La Zone et les zoniers de Paris, approches spatiales d’une marge urbaine (1912-1946)

Texte

La zone de Paris fut d’abord une zone de servitude militaire de 250 mètres de large courant sur environ 35 kilomètres autour de la ville, qui s’étendait au-devant de l’enceinte de Thiers, édifiée entre 1840 et 1845. Cette enceinte est assez particulière à plusieurs égards. Premièrement, elle déborde largement les limites administratives parisiennes, et annonce l’expansion de 1860 qui fait coïncider enceinte et limite de Paris, la zone continuant de dépendre des communes dites limitrophes. Deuxièmement, alors que les terrains qui abritent les fortifications à proprement parler sont expropriés par l’État, les terrains grevés par la servitude non aedificandi, ici réduite à la très contraignante première zone de servitude, ne sont pas indemnisés malgré les atteintes au droit de propriété. Troisièmement, dès 1850, cette servitude n’est pas respectée et le phénomène de construction et de peuplement de la zone va croissant. À cet égard, le déplacement de l’octroi en 1860 qui encourage l’implantation de débits de boissons sur les franges parisiennes, le décret du 13 juillet 1901 qui autorise les constructions précaires sur la zone, et la Première Guerre mondiale pour les implantations industrielles, ont d’importantes conséquences.

En décembre 1912, deux conventions sont signées entre l’État et Paris. Elles sont ensuite entérinées par la loi du 19 avril 1919 qui prononce le déclassement de l’enceinte, sa cession à Paris et le maintien d’une servitude non aedificandi dite d’hygiène sur la zone que Paris doit s’approprier avant le 31 décembre 1945. La zone, assimilée à une « ceinture de misère » indigne de la capitale, devait disparaître pour être remplacée par une « ceinture des parcs et des sports ». L’appropriation se caractérise par le décalage entre les multiples rêves et plans projetés et une incarnation partielle, du fait de la résistance des acteurs et des usages mais aussi à cause des difficultés, notamment financières, que rencontre l’administration parisienne. La chronologie des expropriations et des évacuations s’avère particulièrement heurtée, les périodes d’activité (les années 1921-1922, le début des années 1930, et surtout les années 1940-1943) alternant avec les périodes de stagnation.

La thèse étudie l’appropriation parisienne de cet espace grâce à des sources variées le plus souvent rentrées dans un système d’information géographique (SIG) conçu sous QuantumGis. Jugements, décisions et plans d’expropriation, dossiers d’estimation constituent l’essentiel des sources. Confrontés à la littérature administrative, ils permettent de dresser un portrait de la zone et des zoniers de 1912 à 1946, période essentielle dans l’expansion parisienne, et autorisent la compréhension du processus d’appropriation tout en s’affranchissant du seul discours des administrateurs parisiens. La destruction prévue et l’appropriation légale motivent la constitution de très nombreux dossiers, la mise en plan et, notamment sous Vichy, le recours compulsif, mais indispensable pour permettre l’indemnisation, à l’inventaire et à la photographie. Le puzzle zonier a été reconstitué grâce à l’utilisation à rebours de photographies aériennes. Ces dernières, présentes à partir de 1919, ont été géo-référencées et ont permis le calage de plus de 200 plans d’expropriation, dressés au 1:500e et au 1:1000e, difficilement localisables autrement. En effet, les plans à plus petite échelle sont peu loquaces sur l’espace zonier puisque la plupart font figurer à la place de la zone, construite et habitée, une bande vierge. Par ailleurs, il n’était pas possible de se référer à la topographie contemporaine puisque l’appropriation de la zone par Paris s’est assortie de la destruction des bâtiments et bâtisses existants, d’une modification du tracé des voies et surtout d’une disparition totale de l’ancien parcellaire. Les photographies aériennes pallient ce manque de points de repère. Elles permettent également de suivre des morceaux de zone sur une trentaine d’années et de mesurer la portée de l’appropriation et de l’aménagement. Cet important travail de géo-référencement a ensuite permis la localisation d’objets d’études variés, parfois vectorisés, comme les constructions zonières. Grâce au SIG on a pu étudier les usages très divers de ces terrains zoniers, tant dans le temps que dans l’espace puisqu’on trouve, parfois voisins, aussi bien des jardins potagers, de vastes bâtiments industriels souvent implantés pendant la Première Guerre mondiale, que les fameuses baraques et roulottes de la zone, réalité qui ne doit pas faire oublier l’existence d’immeubles en durs sur certaines portions (Les Lilas, Levallois-Perret, le long des principaux axes pénétrant dans Paris etc.) et la présence de petits pavillons dans lesquels vivaient des propriétaires-habitants.

La thèse revient sur l’argumentaire du déclassement qui mêlait inutilité militaire des fortifications, réflexion sur « l’encombrement », référence hygiéniste à l’air et à la lumière, et volonté parisienne de se constituer une réserve foncière. L’enceinte apparaissait comme une formidable manne pour exécuter de grands projets urbains, principalement la réalisation d’un programme de logements de bonne qualité accessibles aux classes populaires et la promotion des « espaces libres », parcs et terrains de sport censés empêcher l’étiolement de la classe ouvrière et permettant à la ville, envisagée de manière quasi-organique, de respirer. Cet ensemble argumentatif permet de comprendre l’arrière-plan qui préside au plan parisien d’appropriation. Si l’acquisition à l’amiable avait été un temps envisagée comme l’outil principal d’appropriation, face aux demandes des propriétaires et à des finances limitées, la Ville a finalement surtout recours à l’expropriation. Si l’on reste dans le cadre général de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les conditions de l’appropriation varient en fonction de la période envisagée, même si l’on retrouve une forte continuité d’action qui s’explique par une communauté d’hommes et d’intérêts. La gestion de la zone au jour le jour qui découle de cette lenteur de l’expropriation-évacuation, si elle est l’objet des lamentations de la part de maints agents, acteurs d’une vision panoptique qu’ils estiment eux-mêmes vaine, peut également être pensée comme une stratégie d’arpentage de la zone et de recensement des constructions contrevenantes afin de disposer d’arguments solides pour refuser certaines indemnités aux habitants. Ces stratégies ne sont pas toutes couronnées de succès : les indemnités consenties par les jurys d’expropriation furent bien plus élevées que ne le souhaitait la Ville et le coût de l’appropriation de la zone dépassa très largement les prévisions initiales, d’où un étalement des opérations, la dissociation croissante entre l’expropriation, l’évacuation et l’aménagement et, en définitive, le contraste entre le rêve de la ceinture verte et la réalité du boulevard périphérique. L’expropriation enfin opère une discrimination entre morceaux de zone, avec un parti pris très net en faveur du sud et du sud-ouest parisien ou des terrains qui touchent les nouveaux types d’habitat, les habitats à bon marché (HBM) et les immeubles à loyers modérés (ILM).

Très inégalement investie et aménagée par Paris pendant notre période, la zone ne présente pas un visage uniforme. La thèse cherche à déterminer des logiques d’organisation, en lien avec la banlieue, et souligne aussi, à une échelle plus fine, les critères qui orientent vers une destinée parcellaire : l’importance de la figure du propriétaire est ainsi reconsidérée car les plus grands propriétaires, une grosse centaine d’acteurs, possède la moitié de la surface zonière. Ils peuvent avoir un rapport assez distant à leur propriété, confiant leurs terrains à un locataire principal qui est alors au cœur des relations de bail. L’attractivité de la zone pour ses habitants est particulièrement étudiée : elle permettait, pour un moindre coût, d’avoir accès à la propriété des constructions et à une forme d’espace en plus. Loin de l’image d’une zone très dense, qui se caractériserait par l’enchevêtrement des constructions précaires, la zone abritait un grand nombre d’espaces vides souvent exploités en de modestes jardins d’agrément ou en carrés potagers, parfois laissés à l’abandon – et de ce fait transformés en dépotoirs ou « envahis » par des occupants sans titre. À travers quelques exemples choisis, la thèse montre des aménagements qui témoignent d’une jouissance de sa propriété et qui dénotent une parenté entre zoniers et « mal-lotis ».

Zone et zoniers sont considérés comme des espaces et des acteurs en marge. Si cette disqualification à la ville est originelle du fait de la servitude et de l’obligation de précarité, tant matérielle que temporelle, instituée notamment par le décret de 1901 qui avait autorisé certaines constructions sur la zone tout en leur refusant le droit à l’indemnité, elle s’accentue pendant l’entre-deux-guerres. En effet, la population zonière change. Les « nouveaux » venus ne motivent pas les mêmes discours de protection que les « petits zoniers » du début du siècle. Pauvres, ils sont de plus en plus étrangers : la zone abrite ainsi des contingents conséquents de célibataires portugais et algériens ou encore de familles italiennes et arméniennes. Avec d’autres populations dont la présence pittoresque est de plus en plus décriée à mesure qu’on avance dans la période, comme les chiffonniers et les forains, ils motivent des discours négatifs, qui émanent d’ailleurs parfois d’autres zoniers. Par ailleurs, la construction d’une urbanité normale et normée, celle des HBM des fortifications, permet, par contraste, la disqualification des zoniers et de leur mode de vie, jugé non-urbain ou mal-urbain. Ainsi, presque toute politique de relogement des habitants, une problématique centrale dans la résorption des taudis urbains, est abandonnée du fait de cette prétendue inadéquation à la ville et à ses valeurs, mais aussi d’un coût jugé excessif.

Thèse de doctorat en Histoire soutenue le 5 décembre 2017, ENS Lyon.

Jury : Nicholas Bullock (King’s College), Frédéric Moret (Université Paris-Est, Marne-la-Vallée), Jean-Luc Pinol (directeur de thèse, ENS de Lyon), Judith Rainhorn (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Catherine Rhein (CNRS), Philippe Rygiel (ENS de Lyon).

Citer cet article

Référence électronique

Anne Granier, « La Zone et les zoniers de Paris, approches spatiales d’une marge urbaine (1912-1946) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=375

Auteur

Anne Granier

anne.granier@ens-lyon.fr

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