Étudier les sources des savoirs à l’époque moderne : enjeux et pistes de réflexions

Texte

Depuis septembre 2016, plusieurs chercheurs et chercheuses du LARHRA ont décidé de s’intéresser collectivement à l’histoire des savoirs, se fixant comme point de départ et repère l’ouvrage de Peter Burke paru cette même année, What is the History of Knowledge ?1. Ce travail vient synthétiser plusieurs décennies de recherche, dans le monde anglophone mais aussi en France, où le champ s’est progressivement développé à partir des années 20002. Pour Burke, un savoir est le résultat reconnu et approprié par un groupe d’un processus de classification, critique, vérification, mesure, comparaison et systématisation d’informations brutes (quoique préalablement sélectionnées)3. Un savoir n’est jamais isolé : il est toujours le fruit d’un contexte et d’acteurs spécifiques, et s’inscrit en relation (complémentaire ou polémique) avec d’autres savoirs antérieurs et/ou contemporains. Cette définition dynamique des savoirs permet aux historiens et historiennes de s’intéresser non seulement aux savoirs aujourd’hui érigés en disciplines savantes ou intellectuelles, mais également à ceux qui ne bénéficient plus de ce statut alors qu’ils possédaient par le passé une valeur cognitive reconnue.

À l’époque moderne, dans un contexte de structuration des États et des empires européens, de redécouverte des textes anciens et d’éclatement des frontières du monde connu, de nouveaux discours à valeur cognitive se développent, et sont le fait de savants qui ne sont plus nécessairement des ecclésiastiques. Des situations de rivalité émergent alors avec les institutions religieuses, même si plusieurs d’entre elles (par exemple la Compagnie de Jésus) s’approprient dans une certaine mesure les nouveaux discours et méthodes. Au fil des ans, de nombreuses pratiques intellectuelles, administratives, artisanales, savantes et techniques sont codifiées et les sources « légitimes » de savoir se multiplient. Mais dans ce cas, qu’est-ce qu’une source légitime de savoir ? Sur quelle autorité, quelle valeur, cette légitimité repose-t-elle ? L’apparition de nouvelles sources de savoirs remet-elle en cause les sources de savoirs traditionnelles ? Quels sont les supports de ces savoirs ? Comment des sources de savoirs spécialisées (littérature savante ou instruments) émergent-elles et circulent-elles ?

Ce sont ces réflexions qui ont poussé les historiens·et historiennes de ce groupe de réflexion sur les savoirs4 à proposer une journée d’étude sur le sujet des « sources des savoirs à l’époque moderne », à destination en particulier de jeunes chercheurs et chercheuses. Afin de proposer une discussion riche et porteuse de sens, un format original a été retenu pour la journée, et par conséquent pour cette publication. Chaque communication proposée par un intervenant ou une intervenante est suivie d’un « contrepoint » présenté par un chercheur ou une chercheuse plus aguerri. Il s’agit d’une « réponse » pouvant prendre la forme d’une mise en perspective sur une autre période, à partir d’une autre source, d’une mise en contexte plus large ou simplement d’un développement thématique faisant écho au propos principal. Plus court, le contrepoint vise à créer des liens chronologiques ou thématiques, à élargir ou décentrer le point de vue, à faire un pas de côté pour considérer les choses depuis une nouvelle perspective. Il vient mettre en valeur et ouvrir le sujet principal. Les chercheuses et chercheurs qui se sont pliés à l’exercice ne sont souvent pas spécialistes de la question abordée mais ont accepté pour l’occasion de sortir de leur « zone de confort ». Qu’ils et elles en soient remerciés.

La journée d’étude a été l’occasion de rassembler et de faire discuter des personnes qui ne se seraient pas nécessairement rencontrées autrement, tant les sujets peuvent paraître, au premier abord, éloignés les uns des autres. Ce constat est révélateur : des chercheurs et chercheuses issues de spécialités variées se reconnaissent dans cette catégorie « histoire des savoirs », par-delà la traditionnelle distinction entre histoire des sciences et histoire des techniques, mais aussi entre histoire et histoire de l’art.

Quelques points forts ont émergé des différentes présentations. Tout d’abord, l’approche par l’histoire des savoirs permet de s’intéresser à une histoire non-officielle : celle des oublié·e·s de la postérité et des cultures populaires, celle des démarches mises en œuvre qui n’ont pas forcément abouti à des résultats aujourd’hui scientifiquement validés. Pour écrire cette histoire, les historiens et historiennes des savoirs ont recours à des sources extrêmement variées : traités et textes imprimés, gravures et illustrations, mais aussi instruments, écritures spécialisées (comme celle des partitions), vidéos de reconstitutions documentées. L’outil numérique, et en particulier internet, constituent une réserve inédite de sources et de ressources dans lesquelles piocher pour établir et élargir des corpus. Selon l’objectif de la recherche, les démarches varient : vérification et authentification du savoir de l’époque, compréhension et mise au jour de la stratégie des producteurs de savoirs, reconstitution et reproduction concrète des savoirs.

La mention explicite des sources et leur critique se sont affirmées, à partir de l’époque moderne, comme un critère essentiel de la validation des savoirs académiques. Mais selon les savoirs et les publics susceptibles d’y accéder, la stratégie varie. Taire ses sources peut s’expliquer par l’utilisation de sources « honteuses », des sources considérées comme « illégitimes », ou même celles de l’adversaire dans un contexte polémique par exemple. Le choix de mentionner ou non une source, tout comme la forme et le lieu de la mention, relèvent de stratégies d’auteur ou d’éditeur, des contextes de production et des usages envisagés d’un savoir.

Le passé constitue sans aucun doute une source essentielle de la production des savoirs à l’époque moderne, mais le regard porté sur lui est ambigu : passé proche ou lointain, faisant figure d’autorité ou de critique, il doit en outre céder peu à peu de la place au présent, incarné par les pairs, les observateurs, les éditeurs et le public contemporains. Là où l’autorité des grandes figures intellectuelles n’était que peu remise en cause par le passé, à l’époque moderne, quand la source d’un savoir dépend des contemporains, la question de la confiance devient essentielle5.

À l’époque moderne, la distinction entre des savoirs savants écrits et des savoirs techniques et pratiques transmis oralement s’estompe ou se complexifie, avec l’émergence de la littérature technique. Dans les encyclopédies par exemple, même dans les articles se voulant les plus techniques, l’aspect pratique et concret est souvent gommé ou inexact, car cette littérature s’adresse avant tout à des curieux, et non pas à des praticiens en devenir. Certains savoir-faire deviennent des objets de curiosité intellectuelle, mais n’ont pas vocation à être concrètement transmis aux lecteurs. En revanche, d’autres comme la pratique instrumentale connaissent un destin inverse : les recueils insistent davantage sur le geste et la pratique, dans le but de transmettre un savoir, et laissent de côté les considérations purement intellectuelles et théoriques. Dans le cas de la médecine ou de l’archéologie, le geste, l’observation, voire la palpation s’imposent progressivement comme des sources valables aux côtés des textes anciens de référence.

Ce numéro reprend les communications dans l’ordre du programme de la journée. Dans son étude, Justine Le Floc’h remet en avant les travaux oubliés du dominicain Nicolas Coëffeteau, et souligne l’utilisation, quelques décennies avant Descartes, de la médecine et de l’observation pour servir un discours moral sur les passions. Pour lui répondre, Elisa Andretta présente le traitement des passions, et en particulier de la colère, dans deux traités médicaux particuliers – des régimes de santé- écrits au xvie siècle par deux médecins italiens au service des papes et de l’élite romaine.

L’étude de Cyril Lachèze questionne les usages des articles techniques des encyclopédies, révélant des variations importantes : certains articles ont vocation à informer un public de lettrés intéressé par la production manufacturière, tandis que d’autres ne sont que des prétextes de publication pour des auteurs peu reconnus, qui se contentent de copier des documents antérieurs sans les citer. Dans tous les cas, la dimension pratique est gommée : aucun de ces savoir-faire techniques n’a vocation à être reproduit grâce au seul article encyclopédique. Dans une réflexion sur les matériaux et techniques de construction, Gilbert Richaud déplace le curseur quelques décennies plus tard, dans la première moitié du xixe siècle. En comparant deux ouvrages techniques évoquant la production et les usages du béton, il met en lumière à la fois le croisement entre des traditions érudites et vernaculaires, et le faisceau d’attentes politiques et sociales qui sous-tendent les recherches de nouveaux matériaux de construction à l’orée de la révolution industrielle.

Parcourant les xvie, xviie et xviiie siècles, Marion Weckerle révèle l’émergence d’une littérature technique de la musique, dont le but est de permettre à son lectorat d’apprendre à jouer de la flûte à bec, sans pour autant connaître les rudiments théoriques de la musique. Ce développement est à mettre en lien avec l’émergence de la bourgeoisie et des loisirs. L’étude de ces sources « pédagogiques » permet d’accéder aux pratiques des siècles passés, notamment par le biais des reconstitutions historiquement documentées et de l’organologie. Élargissant la perspective, Axelle Chassagnette propose une mise en perspective historiographique sur l’histoire des sensations, et sur le rôle des sources peu à peu appropriées par les historiens et historiennes : iconographie, objets et instruments de musique.

Revalorisant le rôle des antiquaires modernes dans la production des savoirs sur le passé et dans la collecte de sources variées, Olivier Latteur s’intéresse au travail minutieux du jésuite Alexandre Wiltheim au Luxembourg. Confrontant sources anciennes écrites, travaux d’érudits, observations, et même palpations, Wiltheim entreprend de réécrire une histoire de la présence romaine au Luxembourg. Ses méthodes, qui le conduisent à rejeter les récits anhistoriques produits par ses contemporains lui valent d’être considéré comme « le père de l’archéologie luxembourgeoise ». Afin de mieux cerner l’importance des antiquaires et de l’archéologie à l’époque moderne, Yves Krumenacker répond à Olivier Latteur en présentant le parcours, les méthodes et les motivations de l’antiquaire lyonnais réformé Jacob Spon. Ce dernier mobilise en effet l’archéologie dans une optique polémique et confessionnelle, puisque plusieurs de ses travaux visent à remettre en cause l’histoire officielle revendiquée par l’Église catholique romaine.

À une autre échelle, Fabio d’Angelo étudie l’acquisition d’instruments savants par les souverains du royaume de Naples, Bourbons puis Napoléonides, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Il décrit de manière très précise les missions qui ont été confiées à divers acteurs (savants ou diplomates), les motivations éducatives qui ont prévalu à la volonté de s’équiper d’instruments précis qui n’étaient pas fabriqués en Italie, que ce soit des instruments de physique, de gynécologie-obstétrique ou des collections minérales de grande qualité. Cette acquisition d’instruments orchestrée par le pouvoir va de pair avec le développement de cabinets scientifiques au côté des chaires universitaires, et donc avec un rapprochement net entre recherches, pratiques et enseignement. Rebondissant sur la question des instruments scientifiques, Pierre-Yves Lacour révèle comment l’évolution des valeurs dans le champ de certains instruments d’astronomie, et en particulier l’amoindrissement de la valeur de précision au profit de l’utilité pédagogique, a conduit dans les premières décennies du xixe siècle à une démonétisation des planétariums. Représenter l’univers de la manière la plus précise possible devient une coquetterie de curieux et n’est plus une fin en soi pour les savants, avant tout intéressés par la valeur pédagogique des instruments.

L’organisation de cette journée passionnante a été permise grâce au soutien financier de l’université Jean Moulin Lyon 3 et du LARHRA ; son bon déroulement doit beaucoup à la complicité bienveillante d’Yves Krumenacker. Enfin, pouvoir publier les actes de cette journée d’étude dans les Carnets du LARHRA représente une véritable opportunité, donnée par Sylvia Chiffoleau avec le soutien technique de Christine Chadier. Qu’ils en soient toutes et tous vivement remerciés.

1 Peter Burke, What is the History of Knowledge?, Cambridge, Polity Press, 2016.

2 Nombreuses sont les recherches qui portent sur des cas précis de l’histoire des savoirs. Pour une approche générale des problématiques liées à ce

3 P. Burke, op. cit. p. 6-8.

4 À l’heure actuelle, ce groupe s’est intégré au nouvel axe « Savoirs » du LARHRA.

5 Cette place centrale de la confiance a été bien travaillée dans le domaine des sciences et des techniques, notamment dans deux ouvrages déjà anciens

Notes

1 Peter Burke, What is the History of Knowledge?, Cambridge, Polity Press, 2016.

2 Nombreuses sont les recherches qui portent sur des cas précis de l’histoire des savoirs. Pour une approche générale des problématiques liées à ce champ, on peut citer le programme interdisciplinaire « Histoire des savoirs », développé entre 2003 et 2007 à l’ENS Paris, mais aussi Christian Jacob, Lieux de savoir, 2 vol., Paris, Albin Michel, 2007 & 2011 ; Stéphane Van Damme, « Un ancien régime des sciences et des savoirs », dans Dominique Pestre et Stéphane Van Damme (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, t. 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 19-34.

3 P. Burke, op. cit. p. 6-8.

4 À l’heure actuelle, ce groupe s’est intégré au nouvel axe « Savoirs » du LARHRA.

5 Cette place centrale de la confiance a été bien travaillée dans le domaine des sciences et des techniques, notamment dans deux ouvrages déjà anciens : Steven Shapin, A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-century England, Chicago, Chicago University Press, 1994 ; Ann Goldgar, Impolite learning. Conduct and community in the Republic of Letters, 1680-1750, New Haven - Londres, Yale University Press, 1995.

Citer cet article

Référence électronique

Noémie Recous, « Étudier les sources des savoirs à l’époque moderne : enjeux et pistes de réflexions », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 18 janvier 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=277

Auteur

Noémie Recous

Université Jean Moulin, Lyon3 Laboratoire LARHRA, UMR 5190

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