre part qu’un homme, serait-il un héros, demeure « capable, comme tous les hommes, de toutes les infamies et de toutes les bassesses, lorsqu’il s’agit de prendre une femme » (Dieu dispose, 1866 [1850-1851], vol. 2, p. 219).
- 45 L’auteur poursuit : « D’une famille de gens illustres et honnêtes, Joyeuse avait du moins en public (...)
- 46 Sur cette question qui donna lieu à tant d’infamies, au sens de paroles injurieuses contre l’honneu (...)
34Des accusations d’infamie peuvent aussi s’abattre sur un personnage public en vue de le détruire. Dans Les Quarante-Cinq, qui clôt le cycle des Valois, lorsque Dumas décrit l’amitié du roi Henri III avec le duc Anne de Joyeuse, il en profite pour évoquer les accusations qui furent lancées contre le souverain et ses fameux « mignons » en affirmant que « tous ces bruits étranges qui avaient couru sur la merveilleuse amitié que le roi portait aux prédécesseurs de Joyeuse, étaient morts avec cette amitié ; aucune tache infâme ne souillait cette affection presque paternelle de Henri pour Joyeuse » (Dumas, 1935 [1847-1848], Les Quarante-Cinq, p. 231)45. On sait quelle avalanche de calomnies d’injures et d’insinuations ont suscitée les mignons et quelle réputation sulfureuse leur en est restée. Leurs ennemis – d’abord les calvinistes puis les Ligueurs – les présentaient comme des personnages efféminés aux mœurs dissolues et Ronsard lui-même – vexé d’avoir un peu perdu sa place privilégiée à la cour après le décès de Charles IX, et de s’être vu préférer Philippe Desportes –, écrivit contre eux des vers qui reprenaient ces accusations. Les écrivains des Lumières et les hommes de la Révolution reprirent cette légende pour mieux dénoncer les excès du pouvoir personnel du monarque. Les historiens ont largement fait justice de ces accusations de relations équivoques dont on n’a finalement guère trouvé de preuves en-dehors des pamphlets et libelles en tout genre46 mais ces reproches d’infamie ne furent peut-être pas pour rien dans l’assassinat du roi par Jacques Clément.
- 47 « Une femme qui eût cédé au roi parce qu’il est le roi, disait-il, mériterait le nom d’infâme ; mai (...)
35À cet égard, on remarquera que dans l’usage du terme infamie à l’encontre d’un adversaire politique peuvent se glisser des considérations personnelles, ce que Dumas ne manque pas de suggérer : ainsi, lorsque Louis XIII traite Buckingham d’infâme parce qu’il le croit à la fois aimé de la reine et allié avec elle contre la couronne de France (Les Trois Mousquetaires, vol. 1, p. 389), sa jalousie d’époux s’entremêle avec son courroux de souverain sans que l’on puisse les distinguer. Lorsque Anne d’Autriche dit au chancelier Séguier qui veut lui prendre une lettre que « cette conduite est d’une violence infâme » (ibid., vol. 1, p. 401), on ne sait si elle réagit en tant que reine ou en tant que femme et la même observation vaut à propos de sa lingère, Constance Bonacieux répondant à son mari qui voulait lui faire trahir sa royale maîtresse : « Monsieur, [dit la jeune femme], je vous savais lâche, avare et imbécile, mais je ne vous savais pas infâme ! » (ibid., vol. 1, p. 434). Le ressentiment de la jeune femme à l’encontre d’un époux qui ne lui inspire pas plus d’estime que d’amour compte probablement autant que sa loyauté à l’égard de la souveraine. Cette irruption des considérations affectives dans la sphère publique peut soit précipiter l’infamie, parce que les sentiments vont l’emporter sur l’honneur, soit au contraire l’éviter parce que ces sentiments vont donner un autre tour à une situation que l’intérêt aurait rendue indigne. C’est ce qu’Athos expliquera à son fils, Raoul de Bragelonne, pour le persuader de s’incliner devant l’amour sincère de Louise de La Vallière pour Louis XIV, car cet amour excuse une relation qui si elle avait été guidée par l’intérêt eut été une infamie47.
36Néanmoins, pour d’Artagnan et ses amis, le temps qui a passé a changé bien des choses. Il y a eu la Fronde et, vingt ans après les premières aventures des mousquetaires, la société de courtisans qui se met en place n’accorde plus guère de place aux sentiments élevés pour qui veut s’imposer dans le monde ; même l’honneur, s’y incline devant la raison politique ouvrant ainsi une brèche par laquelle peut s’infiltrer l’indignité des conduites.
37Vingt ans après, donc, la politique a séparé nos mousquetaires : alors qu’Aramis et Athos sont au service des princes de Condé, d’Artagnan et Porthos servent l’État et le cardinal de Mazarin. Aramis craint que leurs anciens amis essaient de leur tendre un piège mais Athos se refuse à croire que ceux-ci puissent prêter les mains « à une pareille infamie » (Vingt ans après, vol. 1, p. 197), s’attirant cette réponse : « Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une infamie ; mais entre ennemis, c’est une ruse. » (Ibid).
38Dix ans plus tard encore, et Aramis, devenu évêque de Vannes et général des Jésuites, s’adonne aux délices de la haute politique. Occupé à épier Louis XIV et Colbert qui préparent la perte de Fouquet, il glisse à Philippe, le Masque de Fer, jumeau caché du Grand Roi selon Dumas : « puisque vous êtes placé ici, monseigneur, pour apprendre votre métier de roi, écoutez une infamie toute royale » (Le Vicomte de Bragelonne, op.cit., vol. 5 p. 772). Décrire de telles infamies de la politique semble être une préoccupation constante d’Alexandre Dumas qui en fait même un des buts du romancier par comparaison avec l’historien : « Les historiens passent si souvent, sans les relever, près des infamies des princes, que c’est à nous autres romanciers à faire, dans ce cas-là, leur office, au risque de voir, pendant un chapitre, le roman devenir aussi ennuyeux que l’histoire » (La comtesse de Charny, 1965 [1853], p. 845).
- 48 G. T. di Lampedusa, Il Gattopardo, Milano, Feltrinelli, 1958, p. 168 : « Noi fummo, I Gattopardi, I (...)
39Contrairement à ses amis, Aramis a accepté sans état d’âme de s’adapter à un monde où l’infamie semble être devenue un instrument ordinaire de la politique. Non qu’elle n’y ait eu sa part autrefois, mais un sens aigu de l’honneur prenait l’ascendant sur les intrigues de cours. Désormais, ce temps paraît toucher à sa fin et les mousquetaires pourraient dire, comme beaucoup plus tard le prince Salina dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals, les hyènes »48.
40Voici que s’annoncent les orages de la Révolution et leur cortège d’infamies. Dans son avant-propos au Collier de la Reine, Dumas avait prévenu le lecteur de ce que serait sa position face au drame qu’il relate : « entre les pamphlets infâmes et la louange exagérée, nous suivrons, triste, impartial et solennel, la ligne rêveuse de la poésie. Celle dont le bourreau a montré au peuple la tête pâle a bien acheté le droit de ne plus rougir devant la postérité » (Dumas, 1965, [1849-1850], Le collier de la Reine, p. 9, avant-propos). Il avait aussi averti ce lecteur du rôle joué par l’infamie dans l’implacable enchaînement : « la reine ne pouvait prouver son innocence, parce que trop de gens avaient intérêt à prendre ces mensonges infâmes pour la vérité » (ibid., vol. 3, p. 454).
41Pendant la Révolution, l’infamie va trouver à s’épanouir dans ses multiples dimensions. Dumas, aurait voulu croire, en lisant Michelet, que les horreurs étaient réservées à des temps anciens, et notamment à ceux des guerres de religion mais la période révolutionnaire va faire bien pire en beaucoup moins de temps : on y pratique le massacre de masse, la barbarie et la cruauté de même que l’outrage et la profanation. C’est l’« action infâme » de cet ouvrier qui arrache la barbe et donne un soufflet à la dépouille du roi Henri IV lors de la profanation de la basilique de Saint-Denis (Les mille et un fantômes, op. cit., p. 123) ; c’est le sinistre geôlier qui tourmente ignoblement l’enfant du Temple – l’« infâme Simon qui bat le petit Capet », dit Lorin dans Le chevalier de Maison-Rouge (Le chevalier de Maison-Rouge, op. cit., p. 171). Jusque dans l’enceinte du Tribunal révolutionnaire, ce même Simon, regrette à voix basse de ne pouvoir molester le Dauphin en public, s’attirant cette réplique cinglante que Dumas place dans la bouche de l’accusateur public, le redouté Fouquier-Tinville : « tu n’oses pas être infâme » (ibid., p. 663). Ce sont tous les massacres que décrivent notamment Les Blancs et les Bleus ou Les compagnons de Jéhu où l’on voit se déchaîner les pires instincts.
- 49 Atteint d’un ulcère à l’estomac qui allait l’emporter rapidement, d’une paralysie de la joue gauche (...)
42Dans le sillage de la Révolution, La San Felice, dont l’action se déroule à Naples en 1799, montre à quelles infamies peut donner lieu une période d’intenses bouleversements comme celle qui voit s’affronter les partisans du royaume des Deux-Siciles et ceux de l’éphémère République parthénopéenne. La sympathie de Dumas va aux républicains et il conclut le roman d’une manière très inhabituelle en affirmant avoir, pendant près de dix-huit mois « laborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie bourbonienne ». Cette émotion palpable ne vient pas seulement de ce que l’écrivain a vécu à Naples, où il a soutenu la cause de la république garibaldienne, mais elle trouve essentiellement sa source dans les malheurs arrivés à son père, le général Dumas, lors des événements qui forment la trame historique de l’ouvrage. Revenant d’Égypte, le père de l’écrivain avait échoué à proximité de Tarente avant d’être capturé par l’armée de la Santa Fede – la Sainte Foi – qui combattait pour l’Eglise et pour le royaume des Deux-Siciles : détenu dans des conditions très pénibles, victime de tentatives d’empoissonnement, il ne serait libéré que deux ans plus tard et rentrerait en France très affaibli49 pour décéder en 1806. Pour son fils, c’était là une véritable infamie qu’il entendait bien réparer : dans les quelques lignes de conclusion du livre, il indique en avoir commencé la rédaction le 24 juillet 1863, jour de son soixante et unième anniversaire ce qui souligne encore la charge affective qu’il y a placée.
43Ce texte est un violent réquisitoire contre les Bourbons-Sicile : Dumas les accuse d’avoir ordonné des exécutions massives et d’avoir laissé perpétrer nombre de crimes et d’actes barbares par ceux qu’on appelait avec mépris les lazzaroni, ces nécessiteux du petit peuple napolitain, vivant d’expédients à l’occasion mais demeurés fidèles à leur foi et à leur roi. Pourtant, il y a dans cette histoire un homme dont l’infamie est beaucoup plus grande que celle dont ont pu faire preuve les chefs du parti monarchiste ou les malheureux excités par la situation de guerre civile et qui réglaient des comptes avec la grande bourgeoisie acquise aux théories républicaines. Cet homme est un officier. Cet homme est un Français.
- 50 « Rencontrer à la fois d’honnêtes gens chez les sanfédistes et chez les républicains ! Décidément, (...)
- 51 « Je dirais, monsieur, que, s’écartant des lois reconnues par tous les peuples civilisés, lois que (...)
44Envoyé par le Directoire pour soutenir la République parthénopéenne, le colonel Victor Méjean commande la garnison française du fort Saint-Elme qui domine la cité. Avide d’argent, il tente de négocier en secret avec les deux partis auxquels il offre son aide pour cinq cent mille francs mais il se fait éconduire, à son grand désappointement, tant par les républicains que par l’armée de la Santa Fede qui s’emploie à reconquérir la ville (La San Felice, op. cit., vol. 5, p. 32)50. Nullement refroidi, il revient à la charge : habillé en civil et se faisant passer pour son secrétaire, il demande audience au cardinal Fabrizio Ruffo de Bagnara, général en chef de l’armée de la Santa Fede. Il lui propose d’acheter la reddition de la garnison, sans avoir à en faire le siège, pour une somme de cinq cent mille francs ou un million alors qu’un siège aurait pour conséquence que les canons du fort bombarderaient la ville, bombardement parfaitement inutile, puisque l’armée de la Santa Fede arrive du côté opposé. « Ce sera une infamie gratuite », objecte le cardinal, mais le faux secrétaire répond sans se démonter : « Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime défense : on nous attaque, nous ripostons » (ibid., vol. 6, p. 306). Devant ce chantage à peine déguisé, le cardinal montre qu’il n’est pas dupe : il éconduit à son tour le faux secrétaire en disant que s’il avait affaire au colonel Méjean en personne et non à son envoyé, il le ferait jeter hors de chez lui par la fenêtre et le ferait pendre pour s’être écarté des lois « reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la civilisation, doit connaître mieux qu’aucun autre pays » (ibid., vol. 6, p. 308-309)51.
45Par opposition à l’infâme personnage, l’héroïne du roman, Luisa San Felice est aux prises avec des scrupules et souhaiterait pouvoir vivre « loin des troubles politiques, loin des révolutions, loin des conspirateurs » (ibid., vol. 4, p. 630). Par amour pour elle, le jeune André Backer vient l’avertir de ce qu’une conspiration est ourdie dont il est l’un des chefs, que de nouvelles Vêpres siciliennes se préparent contre les occupants Français et leurs partisans républicains et qu’il n’a pu éviter qu’elle figurât sur la liste des personnes promises à l’égorgement. En effet, elle a été dénoncée pour avoir donné asile à un agent des Français, Salvato Palmieri, dont elle s’est éprise, et pour avoir assisté à des soirées républicaines données par la duchesse Amélie Fusco. Elle le répète à Palmieri, sans nommer son informateur, mais son frère de lait, Michele, un lazzarone partisan des Français, surprend la conversation et devine le nom de Backer. La conspiration est éventée, Backer est arrêté et exécuté. Persuadée, comme toute la ville, que c’est La San Felice qui a dénoncé le complot et ses instigateurs, la duchesse Fusco vient la féliciter. « Vous aussi, s’écrie Luisa en sanglotant, vous avez pu me croire capable d’une pareille infamie ! » (ibid., vol. 5, p. 56). La duchesse, « à laquelle son ardent patriotisme et sa haine des Bourbons faisaient apparaître les choses sous un tout autre point de vue qu’elles apparaissaient à Luisa », ne peut comprendre cette indignation : « tu appelles infamie une action qui eût illustré une Romaine du temps de la République ! », lui répond-elle (ibid). Là où l’une juge indigne de dénoncer l’ennemi qui a donné sa confiance pour l’envoyer à la mort, l’autre n’y voit que la défense de la liberté. La duchesse Fusco se réclame de l’Antiquité à travers l’esprit des Lumières et de la Révolution (Bouineau, 1984 et 1986), la San Felice est l’héritière des Mousquetaire.
46Si l’on s’accorde pour désigner par l’expression « politique de l’infamie » tout choix de société, consistant à prévoir une « flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique », pour reprendre la définition du Dictionnaire de l’Académie, une telle politique comprend donc au moins deux aspects que l’on se propose d’examiner successivement. En premier lieu, elle inclut des situations infamantes, des statuts infamants assis sur l’opinion autant que sur la loi : l’institution de l’esclavage et l’état inférieur des noirs qu’elle postule, en fournissent une bonne illustration d’autant plus que ce sont là des thèmes auxquels un Alexandre Dumas ne pouvait qu’être sensible. N’était-il pas le petit-fils d’une esclave, Marie-Césette Dumas, dont il portait le nom de préférence à celui de son grand-père, le marquis Alexandre Antoine Davy de la Pailleterie ? Ce thème se retrouve occasionnellement dans plusieurs de ses romans tels que Le comte de Monte-Cristo, Ammalat-Beg, Un cadet de famille et surtout dans George dont il forme une partie essentielle de l’intrigue et que l’on examinera plus loin (b). En second lieu, cette définition inclut également une grande part des infractions pénales sans toutefois les concerner toutes, des exceptions ou des atténuations pouvant exister tant en droit que dans le jugement que les contemporains peuvent porter sur l’acte incriminé. Par exemple, à l’époque de Dumas, le duel ne fut jamais vu comme infamant et donna très rarement lieu à condamnation en dépit d’une jurisprudence devenue répressive de la Cour de cassation. En revanche, il n’en allait pas de même de la banqueroute qui fut toujours regardé comme susceptible d’attirer l’infamie sur la personne de son auteur (a).
- 52 Emprisonnement d’un mois au moins et de deux ans au plus.
47a) La banqueroute, « ce mot infâme » comme le dit le jeune Morrel dans Le comte de Monte-Cristo (op. cit., vol. 2, p. 179). Bien que l’infamie qui en résulte soit censée être personnelle et n’entraîner nul déshonneur pour les familles (Carnot, 1836, p. 41), la réalité est bien différente autant par la déchéance sociale qu’elle entraîne qu’en raison du danger qu’elle présente pour la société toute entière. Même Jean-Jacques Rousseau estime dans Joseph Balsamo, qu’un honnête homme ne peut faire banqueroute (Dumas, Joseph Balsamo 1964 [1860], vol. 4, p. 484) et si Balsamo veut amener une banqueroute pour mieux renverser la monarchie (ibid., vol. 2, p. 511), c’est qu’il est une figure du chaos. Un honnête homme donc ne fait pas banqueroute et dans Les Mohicans de Paris, l’Américain Camille de Rozan s’écrie en songeant à sa réputation : « Et mes fournisseurs, que diraient-ils si je partais ainsi ? J’aurais l’air de faire banqueroute. Je pars, je ne fuis pas » (Dumas, 1998 [1854-1859], Les Mohicans de Paris, vol. 6, p. 656). Reflétant cette opinion, le Code pénal de 1810 en son article 402 condamnait sévèrement la banqueroute52, et spécialement la banqueroute frauduleuse, punie de cinq ans au moins à vingt ans au plus de travaux forcés, et qui, de délit, devint un crime par la loi du 28 mai 1838.
48Le spectre de la banqueroute traverse le récit de la vengeance du comte de Monte-Cristo : M. de Boville, l’inspecteur des prisons, la redoute avec désespoir (Le Comte de Monte-Cristo, vol. 2, p. 108) lorsqu’arrive Edmond Dantès qui lui rachète sa créance en contrepartie de renseignements apparemment anodins qui vont servir sa vengeance. Toutefois, c’est contre son infâme dénonciateur, Danglars, que Monte-Cristo utilise la banqueroute pour construire le piège dans lequel il va le faire tomber. Ce piège repose sur une succession de banqueroutes d’abord à Trieste, puis à Francfort jusqu’à ce qu’on voit le banquier « la sueur au front, aligner en face du fantôme de la banqueroute les énormes colonnes de son passif » (ibid., vol. 5, p. 490). Certes, Danglars est trop infâme pour que la banqueroute atteigne son honneur mais il redoute la ruine : « D’un moment à l’autre, l’administration peut réclamer le dépôt, et si je l’ai employé à autre chose, je suis forcé de faire une banqueroute honteuse. Je ne méprise pas les banqueroutes, croyez-le bien, mais les banqueroutes qui enrichissent et non celles qui ruinent », explique-t-il à sa fille afin de la convaincre de faire un mariage qui, croit-il, lui rapportera plusieurs millions à placer (ibid., vol. 5, p. 411). Pour éviter la prison et sauver une partie de sa fortune, il organise sa fuite en emportant cinq millions qu’il devait, transformant ainsi la banqueroute simple en banqueroute frauduleuse autrement dit passant du délit au crime aux termes de la loi précitée promulguée quelques années seulement avant la parution du roman. Ayant selon lui « heureusement fait banqueroute » (ibid., vol. 6, p. 351), Danglars sera rattrapé aux environs de Rome par son créancier Luigi Vampa – un bandit qui travaille pour Monte-Cristo –, enfermé et obligé de dilapider sa fortune pour pouvoir simplement se sustenter. Dans cette histoire, la banqueroute n’aura donc pas jeté l’infamie sur un individu, comme cela arrivait si souvent au XIXe siècle, mais elle aura servi à punir un infâme.
- 53 Ainsi, jusqu’à 1975, l’article 334 du Code pénal disposait que « dans le cas d’adultère, prévu par (...)
- 54 Cass. crim., 8 janvier 1819, Jurisprudence du XIXe siècle ou Recueil alphabétique des arrêts et déc (...)
- 55 En usant du pouvoir d’interprétation conféré par la loi du 1er avril 1837 qui lui permettait après (...)
- 56 Cass. ch. Réunies, 22 juin et 15 décembre 1837, Paris, Sirey, 1838, 1, p. 5.
- 57 Thibault de Ravel d’Esclapon, 2012.
- 58 L’action se déroule il est vrai en 1815 donc longtemps avant l’interdiction.
49Par contraste avec la banqueroute, d’autres crimes et délits étaient beaucoup mieux tolérés53 : ainsi, le duel fournit un exemple éclairant d’infraction n’emportant aucune infamie aux yeux de l’opinion commune et de la très grande majorité des juges. De ce qu’il ne figurait pas dans le Code pénal de 1810, la Cour de cassation avait d’abord tiré qu’il n’était pas directement concerné par ses dispositions relatives au meurtre ou aux blessures et coups volontaires et que lorsque dans un duel, un des combattants tuait ou blessait son adversaire, les Cours royales pouvaient néanmoins, le relaxer de la plainte en se fondant sur la loyauté du duel. De 1819 à 1837, elle cassa systématiquement, pour ces motifs, tous les arrêts punissant le duel54, reflétant parfaitement en cela l’opinion de la majorité des Français par-delà leurs appartenances politiques. Sous la Monarchie de Juillet, gagnée par l’esprit libéral de la bourgeoisie, la Cour suivit les réquisitions du procureur général Dupin et opéra un revirement spectaculaire par deux arrêts55 des 22 juin et 15 décembre 183756. Nonobstant, la société résista : très peu de duellistes furent poursuivis, et encore moins condamnés au point que le XIXe siècle fut le siècle du duel. Selon Thibault de Ravel d’Esclapon : « Toute une littérature s’est écrite pour organiser ces combats, comme si une réglementation d’origine privée se développait face à l’interdiction publique, sans vraiment se soucier de ce que pensaient Dupin et la Cour de cassation ». Plus encore : « Publié pour la première fois en 1836, L’Essai sur le Duel du comte de Chateauvillard, véritable “législateur du point d’honneur”, devrait, pour les spécialistes, avoir force de loi (Croabbon, 1894, p. 5). Dans la foulée de cet ouvrage, on ne compte plus les livres consacrés à la question jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les conclusions de Charles Dupin ont réussi à convaincre la Cour de cassation, mais elles n’imprimèrent par leur force de persuasion sur les comportements »57. Pour l’opinion majoritaire le duel permet aux protagonistes de conserver leur dignité. Dumas lui-même fut duelliste dès l’âge de vingt-trois ans tout comme son père et, dans Le comte de Monte-Cristo, il nous apprend qu’Edmond Dantès ayant provoqué Danglars en duel58, celui-ci avait refusé ce qui ajoute à son infamie car un homme d’honneur ne refuse pas un duel.
- 59 « Haydée, reprit le comte, tu sais que nous sommes en France, et par conséquent que tu es libre ».
- 60 Pseudonyme d’Alexandre Bestougeff. A. Dumas, 1859, Amalat-Beg ou Sultanetta, Leipzig, Durr, avant-p (...)
- 61 La traduction est de Victor Perceval, pseudonyme de Marie de Fernand alors maîtresse de Dumas.
50b) L’esclavage et l’inégalité qui le justifie forment un autre aspect d’une politique de l’infamie qui mérite qu’on s’y arrête en raison de l’importance qu’ils revêtaient dans l’histoire familiale d’Alexandre Dumas. D’ordinaire, lorsque Dumas aborde le thème de l’esclavage c’est plutôt en entraînant son lecteur dans des contrées lointaines et inhospitalières et dans des sociétés présentées comme beaucoup moins policées : ainsi, Le comte de Monte-Cristo insiste sur le contraste entre l’esclavage dans l’Empire ottoman et la liberté française (Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., vol. 3, p. 265)59 ; il souligne l’infamie du comte de Morcerf qui a vendu aux Turcs la jeune grecque Vasiliki (qui se fait désormais appeler Haydée) : en un temps où l’on célèbre les insurgés grecs dans la tradition romantique de Byron. Deux autres ouvrages évoquent l’esclavage, respectivement dans le Caucase et en Afrique, Ammalat-Beg (Dumas, 1859, Ammalat-Beg ou Sultanetta) et Un cadet de famille (Dumas, 1865), mais ils doivent être écartés car ils ne sont pas de Dumas et sont de simples traductions : l’un d’un manuscrit relatant les souvenirs du comte Marlynsky60 – que Dumas dit avoir réécrit « pour le rendre compréhensible à des lecteurs français » –, l’autre d’un roman de l’écrivain anglais Edward John Trelawney (1831)61.
51En revanche, George (Dumas, 1860 (1843), livre écrit en 1843 avec Jean-Pierre Félicien Mallefille, porte sur la question de l’esclavage dans les colonies françaises. On notera que, dans l’édition originale, le prénom du héros s’écrit sans le “s” final, particularité qui disparaîtra lors des éditions françaises. Cette première écriture fait songer à George Sand dont Félicien Mallefille avait été l’amant jusqu’en 1836, qu’il avait aidée à écrire Indiana en 1831, et du fils de laquelle il était devenu le précepteur en 1837. Mais, par-delà les variations orthographiques, le prénom fait aussi penser irrésistiblement au chevalier de Saint-George (ou Saint-Georges), symbole de la lutte pour l’émancipation des Noirs et colonel de la Légion franche des Américains en 1793, sous les ordres duquel avait servi Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie, le futur général Alexandre Dumas, le père de l’écrivain.
52Le héros, Georges Munier, jeune homme brillant, courageux et d’excellente moralité est issu d’une famille de métis de l’île Maurice. Elevé en France, il revient dans son île pour y combattre « le préjugé de la couleur ». Bien que les Munier soient des colons et possèdent eux aussi des esclaves, Georges se heurte au mépris d’une autre famille, les Malmédie, dont le patriarche et son fils, Henri, l’ont outragé et lui refusent durement la main de leur nièce et cousine, Sara. Au cours d’une altercation, Georges, s’estimant insulté une fois de plus, provoque en duel Henri Malmédie lequel lui répond dédaigneusement qu’il ne se bat pas avec un mulâtre. Georges le cravache au visage publiquement puis, cédant à des sollicitations récurrentes, prend la tête d’une révolte d’esclaves et d’hommes de couleurs libres pour abolir l’esclavage et instaurer l’indépendance de l’île comme l’ont fait les révoltés de cette autre île qui « s’appelait autrefois Saint Dominique » et qui « s’appelle à cette heure Haïti ». La révolte échoue. Le gouverneur a fait placer un peu partout des tonneaux de rhum et les nègres se sont saoulés. Georges Munier est arrêté mais les choses finiront bien pour lui : il réussira à s’enfuir grâce à son père et à son frère – lui-même négrier – et il épousera Sara.
- 62 C’est nous qui soulignons.
- 63 « Pierre Munier s’était toute sa vie laissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle il (...)
53Etonnamment, ce livre ne compte qu’une seule référence expresse à l’infamie. Alors que Georges Munier a déjà pris la tête de la conspiration des esclaves, il est reçu par le gouverneur Lord Murrey et M. de Malmedie, le premier ayant réussi à convaincre le second d’accorder la main de sa nièce au jeune homme autant par amitié pour lui que pour déjouer la conspiration dont il a eu connaissance. Georges, qui ne peut ni ne veut revenir en arrière, répond : « […] du jour où M. de Malmédie m’a refusé sa nièce, où M. Henri m’a insulté pour la seconde fois, où j’ai cru devoir me venger de ce refus et de cette insulte par une injure publique, ineffaçable, infamante62, j’ai rompu avec les blancs ; il n’y a plus de rapprochement possible entre nous » (ibid., t. 3, éd. de 1843, p. 36). L’injure infamante est, bien entendu, le coup de cravache qu’il a donné à Henri Malmédie et qu’aucun homme d’honneur ne laisse passer au XIXe siècle. Ce faisant, Georges abolit la hiérarchie de couleur entre les deux familles, une hiérarchie à laquelle Pierre Munier s’était toujours soumis suscitant l’incompréhension de son fils (ibid., t. 1, p. 63)63. Dès son jeune âge, Georges avait juré « malgré son père […] guerre à mort à un préjugé » (ibid., t. 1, p. 108) parce que le mépris affiché par les Malmédie et la condition des esclaves l’avaient indigné lui faisant « prendre en haine les blancs qui le méprisaient, et en dédain les mulâtres qui se laissaient mépriser » (ibid.).
54C’est pourquoi, lorsqu’il voit les rues » pleines de nègres ivres, poussant des clameurs insensées » (ibid., t. 3, p. 53), il est anéanti. Il se sent « frissonner à la fois de colère et de honte » en voyant que ces hommes « avec lesquels il comptait changer la face des choses, bouleverser l’île et venger deux siècles d’esclavage par une heure de victoire et par un avenir de liberté, ces hommes étaient là, riant, chantant, dansant, désarmés, ivres, chancelants ». Il les méprise d’autant plus qu’il a voulu se reconnaître en eux et se méprise donc lui aussi, de qui toutes ses qualités apparaissent dérisoires : « tout ce long labeur de Georges sur lui-même était perdu ; toute cette haute étude de son propre cœur, de sa propre force et de sa propre valeur était inutile ; toute cette supériorité de caractère donnée par Dieu, d’éducation acquise sur les hommes, tout cela venait se briser devant les instincts d’une race qui aimait mieux l’eau-de-vie que la liberté » (ibid., p. 51-52). Son désespoir est tel que l’envie lui vient un instant de massacrer « cette foule d’êtres immondes » (ibid., t. 3, p. 53) jusqu’à ce qu’il aperçoive son fidèle second, Laïza, venu à la rescousse, qui lui rend une part de sa fierté : « il avait donc trouvé un nègre digne d’être un homme ; il avait donc rencontré une nature égale à la sienne » (ibid., t. 3, p. 54).
- 64 Son père craignait que le jeune homme, simple soldat au caractère vif, n’impliquât un nom honorable (...)
- 65 Il ne lui pardonnait pas d’avoir vivement critiqué l’expédition d’Egypte et d’avoir remis en cause (...)
- 66 Il faut cependant remarquer que deux mulâtres appelés à jouer un rôle politique de premier plan dan (...)
55Derrière la complexité des sentiments de son héros, Alexandre Dumas semble s’interroger sur sa propre histoire et sur celle, tellement tourmentée, de son père, le général Dumas. Ce fils d’un marquis et d’une esclave s’était engagé dans l’armée à la suite d’une dispute avec son père en prenant, à la demande de celui-ci, le nom de sa mère64 et, grâce à la Révolution, il s’était élevé jusqu’au généralat. Revenu quasiment infirme de sa captivité napolitaine, en 1801, il réclama son rappel de solde, une pension et sa réintégration dans l’armée d’active. Bonaparte, qui ne l’aimait pas bien qu’il l’ait apprécié autrefois65, lui fit répondre qu’on lui donnait le commandement de l’armée chargée d’aller réprimer la révolte de Saint-Domingue ou, du moins, de faire céder son gouverneur, Toussaint Louverture, qui en avait proclamé l’autonomie législative. Le général Dumas refusa cette mission qui lui paraissait infâme eu égard à ses origines et à une solidarité de race : « Citoyen Consul, vous oubliez que ma mère était une négresse. Comment pourrais-je vous obéir ? Je suis d’origine nègre. Je n’irai pas apporter la chaîne et le déshonneur à ma terre natale et à des hommes de ma race » (Troyat, op. cit., p. 9)66. À la suite de ce refus, il fut mis à la retraite d’office au moment même où naissait son fils. Pour ce fils, qui vouait un véritable culte à son père, c’était là encore – comme à Naples – une infamie qu’il fallait effacer. Considérée sous cet angle exclusif, son entrée au Panthéon l’eut sans doute comblé.