Peinture et cinéma dans l’œuvre de Mimmo Rotella autour de 1960

Painting and cinema in the work of Mimmo Rotella around 1960

Texte

Depuis son invention, le cinéma a bouleversé la culture, au point que, de manière récurrente, des études s’interrogent sur l’influence qu’il a pu avoir dans la pensée d’éminents intellectuels, par exemple Erwin Panofsky ou Michel Foucault. Mais qu’en est-il de l’influence du cinéma dans le travail des artistes ? Mimmo Rotella (1918-2006), peintre d’origine calabraise installé après-guerre à Rome, spectateur assidu et passionné de cinéma, évoque un grand nombre de films dans un corpus d’œuvres réalisées autour de 1960 : des tableaux à base d’affiches de cinéma, de genres essentiellement populaires – western, horreur, science-fiction –, décollées dans les rues. Avec son œuvre, par le biais des affiches, peinture et cinéma se rencontrent. Mais plus précisément, l’originalité de la démarche de l’artiste réside dans le fait qu’il s’agit d’une peinture d’avant-garde et d’une production cinématographique majoritairement industrielle.

Mimmo Rotella, Un pezzo da film, 1956

Mimmo Rotella, Un pezzo da film, 1956

Décollage on canvas, 46 x 52 cm, Private collection

© Fondazione Mimmo Rotella, Photo: Anne Gaillard

Travaillant dans le contexte de l’apogée des studios de Cinecittà et d’un pic de fréquentation des salles obscures jamais égalé en Europe, l’artiste incarne ainsi l’intensification des échanges entre des domaines et des milieux qu’on aurait pu croire parfaitement étrangers l’un à l’autre, et contribue à l’ouverture de l’art à des références inattendues. En effet, si, à l’instar du public, les artistes vont généralement au cinéma, tous ne laissent pas émerger des traces de cette pratique culturelle dans leurs œuvres, a fortiori lorsqu’il s’agit de films grand public ou de série B. Rotella, lui, revendique à travers ses tableaux une cinéphilie populaire.

Mimmo Rotella, Il mostro immortale or CALTIKI, 1961

Mimmo Rotella, Il mostro immortale or CALTIKI, 1961

Décollage on canvas, 197 x 140 cm, Private collection

© Fondazione Mimmo Rotella, Photo: Alessandro Zambianchi, Simply.it srl, Milano

Mais ce faisant, ne revient-il pas à une forme d’élitisme, sournoise, que plus tard Hal Foster nomme l’indistinction ou Richard Peterson l’omnivorité : le fait de pouvoir s’adapter à tous les milieux, avec des goûts diversifiés, tandis que la culture populaire serait quant à elle exclusive ? Ou alors sa démarche incarne-t-elle une réelle démocratisation de l’art ?

Avant tout connu pour ses décollages d’affiches de films où apparaît Marilyn Monroe ainsi que pour sa participation au mouvement du Nouveau Réalisme, Mimmo Rotella est l’auteur d’une œuvre bien plus vaste, même si l’on s’en tient, comme c’est le cas de ma thèse, au corpus de décollages d’affiches de cinéma réalisés durant sa période romaine. Rotella vit dans la capitale italienne après un voyage aux États-Unis en 1952-53 qui l’a détourné de la peinture qu’il pratiquait à ses débuts et il a définitivement quitté la ville à l’été 1964, suite à six mois d’emprisonnent en détention provisoire pour usage de marijuana. Ces deux bornes chronologiques ont été retenues pour définir le corpus d’œuvres étudiées, tant elles sont déterminantes quant à la méthode de travail de l’artiste et au choix du matériau de base. Durant ses années romaines, il part en expédition dans les rues du quartier alors populaire de la Piazza del Popolo, surtout de nuit, pour collecter des affiches en les arrachant des murs, d’où le nom de « décollage ». Il en résulte un ensemble d’affiches colorées et séduisantes, souvent réalisées par les plus célèbres illustrateurs italiens de l’époque, qui re-déchirées et assemblées composent les tableaux.

Afin de resituer cette démarche dans son contexte de création, ma thèse étudie les premières apparitions de références au cinéma en comparaison avec la peinture romaine de l’époque, mais aussi par rapport au travail des affichistes français Hains et Villeglé. Se conformant à un courant bien représenté dans l’art italien des années 1940, l’artiste avait commencé par réaliser des peintures abstraites géométriques. Mais un événement le conduit à échanger ses pinceaux contre des lambeaux d’affiches publicitaires : l’expérience décisive d’une année passée aux États-Unis où il découvre la culture de masse américaine. Après ce voyage, il mettra peu à peu en place un vocabulaire plastique personnel : ainsi naît le décollage. Ce seront d’abord des compositions encore abstraites, proches des œuvres matiéristes ou gestuelles de ses amis peintres, puis, en 1956, quelques mots et images surgiront, dont certains en lien avec le cinéma. Ses œuvres s’ouvrent à l’art populaire de son époque.

En les observant minutieusement, tandis qu’elles comportent de plus en plus de références au cinéma clairement identifiables, on s’aperçoit qu’au-delà de leurs qualités esthétiques elles constituent une source de connaissance du cinéma en tant que phénomène culturel de masse : elles nous renseignent sur le travail des réalisateurs d’affiches, les circuits de distributions, la production de films destinés à remplir les salles qui projettent en boucle… En effet, étant donné la méthode de collecte de Rotella, ses choix sont en partie déterminés par la programmation des établissements, par la composition des affiches avec leurs détails aguicheurs et par ses propres goûts. Ainsi, ses œuvres signalent la programmation de péplums, de westerns, de films d’horreur ou de science-fiction, soit une culture cinématographique très différente de celle qui transparait dans les œuvres de Hains et Villeglé, proches de la mouvance lettriste. Toutefois, les décollages de Rotella de cette époque ne se limitent pas aux affiches de cinéma. Il s’approprie aussi des affiches de football, de cirque, de publicité et de politique. La comparaison avec les affiches de cinéma permet de préciser sa démarche.

En 1961-1962, le cinéma devient une préoccupation quasi exclusive dans son travail, motivée par la préparation d’une exposition à l’invitation de Jeannine de Goldschmidt et Pierre Restany : ce sera Cinecittà, organisée à la Galerie J de Paris au début de l’année 1962. Choisi sans doute avec la complicité de Restany, le titre même de l’événement renvoie à la culture et l’expérience personnelles de Rotella, notamment sa fréquentation des studios comme décorateur et ses liens d’amitié avec des acteurs et des réalisateurs tels que Leopoldo Trieste et Lucio Fulci. Mais plus encore, elle constitue un tournant dans sa carrière en le liant à la thématique du cinéma. Grâce à des documents d’archives et des photographies, j’ai pu établir la liste des œuvres présentées et reconstituer en partie l’accrochage de l’exposition. Étaient présentés des décollages d’affiches de films italiens et américains, par exemple Anna di Brooklyn, 1958, avec Gina Lolobrigida et Vittorio De Sica ou Europa di notte, 1959, d’Alessandro Blasetti. L’étude de ces œuvres ainsi que celle des recensions de l’exposition de l’époque précise la manière dont Rotella articule la culture savante et la culture de masse et s’inscrit dans la recherche artistique de son époque.

Pour finir, la thèse revient sur le thème des stars dans les décollages d’affiches de Rotella en étudiant les œuvres les plus connus à l’effigie de Marilyn Monroe, mais aussi d’autres qui évoquent des stars du cinéma populaire italien tel que Maurizio Arena ou encore d’autres personnalités américaines comme James Dean et surtout Elvis Presley que Rotella admirait. Il avait été initié au rock lors de son séjour aux États-Unis et était lui-même musicien comme le laisse deviner une autre partie de son œuvre, sa poésie sonore. Mais au-delà de la musique, l’analyse des décollages d’affiche des films d’Elvis invite à une réflexion sur un phénomène contemporain, celui des fans, interrogé dans le cadre d’une définition de la cinéphilie populaire.

Puis, comme un appendice ou un post-scriptum, un constat étonnant est l’occasion d’une dernière analyse : étrangement, peu de références sont faites au grand cinéma italien qui vit son âge d’or au même moment. Si certains des grands réalisateurs sont évoqués dans les œuvres de Rotella, surtout De Sica et Fellini, d’autres ne le sont jamais, malgré le grands succès populaires de certains de leurs films, comme Visconti avec Il Gattopardo (1963). Le cas de Pasolini est encore plus particulier, lui qui était très investi dans une réflexion sur la culture populaire, mais d’une manière opposée à celle de Rotella. La comparaison de leurs points de vue opposés éclaire leurs réalisations respectives. Ces derniers éléments donnent lieu à une réflexion sur la cinéphilie classique confrontée à la conception de « l’homme ordinaire du cinéma » selon l’expression de Jean-Louis Schefer.

Thèse d’histoire de l’art, soutenue le 16 octobre 2015 à l’Université Pierre Mendès France, Grenoble 2.

Jury : M. Laurent Baridon (Université Lyon 2, directeur), Mme Judith Delfiner (Université Pierre Mendès France, Grenoble 2), M. Thierry Dufrêne (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), M. Gilles Mouëllic (Université Rennes 2), M. Jean-Marc Poinsot (Université Rennes 2).

Accéder en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01560822

Illustrations

Mimmo Rotella, Un pezzo da film, 1956

Mimmo Rotella, Un pezzo da film, 1956

Décollage on canvas, 46 x 52 cm, Private collection

© Fondazione Mimmo Rotella, Photo: Anne Gaillard

Mimmo Rotella, Il mostro immortale or CALTIKI, 1961

Mimmo Rotella, Il mostro immortale or CALTIKI, 1961

Décollage on canvas, 197 x 140 cm, Private collection

© Fondazione Mimmo Rotella, Photo: Alessandro Zambianchi, Simply.it srl, Milano

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Référence électronique

Vanessa Morisset, « Peinture et cinéma dans l’œuvre de Mimmo Rotella autour de 1960 », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=170

Auteur

Vanessa Morisset

LARHRA, UMR 5190

vanesmoris@gmail.com

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