Une voie concrète de transmission des savoirs. La circulation des instruments techniques entre la France et le Royaume de Naples (fin XVIIIe siècle – début XIXe siècle)

A concrete way of transmitting knowledge. The circulation of technical instruments between France and the Kingdom of Naples (late 18th century - early 19th century)

Résumés

Les rapports scientifiques entre le royaume de Naples et la France se sont construits sur une intense circulation des hommes et des recherches scientifiques. Ces dernières se sont toutefois également renforcées grâce à l’échange d’objets et instruments techniques.
L’instrument scientifique est un trait d’union entre la théorie et l’expérimentation, entre la connaissance pure et la connaissance appliquée. Il ne représente pas seulement un objet en cuivre, en verre ou en cristal. Si tel était le cas, il existerait un risque élevé de masquer la complexité des rapports entre la théorie et la pratique dans le domaine scientifique. À partir du moment où la science devient expérimentale, son développement ne repose plus seulement sur l’exercice des facultés intellectuelles. L’instrument acquiert, dans cette perspective, un rôle fondamental pour vérifier une hypothèse. Il n’est donc plus possible de séparer l’activité du savant de l’utilisation de ces équipements.
Les souverains napolitains, qu’il s’agisse des Bourbons ou des Napoléonides, se tournent vers le marché européen, en particulier anglais et français, entre la fin du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe siècle afin d’acheter les instruments scientifiques. En effet, déjà à partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, les souverains méridionaux comprennent la nécessité pour les scientifiques universitaires d’enseigner à la jeunesse non seulement par la voie théorique mais également et surtout par la pratique qui passe par l’utilisation des instruments.
La contribution se focalise sur les missions parrainées par les souverains et destinées à l’acquisition des instruments techniques auprès des artisans parisiens les plus importants. Ces équipements se sont révélés dans certains cas indispensables à la création de certains laboratoires, comme par exemple celui de chimie dirigé par Luigi Sementini, alors que pour d’autres, ces appareils ont connu un destin beaucoup moins glorieux, abandonnés dans des entrepôts et jamais utilisés comme dans le cas des collections minéralogiques de Matteo Tondi.

Scientific relationships between France and Naples kingdom were built upon intense circulations of men and works, which were reinforced by the exchange of technical objects and instruments.
The scientific instrument creates a connexion between theory and experiments, between abstract and applied knowledge. It is more than just a copper, glass or crystal object. When science started to rely on experiments, its evolution could not be limited to intellectual faculties: instruments became necessary to ascertain hypothesises. It is not possible to separate scientific research from the use of these devices.
Between the end of the 18
th century and the first decades of the 19th century, Napolitan leaders, both Bourbons and Napoleonic kings, turned to the European market, and especially to the French and British, to buy scientific devices. Since the middle of the 18th century, Mediterranean kings understood instruments were necessary to teach sciences in the universities.
This study focuses on several missions supported by the crown to acquire technical instruments from the most important Parisian craftsmen. These devices appeared necessary to create laboratories such as Luigi Sementini’s chemical laboratory. However, some of them were far less significant and were left in storage, just as Matteo Tondi’s mineralogical collections.

Index

Mots-clés

Royaume de Naples, Instruments scientifiques, Histoire des techniques, Échanges internationaux, Decennio francese.

Keywords

Naples kingdom, Scientific instruments and devices, History of technics, International trade, Naples Napoleonic kings

Texte

Les relations scientifiques entre le royaume de Naples et la France, des années 1780 aux années 1830, n’ont pas seulement reposé sur les voyages de formation et sur l’émigration forcée de savants qui, après avoir participé à la Révolution napolitaine de 1799, ont été contraints de partir en exil à Paris1. L’envoi régulier de comptes rendus à l’Académie des Sciences constitue un exemple de cet échange, de cette communication qui ne s’est pas faite par la circulation des hommes, mais par celle des livres et des recherches. Mais les parcours engagés ont été semblables. L’homme de science napolitain s’est constitué à Naples, pour se rendre ensuite en France où il s’est exposé au jugement de ses collègues étrangers et pour chercher enfin à mettre au service de sa patrie l’expérience qu’il avait acquise ; les mémoires soumis à l’examen des commissaires de l’Académie ont connu un destin comparable. Une théorie scientifique pouvait ainsi se former à Naples, faire l’objet d’un débat public en France et, si elle venait à être acceptée par la communauté scientifique, elle pouvait engendrer des rétroactions positives sur son contexte de départ. Le même discours vaut pour les livres.

Les mémoires, cependant, ne faisaient pas l’objet d’un débat spécifique chez les membres de l’Académie. Il fallait que l’auteur dont on examinait le travail soit membre de l’institution, ou ait une quelconque célébrité en France ou en Europe, ou alors dispose d’appuis politiquement influents. Et les jugements positifs que la majorité des savants napolitains ont réussi à obtenir de l’Académie des Sciences montrent l’ampleur et la diversité des milieux scientifiques napolitains, capables de proposer et d’effectuer des recherches scientifiques de niveau européen.

Si d’une part, les relations scientifiques franco-napolitaines se sont construites à partir d’une intense circulation de savants et de recherches scientifiques, il est d’autre part vrai qu’elles se sont renforcées par des échanges d’objets techniques. Les liens entre les deux royaumes se sont consolidés par les missions commanditées par la monarchie napolitaine et par l’acquisition d’instruments techniques auprès des artisans parisiens les plus renommés2. Ces outils se sont souvent révélés indispensables dans la fondation de certains laboratoires, comme celui constitué par le chimiste Luigi Sementini ; dans d’autres cas, ils connurent un destin plus modeste, à l’image de la collection de minéralogie de Matteo Tondi, abandonnée dans les magasins d’un laboratoire.

L’initiative de la monarchie napolitaine se situe dans un mouvement plus large, engagé au XVIIIe siècle, où pour créer des laboratoires didactiques efficaces, les souverains ont financé des missions scientifiques destinées à acheter des instruments auprès des principaux producteurs européens. La nécessité de se rendre à l’étranger s’expliquait par la situation propre aux constructeurs italiens d’outils scientifiques. Souvent dépourvus des connaissances scientifiques indispensables, et en l’absence de moyens économiques, ils étaient très souvent comme de simples artisans qui travaillaient dans le cadre d’un marché local aux dimensions modestes. Dans la première moitié du XIXe siècle, il n’y avait ainsi qu’un seul constructeur italien de niveau européen, Giovanni Battista Amici, professeur d’astronomie à Florence à partir de 1831.

L’attention des rois de Naples, qu’il s’agisse des Bourbons (jusqu’en 1806, puis à partir de 1815) ou des Napoléonides (1806-1815), s’est donc portée sur le marché européen, notamment anglais et français. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, les dirigeants méridionaux avaient compris la nécessité pour les savants de l’université d’instruire leurs étudiants non seulement par la théorie, mais aussi et surtout par des expériences pratiques impliquant l’emploi d’instruments. Dans la seconde moitié des années 1770, le roi Ferdinand IV commandita la mission de Giuseppe Saverio Poli en Angleterre et en France, afin qu’il achète des objets de physique3. Dans les années 1780, Giovanni Rizzi Zannoni rapporta à Naples des instruments topographiques qu’il avait faits construire pendant son séjour à Paris4. Mais c’est pendant la période des rois français, entre 1806 et 1815, qu’on qualifie du nom de decennio francese, que s’est intensifiée la politique d’acquisition des instruments scientifiques. Entre 1808 et 1812, la monarchie de Joachim Murat finança plusieurs missions en France et engagea des sommes d’argent considérables pour rendre le royaume de Naples compétitif à l’échelle européenne. Il s’agissait là d’un effort énorme, qui fut honorablement porté à terme.

Au début du XIXe siècle, par la volonté du roi Ferdinand IV, se développa l’idée de doter l’université de Naples d’un cabinet de physique. Le roi voulait compléter la collection rassemblée par son père Charles III qui, lors du transfert de la monarchie à Naples en 1734, apporta avec lui « différentes machines mathématiques », qu’il avait temporairement entreposées dans son pavillon de chasse de Capodimonte, en périphérie nord de Naples5. Ferdinand IV chargea en 1802 le marquis de Gallo, ambassadeur napolitain à Paris, d’acheter des machines de physique destinées au laboratoire de physique de Naples. Le diplomate eut recours à l’intermédiation du savant Saverio Scrofani, exilé à Paris, pendant les tractations avec Jean-Nicolas Fortin et Nicolas-Constant Pixii Dumotiez, qui étaient alors les constructeurs parisiens d’objets scientifiques les plus réputés, avec lesquels Scrofani conclut une affaire d’environ 9 000 francs6. L’accord prévoyait l’envoi à Naples de 90 instruments de physique, parmi lesquels la balance à torsion de Coulomb, conçue vers 17857, l’électromètre d’Horace de Saussure, ou encore l’hygromètre à chapeau, conçu à Genève vers 1780 pour mesurer l’humidité de l’air. Scrofani chargea Fortin de lui procurer le pistolet de Volta, dit électroflogopneumatique8, et la bouteille de Leida, qui était le type de condensateur le plus ancien. Fortin construisit pour le roi de Naples un baromètre de Torricelli, instrument destiné à mesurer la pression atmosphérique. L’émissaire de Ferdinand IV commanda d’autre part au constructeur parisien deux grands hémisphères de Magdebourg en cuivre, dont les bords pouvaient parfaitement s’assembler. L’un des plus importants instruments demandés à Fortin était la machine d’Atwood, achetée environ 1 700 francs, servant à réduire l’accélération de la chute d’un corps sous l’action de la gravité. La machine pneumatique représentait une acquisition particulièrement importante. Il s’agissait d’un appareil destiné à raréfier l’air dans un espace déterminé, à l’intérieur d’une cloche de verre robuste adossée à un plat, qu’on utilisait pour étudier les phénomènes qui se produisaient à une pression inférieure à celle de l’atmosphère.

Saverio Scrofani fit l’acquisition d’une quantité tout aussi considérable d’instruments de physique, auprès de l’artisan Nicolas-Constant Pixii Dumotiez. Dans son Catalogo ragionato, l’émissaire de l’ambassadeur de Naples déclarait avoir commandé une « trompette dite de cantine et de tonnellerie »9, qui servait à « tirer un liquide sans le brouiller »10 et un « arrosoir magique en fer blanc », un vase cylindrique à fond percé et à partie supérieure en forme de tube ouvert, qui servait à transporter de grandes quantités d’eau. Le Catalogo mentionnait aussi la marmite de Papin, un récipient métallique robuste et fermé hermétiquement, muni d’une valve de sécurité, dans lequel l’eau pouvait bouillir à des températures supérieures à 100°C. Il s’agissait du premier cas de chaudière à vapeur.

Scrofani commanda à Dumotiez deux pyromètres, l’un à cadran et l’autre de Wedgwood. Le second fut introduit par Josiah Wedgwood, industriel britannique, en 1785. La nécessité d’introduire en chimie des systèmes de mesure empruntés à la physique conduisit ce céramiste britannique à adapter cet instrument, pensé au départ par des physiciens, aux exigences d’un laboratoire de chimie. L’objet s’appuyait sur la propriété de l’argile de diminuer en volume lorsqu’augmentait la température, et servait à mesurer la température des fours chimiques. Scrofani acheta d’autres instruments de chimie : il réussit à obtenir entièrement le laboratoire de Guyton de Morveau. Le microscope solaire, ou de projection, acheté à Paris pour 30 francs, en faisait partie, même s’il s’agissait plutôt d’un instrument de physique. Il était qualifié ainsi parce que, pour obtenir une image nette, il supposait d’illuminer l’objet observé par la lumière du soleil. Le contrat signé entre Scrofani et Dumotiez prévoyait enfin la construction de l’eudiomètre de Volta, appareil qui servait à l’analyse volumétrique des gaz.

Le 12 janvier 1804, l’expédition des objets de physique achetés à Paris arriva à Naples. Scrofani avait ainsi mené à terme une affaire particulièrement dispendieuse, mais incontestablement nécessaire pour la physique napolitaine. Le roi Ferdinand IV avait écouté les exigences des professeurs de l’université : il n’était pas possible d’instruire la jeunesse sans montrer des outils adéquats à l’appui des leçons. Par l’assentiment donné à l’achat des instruments de Fortin et de Dumotiez, le roi poursuivait sa politique de dotation des laboratoires de l’université en objets nécessaires à l’enseignement.

Les souverains napoléonides ont été les continuateurs de cette politique. Joseph Bonaparte d’abord (1806-1808), Joachim Murat ensuite (1808-1815) commissionnèrent ainsi le médecin de la légation napolitaine à Paris, Michele Attumonelli, et le jeune Teodoro Civita, pour acheter des instruments d’obstétrique et de gynécologie. Une fois installé au trône de Naples, Joseph Bonaparte chargea deux Napolitains résidant à Paris, par l’intermédiaire du Ministère des Affaires Étrangères, de se les procurer pour les mettre à la disposition des médecins de la cour. Civita se trouvait à Paris « pour s’instruire dans les professions de la médecine et de la chirurgie », et Attumonelli résidait déjà depuis longtemps à Paris, où il était devenu un médecin renommé. Le ministre rappelait ainsi qu’il avait offert ses services, outre la mission dont l’avait chargé le roi Joseph, pour devenir le médecin officiel de l’ambassade napolitaine à Paris et négocier ainsi un accord pour que la première classe de l’Institut de France informe l’Académie des Sciences de Naples de la parution des mémoires de physique, d’histoire naturelle et de médecine11.

En octobre 1808, les deux savants obtinrent une avance de 4 700 francs destinés à l’artisan Grangeret, pour commencer la fabrication d’objets d’obstétrique. L’accord prévoyait la construction d’un forceps, pince séparable qui servait à extraire le fœtus de l’utérus en cas de dystocie. Grangeret fournit aussi un spéculum, introduit en gynécologie à partir de 1801 par Joseph-Claude Récamier. Il s’agissait d’un tube fin en fer blanc, de 5 centimètres de longueur, qui servait à traiter les ulcères du col de l’utérus et à examiner l’utérus. Mais l’instrument a suscité des avis contrastés auprès de la communauté médicale européenne : alors que certains l’ont considéré essentiel pour effectuer un examen pelvien adéquat, d’autres l’ont trouvé inutile et dégradant, alors qu’il pouvait perturber la sensibilité de la patiente.

Les caisses envoyées à Naples contenaient aussi un illuminateur, qui reflétait une partie de la lumière vers la zone à observer, mais aussi pour empêcher que le médecin ne soit ébloui. Il s’agissait, au début du XIXe siècle, d’un objet très utilisé, alors que la lumière électrique n’avait pas encore été introduite : les seuls moyens d’éclairage étaient les lampes à huile, ou plus simplement des bougies associées à des dispositifs réfléchissants. On trouvait d’autre part un dilatateur utérin à branches parallèles de Tiemann, avec des manches en ivoire et une pince ombilicale en forme de cigogne en argent, qui servait à pincer le cordon ombilical du nouveau-né avant de le couper. Outre la pince à cigogne, davantage symbolique que médicale, Grangeret fournit un clamp ombilical de forme classique.

Il dut d’autre part fabriquer un insufflateur, doté d’une ampoule en caoutchouc, qu’on utilisait lorsque le nouveau-né présentait des difficultés respiratoires ; on procédait sinon par insufflation buccale, en utilisant la seule canule de l’instrument. Grangeret construit enfin un pelvimètre et un hystérotomètre. Le premier, en forme de compas, servait à mesurer le diamètre du bassin et à évaluer les difficultés éventuelles à produire l’accouchement ; le second, lui, était constitué d’un fin bâton métallique, long de 30 centimètres, qui se terminait par une extension en forme d’olive. Il servait à mesurer la longueur de la cavité utérine, de l’orifice externe jusqu’au fond.

Le contrat signé entre les médecins napolitains et Grangeret prévoyait enfin la fabrication de plusieurs instruments destinés à extraire le foetus mort et à maintenir la mère en vie. Le crochet extracteur de William Smellie, fourni par l’artisan parisien, était un outil doté, à une extrémité, d’une pointe très aiguë, et à l’autre d’un crochet. Il permettait de récupérer le foetus mort dans l’utérus et de sauver la vie de la femme enceinte. Pour réduire le volume de la tête du foetus mort et faciliter son extraction, Grangeret construisit aussi un performateur qui, outre le fait d’inciser le crâne, élargissait l’orifice d’entrée pour éliminer le matériau cérébral qui, ainsi réduit de volume, permettait l’extraction de l’enfant.

Depuis Paris, le 24 novembre 1810, Attumonelli informait le ministre de l’Intérieur napolitain que la collection d’instruments d’obstétrique et de gynécologie avait fini d’être rassemblée, et qu’une avance de 15 000 francs avait été remise à Grangeret. Avant d’être entreposés dans sept caisses, les objets furent examinés par Antoine Dubois qui, « après quelques heures d’examen », remit un certificat à Attumonelli.

Partie de Paris en janvier 1811, l’expédition fut interrompue le 11 novembre, d’abord à Lyon, puis à Milan. Grangeret n’avait pas reçu le paiement des 10 117 francs qui avaient été convenus avec Attumonelli, ce qui risquait d’empêcher l’envoi des objets à Naples. Le contretemps fut résolu seulement le 13 juin 1812 : Attumonelli annonçait que « M. Grangeret avait reçu la totalité de la somme qui lui était due pour les instruments de chirurgie et d’obstétrique fournis à Sa Majesté »12.

L’évolution de la chirurgie vers l’obstétrique est passée par l’affinement des techniques et des instruments à disposition des médecins, surtout ceux qui prenaient part à des opérations délicates et difficiles comme l’embryotomie. Comme dans le cas de la physique, la France permettait aux savants napolitains d’acquérir et de fabriquer les outils nécessaires à la gynécologie et à l’obstétrique.

Par rapport à l’achat des machines physiques, la mission de Civita et d’Attumonelli présente quelques différences. Les instruments demandés à Fortin et à Dumotiez étaient destinés au laboratoire de l’université et étaient à la disposition des professeurs, et non pas des étudiants. Les objets fabriqués par Grangeret, à l’inverse, étaient réservés à un usage privé; ils étaient destinés à la reine, à la cour, mais ils ne devaient pas servir à l’instruction publique. Mais il faut y voir aussi le fait de l’absence d’une clinique efficace d’obstétrique et de gynécologie à Naples. En attendant de pouvoir la construire, les rois français espéraient ainsi fournir de bons instruments aux médecins de la cour.

Il faut alors souligner les rôles divers occupés par les personnages à qui les souverains, qu’il s’agisse des Bourbons ou des Napoléonides, avaient confié leurs missions. Dans le cas de Saverio Scrofani, Ferdinand IV avait recouru à un historien et économiste, alors que Bonaparte avait utilisé deux médecins. La préférence que les souverains français avaient donnée à des savants était représentative d’une conception différente de la science : la qualité d’un objet ne pouvait être établie que par un savant qui, concrètement, était habitué à le manipuler. Pour Ferdinand IV en revanche, l’idée de donner à la science ce qui lui appartenait semblait être d’une importance secondaire, et n’importe quel homme de lettres ou de sciences pouvait s’occuper d’acheter des objets de physique. Il faut voir dans cette différence le signe d’une évolution : pendant le decennio francese, la science et les savants commencent à se spécialiser, à la différence des dernières décennies du XVIIIe siècle où la différenciation des savoirs n’est pas encore complète.

Au moment où se conclut l’achat des outils d’obstétrique de Grangeret arrive à Naples la collection de minéraux de Matteo Tondi.

Après la fin de la République napolitaine, Matteo Tondi, qui avait servi comme soldat de la Garde nationale, fut contraint de s’exiler en France. Il laissait à Naples la très riche collection de minéraux qu’il avait achetés et recueillis pendant son voyage dans les États allemands en 1789. Une fois arrivé à Paris, il sut que le roi avait ordonné le séquestre de ses biens, punition habituellement infligée aux traîtres à la patrie13.

Par l’intermédiaire de l’ambassadeur français à Naples, Charles-Jean-Marie Alquier, Tondi demanda au ministre Acton une indemnité de 36 000 ducats pour sa collection de minéraux et la restitution de ses livres et de ses manuscrits qui avaient été réquisitionnés au moment du retour au pouvoir des Bourbons. Acton lui répondit que :

Une telle collection de minéraux, du temps de l’Anarchie [de la révolution napolitaine], serait tombée dans les mains de gens de la plèbe et, en conséquence, serait sujette à des destructions et des démembrements qui en auraient fortement diminué la valeur14.

Sur ordre du roi, les minéraux de Tondi furent transportés au Musée minéralogique de Naples, fondé en 1801 à partir de la collection que le savant des Pouilles avait recueillie pendant le voyage en Allemagne de 1789, où ils devinrent la propriété de la couronne. De ce point de vue, le ministre napolitain précisait concernant de tels objets :

Encore Tondi les aurait-ils acquis pour lui-même, mais il l’a fait à un moment où il était missionné par le Roi, et sa participation aux académies de Schemnitz et de Freiberg, ses voyages dans les mines d’Allemagne et d’Angleterre, en somme, tous les moyens qui l’ont conduit à acquérir cette collection, sont dus à l’argent et à la protection qui lui fut accordée par le Roi15.

La fatigue, les dépenses que Tondi avaient subies pendant son voyage de 1789 étaient ainsi réduits à une mission royale. Un traître, un patriote francophile ne pouvait pas être propriétaire d’une telle collection. Il ne méritait pas non plus la moindre considération parce qu’il n’avait pas récompensé le roi de sa fidélité. Et même,

Par honte de tout cela, S.M. par un acte généreux et voulant donner suite aux attentions de l’Ambassadeur, n’était pas opposé au fait d’accorder audit Tondi la somme de trois mille ducats, eu égard à la valeur de ces minéraux dans l’état actuel des personnes versées dans les connaissances minéralogiques16.

Le roi entendait faire preuve de clémence envers ceux qui avaient soutenu la cause française en 1799, et la somme fut réellement envoyée.

Lors de l’arrivée au trône de Joseph Bonaparte, Tondi se référa au nouveau ministre de l’Intérieur, Miot, pour lui demander « une indemnisation au titre de la perte qu’il avait subie, en 1800, d’une collection d’objets d’histoire naturelle, dont la valeur se monte à trente-six mille ducats »17. Le savant offrait au gouvernement napolitain une autre collection de minéralogie et de géologie qu’il possédait à Paris, d’une valeur de 48 000 francs. Elle se composait de 216 pièces minéralogiques et de 1 620 pièces de géologie.

Le volume de chacune des pièces de la collection minéralogique est de trois pouces carrés en surface, et de trois et demi à quatre pour la collection de géognosie. Lesdits minéraux et roches sont conservés dans six armoires d’acajou massif. Chacune des armoires contient quarante-cinq tiroirs : dans chaque tiroir, on trouve treize pièces de minéraux, et lorsque ce sont des roches, il y en a douze. Chacune des pièces est conservée dans une caissette en carton dont la dimension est adaptée à son volume. Et la netteté, l’élégance, la richesse de ces minéraux sont telles que, pour les conserver et ne les exposer à aucune dégradation, il a fallu dépenser la somme de 390 francs pour les seuls cartons et cassettes18.

Avant d’effectuer cet achat, Murat, arrivé entre temps au trône de Naples, ordonna que la collection soit examinée par Haüy à Paris. Le 25 septembre 1812, le duc de Carignan, ambassadeur, informa le ministère des Affaires étrangères qu’il avait reçu le compte-rendu du minéralogiste français sur les objets que Tondi entendait envoyer.

Il [Haüy] connaît parfaitement lesdites collections et croit que le gouvernement de Naples aurait du mal à retrouver des pièces aussi belles et intéressantes, d’autant que la collection de géognosie est intégrale et que l’autre est quasi-complète ; il ne lui manque que quatre exemplaires. Monsieur Haüy assure qu’aucune collection en Europe n’est aussi complète, et que la sienne [celle de Tondi] est la mieux pourvue, même s’il en manque des fragments. Quant à son prix, il est de l’avis qu’elle puisse valoir entre quarante et cinquante francs, et il a trouvé que la demande de Monsieur Haüy n’est pas extravagante19.

Après avoir obtenu le certificat de garantie du savant, le roi ordonne que soient envoyés à Tondi 48 000 francs pour l’achat de ses deux collections. En revanche, Murat ne donna pas suite à la demande d’indemnisation pour la perte des minéraux mis sous séquestre par Ferdinand IV en 1800.

Les caisses, parties de Paris en octobre 1812, arrivèrent à Naples au début de l’année 181320. Elles ont été placées par Tondi dans le salon monumental du Musée minéralogique, à côté, ironie du sort, des minéraux séquestrés par Ferdinand IV, eux aussi propriété de Tondi21.

La période du decennio francese a constitué une expérience riche et novatrice au plan culturel et administratif22. Pour les sciences naturelles, elle a indéniablement été un moment favorable, comme l’atteste le décret de Joseph Bonaparte du 31 octobre 1806, qui institue la chaire de minéralogie et de métallurgie à l’Université de Naples, à côté du cabinet qui servait de laboratoire à l’usage des étudiants. Toutes considérations politiques mises à part, les Napoléonides comprirent qu’il ne pouvait exister de structure didactique sans objets scientifiques. C’est pour cela que, malgré les demandes de Tondi pour qu’aucune modification ne soit faite, Joseph Bonaparte d’abord, Joachim Murat ensuite, donnèrent leur accord pour l’achat des collections de minéralogie et de géologie de Tondi. Les deux rois français partageaient pleinement l’idée que l’explication des théories scientifiques devait être étayée par la démonstration et la manipulation d’objets et d’échantillons naturels.

C’est pour la même raison que Murat donna suite à la demande du général Camprendon de fournir l’École des Ponts-et-Chaussées en instruments mathématiques. Les changements bureaucratiques et administratifs introduits pendant le decennio francese ont en effet concerné le secteur des travaux publics, et en particulier les ingénieurs. Dans le royaume de Naples, sur l’initiative de l’architecte Francesco Romano, fut créé en 1808 le corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, sur le modèle français. Il devait d’abord servir à superviser les interventions dans le domaine des travaux publics, qui relevaient surtout de la gestion d’acteurs privés. Le corps se présentait comme un instrument indispensable pour venir à bout des problèmes liés à la préparation scientifique des ingénieurs qui, jusque-là, était négligée.

Cette nouvelle structure profita donc de l’expérience française. À Paris, l’École des Ponts-et-Chaussées apparut en 1747 et fut précédée par la création du corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, décidée le 1er février 1716, et par la mise en place du Bureau des Dessinateurs en 1744. Il s’agissait donc de rassembler les travaux de cartographie effectués dans les départements français pour pouvoir procéder ensuite à des travaux de réparation ou de rectification des routes. Sur l’exemple de l’école parisienne, l’École d’Application napolitaine, apparue en mars 1811, prévoyait un enseignement en trois ans. Les cours se tenaient de novembre à mars, à raison de six heures pendant cinq jours de la semaine.

Pour fonder l’École d’Application et fournir les meilleurs outils aux techniciens des Ponts-et-Chaussées, Murat donna suite à la proposition de Jacques-David-Martin Camprendon d’acheter des instruments mathématiques auprès de l’ingénieur français Bellet23. En juin 1810, il « avait fait venir de Paris divers instruments de mathématique nécessaires au service du Corps des Ponts-et-Chaussées » et avait « remis l’état d’acquisition accompagné des factures des marchands de Paris qui lui avaient vendu les objets »24. La somme s’élevait à 2 599 francs.

La première facture, de 650 francs, devait couvrir la construction d’un cercle répétiteur de Jean-Charles Borda. Bellet fournit au général Camprendon deux niveaux de Chézy, du nom de l’ingénieur français Antoine Chézy. Utilisés pour la topographie, il s’agissait d’un instrument destiné à mettre en évidence une direction horizontale, appelée ligne de mire ou de vision. Il s’agissait de mesurer des distances par la méthode de la nivellation géométrique, en utilisant la lecture sur un axe gradué appelé stade.

Le contrat entre Bellet et Camprendon prévoyait enfin la fabrication de plusieurs types d’alidades, partie supérieure de théodolite qui permettait de mesurer des angles et qui pouvait tourner par rapport à la base, autour d’un axe dit principal ou primaire. Les alidades placées sur le pont d’une embarcation permettaient ainsi de mesurer les angles de virage.

Ces objets ont été fabriqués selon la voie régulière, et après que la somme de 2 589 francs eut été envoyée à l’ingénieur français, ils furent envoyés à Naples25. L’Inventario de’ libri, istrumenti, macchine ed altri oggetti appartenenti alla Direzione generale di Ponti e Strade témoigne de l’issue positive de l’affaire26. Il montre comment la livraison des objets s’est d’abord faite de Francesco Costanzo à Francesco de Vito Piscicelli, puis à la direction du Corps des Ponts-et-Chaussées. Le registre rappelle que parmi les objets mis à la disposition des ingénieurs napolitains en figuraient plusieurs qui avaient été acquis en 1810 : le cercle répétiteur, le niveau à bulle d’air, le niveau à lunette et l’alidade.

L’attention que les souverains français ont donnée à l’achat d’instruments scientifiques montre à quel point, pendant le decennio francese, l’usage des objets dans l’enseignement s’est révélé nécessaire à la formation des élèves de l’École d’Application et du corps des Ponts-et-Chaussées. Le parcours d’un étudiant supposait de développer sa capacité à utiliser correctement les objets techniques. C’est précisément cette idée qui avait conduit Joseph Bonaparte et Joachim Murat à doter les instituts de formation napolitains des instruments nécessaires, en particulier dans des disciplines comme la physique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, faute de quoi la formation était jugée incomplète.

Pour satisfaire à cette exigence, le professeur de chimie Luigi Sementini demanda à Murat, en 1812, de pouvoir se rendre à Paris afin d’acheter des outils pour le laboratoire qu’il était en train de constituer.

Les premières années du règne des deux rois français à Naples ont été d’une importance décisive pour les sciences. Joseph Bonaparte puis Joachim Murat ont permis à des savants napolitains qui ont connu l’exil après 1799 de rentrer dans le royaume de Naples. Ils ont promu un programme de développement et d’innovation au sein de l’Université de Naples, par la formation des chaires de minéralogie et de botanique, et par l’amélioration des chaires existantes. Les Napoléonides ont d’autre part consacré des sommes d’argent importantes à l’achat d’instruments et d’objets destinés aux laboratoires.

Cette politique de modernisation intense s’est effectuée de façon continue. En 1811, Murat donna une issue favorable à la proposition de Luigi Sementini de créer un cabinet de chimie et de le doter des meilleurs objets fabriqués à Paris. Sementini expliquait sa demande par « une très grande mortification », c’est-à-dire « [d’]avoir dû suivre quatre cours de Chimie sans présenter à [s]es auditeurs que les dites théories ne pouvaient être contestées par aucun fait »27. Sementini ajoutait à sa requête le catalogue de l’artisan parisien Dumotiez à qui il voulait demander la fabrication des instruments. Pour suppléer à l’absence d’un laboratoire adapté, Sementini demanda au roi d’utiliser l’ancien cabinet d’apothicaire du Collegio del Gesù vecchio comme lieu de ses leçons pratiques, et de faire acheter à Naples quelques outils en complément de ceux commandés à Paris. Les deux demandes furent acceptées par le roi.

Dans le Catalogue des différents instruments de chimie qui se fabriquent et se trouvent dans l'établissement de M. Dumotiez Ingénieur Constructeur28, Sementini proposait d’acheter 77 appareils. Tous avaient déjà fait l’objet d’un achat au cours des missions précédentes, comme le pyromètre de Wedgwood, les baromètres, l’eudiomètre de Volta. D’autres étaient absents du paysage scientifique napolitain, comme l’aéromètre à volume constant, dit de Nicholson, qui permettait de déterminer le poids spécifique d’échantillons solides insolubles dans l’eau. Outre l’aéromètre de Nicholson, Sementini avait choisi dans le catalogue de Dumotiez ceux de Fahrenheit et de Baumé. Le premier servait à évaluer le poids spécifique d’un liquide, et à la différence de celui de Nicholson, était entièrement en verre, et était enfermé dans une sphère qui contenait du mercure. Le second, en revanche, était utilisé pour les liquides plus ou moins denses que l’eau.

Dans le catalogue de Dumotiez, Sementini choisit aussi le calorimètre à glace de Lavoisier et de Laplace, un instrument isothermique formé de trois récipients concentriques : le corps à l’étude se trouvait dans le récipient intérieur; dans les deux autres, la glace avait une fonction d’isolation pour éviter que la chaleur de l’environnement fasse fondre la glace du récipient intermédiaire. À partir de la quantité d’eau qui se trouvait dans le contenant intermédiaire, on pouvait mesurer, au moyen d’un conduit spécial, la chaleur produite par le corps dans la pièce intérieure, et éventuellement calculer sa valeur propre. Sementini proposa d’autre part l’achat d’un électromètre de Lane, formé d’une bouteille de Leyde qui fonctionnait avec un spintéromètre dont la distance entre les sphères internes pouvait être réglée et mesurée de façon micrométrique. Pensé par le pharmacien anglais Timothy Lane, qui l’utilisait pour évaluer la puissance des charges électriques, l’électromètre servait à évaluer la quantité de charge produite par une machine électrostatique, ou accumulée par un condensateur, en un temps donné.

Sementini considéra d’autre part l’utilité de l’appareil du médecin hollandais Jan Ingenhousz. Le dispositif se composait de huit barres de matériel, fixées à l’une des parois externes par une petite boîte métallique creuse en forme de parallélépipède. Dans la partie opposée, la boîte était dotée d’une poignée en bois. Après avoir recouvert la partie extérieure des barres avec une couche de cire dont la température de fusion était d’environ 60°C, on remplissait la boîte d’eau bouillante. La propagation de la chaleur vers les extrémités dépourvues de bâtons déterminait, dans le même intervalle de temps, la fusion de la cire par des traits de longueurs différentes. La comparaison entre les différentes longueurs permettait de confronter les niveaux de conductibilité thermique des matériaux utilisés. Dans le catalogue enfin, Sementini choisit une pile de Volta et un galvanomètre.

La liste des 77 objets que Sementini voulait commander à Dumotiez fut approuvée par le roi. Il demanda à Murat, en vue de préparer l’accord, de se rendre personnellement à Paris. Le voyage avait pour but « l’acquisition de ces objets qui sont utiles pour compléter le laboratoire de chimie », mais devait aussi permettre d’acquérir « de meilleures lumières sur ce qu’il y a de plus sublime dans les sciences chimiques »29. La demande, datée du 12 août 1812, fut reçue favorablement, mais Sementini fut invité à effectuer sa mission entre septembre et décembre 1812. Le roi lui avait conseillé de « perfectionner ses doctes connaissances en chimie en observant les grandes préparations qu’on y [à Paris] faisait, et en parlant avec les doctes professeurs de cette science »30.

Les objectifs de la mission étaient d’une grande importance et demandait un temps supérieur aux deux mois accordés par Murat. Le 14 octobre, Sementini n’avait pas encore rejoint Paris. Depuis Lyon, il informait le ministre de l’Intérieur qu’il avait dû prolonger la mission à cause de plusieurs incidents rencontrés pendant son voyage31, et qu’il ne serait pas rentré à Naples dans les temps demandés. Au nom de ce retard, Sementini demanda à être remplacé pour que ses cours à l’université de Naples soient assurés32.

Arrivé à Paris le 3 novembre 1812, il obtint d’un fonctionnaire de l’ambassade de Naples la somme de 26 000 lire, accordée par le roi pour l’achat des instruments du laboratoire. Sementini dut alors prendre une décision difficile. Il avait eu la possibilité d’acheter en entier le laboratoire de Lavoisier, mais l’avait refusé. Il écrivit alors au ministre de l’Intérieur Zurlo :

Du laboratoire de Lavoisier, je dirais que je n’estime pas indispensable de l’acheter en entier, parce qu’il y a des objets qui serviraient de modèle pour des expériences que j’ai perfectionnées, et qui sont désormais inutiles, de la même manière qu’il y en a d’autres qui, bien que ce soit Lavoisier qui les ait imaginés, ont été perfectionnés par la suite. Si je réussis à les démonter, j’achèterais avec grand plaisir ses gasomètres, ses balances d’une grande précision, en considérant comme une acquisition précieuse celle des machines par lesquelles ce grand homme a prouvé la synthèse de l’eau et a établi les fondements de la chimie pneumatique33.

Outre l’acquisition du cabinet de Lavoisier, un jeune artisan parisien proposa au chimiste napolitain la construction d’une machine à filer le coton. Son constructeur se dit disposé à lui en fournir les plans, et à s’installer à Naples pour pouvoir le monter et ainsi commencer la production de la soie.

Par sa mission à Paris, Sementini put établir des liens avec plusieurs de ses collègues. Il déjeunait ainsi régulièrement avec Claude-Louis Berthollet et avec Joseph-Louis Gay-Lussac. Le premier, surtout

mettait assez volontiers à ma disposition les moyens qui pouvaient m’être nécessaires parce qu’il aimait le progrès de la science, et aussi par amitié particulière pour notre souverain, qu’il disait avoir connu de très près en Égypte34.

Par l’intermédiaire du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Montalivet, Sementini fut présenté à Chaptal, à Vauquelin et à Thénard. Sementini informa Giuseppe Zurlo des liens d’amitié qu’il avait établis avec Wilhelm von Humboldt, Charles Pictet de Rochemont et Benjamin Thompson. Il assista d’autre part avec assiduité aux cours de Vauquelin.

Pendant son long séjour à Paris, qui se termina par l’achat des instruments destinés à son laboratoire et par sa formation auprès de chimistes locaux, Sementini annonça à Zurlo, en décembre 1812, qu’il avait acheté deux machines pneumatiques neuves, « une grande machine électrique de 39 pouces de diamètre avec les appareils adaptés, spécialement nécessaires pour les expériences de chimie, comme par exemple celle des combustions, de la décomposition de l’eau », neuf bouteilles de Leyde, une pile de Volta avec 400 plaques de cuivre et de zinc, deux gazomètres, un calorimètre, deux grandes balances, le manomètre de Berthollet, l’hygromètre de Saussure, de nombreux baromètres et thermomètres, différents eudiomètres et « tant d’autres que si on voulait les citer un par un, on ne finirait pas d’ennuyer [Giuseppe Zurlo] pour des heures entières ». Sementini avait d’autre part commissionné une autre machine, qui ne faisait pas partie du catalogue présenté au roi en 1811 : il s’agissait de celle d’Edward Nairne, utilisée pour électrifier un corps conducteur.

À propos de la collection qu’il avait achetée à Paris, Sementini pouvait

Assurer V.E., en répétant les mots de Berthollet, que nous [le royaume de Naples] aurions un laboratoire qui ferait des jaloux, et je m’estime heureux d’avoir pu contribuer à l’accomplissement d’une œuvre qui honore à ce point S.M. et V.E.35.

Le 19 janvier 1813, les caisses qui contenaient les instruments fabriqués à Paris furent emballées et étaient prêtes pour être expédiées à Naples. Avant de quitter Paris, Sementini, pour rendre hommage aux collègues qui l’avaient accueilli et aidé pendant sa mission, leur fit don de neuf volumes d’un livre consacré aux ruines d’Herculanum et à quelques trouvailles archéologiques exhumées à Pompéi36.

Les instruments destinés au laboratoire parvinrent à la douane du royaume de Naples le 13 avril 1813, puis à Naples le jour suivant. Domenico Cotugno, qui était alors recteur de l’université de Naples, ordonna que les caisses soient entreposées, en attendant l’ouverture du cabinet de chimie, et « conservées attentivement dans les salles destinées au cabinet de physique ».

Après deux semaines d’attente dans les dépôts de l’université, les instruments achetés à Paris furent installés dans le nouveau laboratoire de chimie que le même Sementini avait fondé. Les étudiants pouvaient ainsi non seulement suivre les leçons théoriques, mais les étayer d’expérimentations pratiques.

L’appui du gouvernement français a considérablement facilité le voyage de Sementini. Sans compter leurs dépenses, Joseph Bonaparte et Joachim Murat avaient engagé d’énormes sommes d’argent pour améliorer les instituts scientifiques napolitains. La grande attention qu’ils accordaient aux objets techniques était le signe d’une conception nouvelle de la science, toujours davantage fondée sur l’observation directe, sur la pratique et sur des expérimentations. Il était clair qu’elle ne pouvait se faire sans l’utilisation de machines adéquates. De ce point de vue, Naples était en difficulté par rapport au reste de l’Europe, entre les dernières décennies du XVIIIe siècle et le decennio francese, et les Napoléonides ont cherché à réduire cet écart.

Le riche patrimoine d’instruments scientifiques qui s’est constitué entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1810, avec l’ambition de répondre aux besoins des nouveaux laboratoires scientifiques napolitains, n’a été conservé qu’en partie dans les départements des universités napolitaines.

Partout dans l’Europe du XIXe siècle, des cabinets scientifiques se sont développés aux côtés des chaires universitaires de chimie, de minéralogie et de physique. Dotés d’outils précieux, acquis auprès des artisans européens les plus renommés, notamment français, anglais et allemands, les collections d’objets techniques sont des signes d’une évolution, vers une didactique principalement expérimentale dont ils sont le support principal. Or ce patrimoine, à Naples, a longtemps été négligé et oublié. À partir de la Première Guerre mondiale, les orientations nouvelles de la recherche scientifique ont conduit à mettre à l’écart cette documentation devenue obsolète. Mais c’est surtout dans les années 1950 qu’on assiste, dans toute l’Italie, à la dispersion des collections des XVIIIe et XIXe siècles, qui n’étaient pas considérées suffisamment anciennes pour pouvoir être muséifiées, à la différence des instruments antérieurs, et qui étaient scientifiquement dépassées, ce qui ne leur permettait pas de continuer à être utilisées dans les laboratoires.

Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les collections scientifiques ont fait l’objet d’un intérêt nouveau. Des chercheurs, des directeurs de musées ont fait en sorte que ces instruments puissent être retrouvés et exposés, contre l’inertie bureaucratique et administrative des institutions. Ils ont ainsi cherché à sensibiliser la communauté scientifique, et la société en général, à l’intérêt culturel qu’il y avait à restaurer et à exposer les anciennes collections.

1 Sur les relations scientifiques entre le Mezzogiorno et la France entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1820, je me permets de renvoyer à

2 Voir Maurice Daumas, « Quelques fabricants d'instruments scientifiques anciens »,Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, III, 1950

3 Edvige Schettino, Ezio Ragozzino,Early instruments of the Institute of Physics, Naples, CUEN, 1988.

4 Vladimiro Valerio, Società, uomini e istituzioni cartografiche nel Mezzogiorno d'Italia, Florence, Istituto Geografico Militare, 1993.

5 Sur les premières collections d’instruments de physique, et sur l’histoire du laboratoire de sciences, voir Edvige Schettino, Rossana Spadaccini, Il

6 Archivio di Stato de Naples (noté par la suite ASNa), Segreteria d'azienda. Le fonds est en cours de classement : je remercie Fausto De Mattia, de l

7 Elle représente le prototype de l’instrument du XIXe siècle, où s’est affirmée la tendance à reconduire les forces électriques, magnétiques ou

8 Il s’agit d’un appareil créé par Volta pour ses études sur les « airs inflammables », le méthane et l’hydrogène, découverts en 1776. En 1777, alors

9 ASNa, Segreteria d'Azienda, Catalogo ragionato degli strumenti e macchine di fisica sperimentale domandate dalla R. Corte di Napoli per servigio di

10 Ibid.

11 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Esteri, fs. 5417, fo 1393.

12 Ibid.

13 Sur les réquisitions des biens des exilés politiques dans l’Italie du XIXe siècle, voir Catherine Brice, « Confiscations et séquestres des biens

14 Archives des affaires étrangères (notées par la suite AEP), Correspondance politique, Naples, fs. 127, fo 341 r-v.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Esteri, fs. 5416, fo 1387.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Sur les collections de minéraux du musée de Naples, voir Maria Rosaria Ghiara (dir.) Musei delle scienze naturali, Naples, Electa, 2002; Maria

22 Fabio D’Angelo, « Les institutions scientifiques à l’heure française. Le retour à Naples des savants exilés pendant le decennio francese », dans

23 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, I appendice, fs. 55, fo 13.

24 Ibid.

25 On ne peut pas établir avec certitude la date d’arrivée de ces instruments à Naples.

26 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, I inventario, fs. 453/14.

27 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, II inventario, fs. 2149.

28 Ibid.

29 ASNa, Consiglio Generale di Pubblica Istruzione, fs. 527, fo 28.

30 Ibid.

31 La lettre de Sementini au ministre de l’Intérieur ne donne pas les raisons de ce retard.

32 C’est l’assistant de Sementini, Colonna, qui lui a suppléé pendant sa mission à Paris.

33 ASNa, Consiglio Generale di Pubblica Istruzione, fs. 527, fo 28.

34 Ibid.

35 Ibid.

36 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, II inventario, fs. 2151.

Notes

1 Sur les relations scientifiques entre le Mezzogiorno et la France entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1820, je me permets de renvoyer à Fabio D’Angelo, Dal Regno di Napoli alla Francia. Viaggi ed esilio tra Sette e Ottocento, Naples, Dante&Descartes, 2017.

2 Voir Maurice Daumas, « Quelques fabricants d'instruments scientifiques anciens », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, III, 1950, p. 364-370; Id., Les instruments scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Presses Universitaires, 1953 ; Jacques Payen, « Les constructeurs d'instruments scientifiques en France au XIXe siècle », Archives internationales d'histoire des sciences, XXXVI, 1986, p. 84-161 ; Anthony Turner, Early scientific instruments: Europe 1400-1800, Londres, Harper and Row, 1987; Christine. Blondel, Françoise Parot, Anthony Turner, Mari Williams, Études sur l'histoire des instruments scientifiques, Londres, Roger Turner, 1989.

3 Edvige Schettino, Ezio Ragozzino, Early instruments of the Institute of Physics, Naples, CUEN, 1988.

4 Vladimiro Valerio, Società, uomini e istituzioni cartografiche nel Mezzogiorno d'Italia, Florence, Istituto Geografico Militare, 1993.

5 Sur les premières collections d’instruments de physique, et sur l’histoire du laboratoire de sciences, voir Edvige Schettino, Rossana Spadaccini, Il gabinetto di fisica del re. Storia di una collezione, Naples, Luciano, 1995.

6 Archivio di Stato de Naples (noté par la suite ASNa), Segreteria d'azienda. Le fonds est en cours de classement : je remercie Fausto De Mattia, de l’Archivio di Stato de Naples, de m’avoir permis de consulter ces documents.

7 Elle représente le prototype de l’instrument du XIXe siècle, où s’est affirmée la tendance à reconduire les forces électriques, magnétiques ou électromagnétiques, dans le contexte intellectuel du mécanicisme de Newton et de Laplace, pour établir le lien entre les forces élastiques et gravitationnelles.

8 Il s’agit d’un appareil créé par Volta pour ses études sur les « airs inflammables », le méthane et l’hydrogène, découverts en 1776. En 1777, alors qu’il avait réussi à allumer les « airs inflammables » avec l’étincelle produite par une pierre à fusil, Volta voulut construire une petite bombarde dans laquelle il pouvait placer l’« air inflammable », en le mélangeant à juste dose avec de l’oxygène, qu’on pouvait pousser à l’extérieur d’une balle. Il perfectionna progressivement son invention et démontra que la détonation pouvait être obtenue en déclenchant une étincelle dans un mélange d’air ordinaire et d’hydrogène ou de méthane. Un tube de verre, contenant deux électrodes, était rempli en partie de gaz inflammable; le reste était composé d’air, puis refermé par un bouchon en liège. Lorsqu’on tenait dans une main une électrode et que l’on touchait de l’autre un électrophore chargé, se produisait une explosion qui expulsait l’obstacle avec une grande violence. L’invention de Volta a été décisive, parce qu’il a tenté de faire fonctionner son invention en transportant l’électricité par des fils conducteurs ; il avait ainsi découvert la combustion des vases clos, par une étincelle électrique, un mélange de gaz inflammable et d’air.

9 ASNa, Segreteria d'Azienda, Catalogo ragionato degli strumenti e macchine di fisica sperimentale domandate dalla R. Corte di Napoli per servigio di quel R.le Gabinetto eseguite in Parigi dall'artista Dumotiez con la spiegazione dell'uso di ogni macchina ed instrumento.

10 Ibid.

11 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Esteri, fs. 5417, fo 1393.

12 Ibid.

13 Sur les réquisitions des biens des exilés politiques dans l’Italie du XIXe siècle, voir Catherine Brice, « Confiscations et séquestres des biens des exilés politiques dans les États italiens au XIXe siècle. Questions sur une pratique et projets de recherches », Diasporas, 2014, p 147-163.

14 Archives des affaires étrangères (notées par la suite AEP), Correspondance politique, Naples, fs. 127, fo 341 r-v.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Esteri, fs. 5416, fo 1387.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Sur les collections de minéraux du musée de Naples, voir Maria Rosaria Ghiara (dir.) Musei delle scienze naturali, Naples, Electa, 2002; Maria Rosaria Ghiara, « Il real museo mineralogico dell'Università Federico II di Napoli », Rivista mineralogica italiana, 1, 2008, p. 24-45.

22 Fabio D’Angelo, « Les institutions scientifiques à l’heure française. Le retour à Naples des savants exilés pendant le decennio francese », dans Pierre-Marie Delpu, Igor Moullier, Mélanie Traversier (dir.), Le Royaume de Naples à l’heure française. Revisiter l’histoire du decennio francese, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2018, p. 245-256.

23 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, I appendice, fs. 55, fo 13.

24 Ibid.

25 On ne peut pas établir avec certitude la date d’arrivée de ces instruments à Naples.

26 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, I inventario, fs. 453/14.

27 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, II inventario, fs. 2149.

28 Ibid.

29 ASNa, Consiglio Generale di Pubblica Istruzione, fs. 527, fo 28.

30 Ibid.

31 La lettre de Sementini au ministre de l’Intérieur ne donne pas les raisons de ce retard.

32 C’est l’assistant de Sementini, Colonna, qui lui a suppléé pendant sa mission à Paris.

33 ASNa, Consiglio Generale di Pubblica Istruzione, fs. 527, fo 28.

34 Ibid.

35 Ibid.

36 ASNa, Ministero e Segreteria degli Affari Interni, II inventario, fs. 2151.

Citer cet article

Référence électronique

Fabio d’Angelo, « Une voie concrète de transmission des savoirs. La circulation des instruments techniques entre la France et le Royaume de Naples (fin XVIIIe siècle – début XIXe siècle) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 07 février 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=346

Auteur

Fabio d’Angelo

Université de la République de Saint-Marin

fabiodangelo2003@gmail.com

Autres ressources du même auteur