« La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français de 1914 aux années 1980

  • "The head in a capilotade." Soldiers of the Great War interned in French psychiatric hospitals from 1914 to the 1980s

Texte

Le sujet de ma thèse se situe au carrefour de deux historiographies, celle de la Première Guerre mondiale et celle de la psychiatrie. Tirant parti de cette position frontalière, mes recherches répondent à deux objectifs. Le premier est d’observer le fonctionnement d’une société plongée dans la guerre et confrontée à l’une de ses conséquences : l’internement de soldats atteints de troubles mentaux. Il s’agit de montrer comment, en prenant l’asile d’aliénés pour terrain d’étude et en analysant l’expérience d’un groupe d’individus apparemment isolé et minoritaire, il est possible de contribuer à une histoire totale de la guerre. En effet, entre 1914 et 1918 puis jusqu’à la disparition des derniers poilus internés dans les années 1980, la situation des soldats atteints de troubles mentaux soulève, selon le point de vue adopté, des enjeux scientifiques, militaires, politiques, économiques ou encore culturels qui dépassent leurs simples cas particuliers. Les parcours de ces hommes et leurs témoignages révèlent en outre une dimension longtemps méconnue de la violence de guerre et des souffrances endurées par les soldats, y compris après l’armistice.

Examiner comment leurs troubles sont considérés par les médecins mais aussi par l’ensemble de la société amène à se demander dans quelle mesure le conflit transforme la prise en charge et la perception des aliénés. Participant à la réflexion sur le rôle de la guerre dans les transformations des dispositifs d’action publique, ma thèse a donc pour deuxième objectif d’évaluer l’impact des années 1914-1918 sur l’évolution de l’assistance psychiatrique au XXe siècle.

Mes recherches se sont en premier lieu fondées sur les archives produites par les hôpitaux psychiatriques. En effet, j’ai souhaité confronter les discours tenus dans la littérature médicale (déjà exploitée par les historiens) aux sources qui témoignent des pratiques des psychiatres et du quotidien des malades. J’ai d’abord choisi d’exploiter de manière systématique les fonds de l’asile de Bron (Rhône), de l’asile Saint-Robert (Isère), de l’asile Saint-Pierre (Bouches-du-Rhône) et de la Maison nationale de Charenton (Seine). Ces établissements sont situés en région parisienne ou en province, en milieu urbain ou rural, et sont plus ou moins proches du front. Ils ont reçu entre 312 et 1 981 militaires pendant la guerre, soit, au total, plus de 4 000 individus. Enfin, trois de ces asiles ont accueilli des catégories spécifiques de soldats : les prisonniers rapatriés d’Allemagne (Bron), les soldats des colonies (Saint-Pierre) et les officiers (Charenton).

Un dortoir de l’asile de Bron vers 1900.

Un dortoir de l’asile de Bron vers 1900.

Fonds de la Ferme du Vinatier

En plus de ces quatre asiles, j’ai conduit des recherches ciblées dans d’autres établissements. J’ai dépouillé les archives de l’asile de Stephansfeld (Bas-Rhin) situé en territoire allemand pendant la guerre. J’ai sélectionné les asiles Sainte-Catherine (Allier), Bassens (Savoie), Cadillac (Gironde) et Naugeat (Haute-Vienne) en raison de l’activité associative qui s’y est développée en faveur des anciens combattants internés. Enfin, pour prendre en compte des établissements aux statuts juridiques différents, j’ai également exploité le fonds de l’asile de Saint-Jean-de-Dieu de Lyon (Rhône), établissement privé faisant fonction d’asile public, et celui de la maison de santé privée de Castel d’Andorte (Gironde).

Les archives des hôpitaux psychiatriques, point de départ de mes recherches, m’ont permis d’identifier les acteurs et les institutions impliqués dans la prise en charge des soldats internés ainsi que dans la définition de leur statut juridique et de leurs droits. Pour approfondir mon enquête, j’ai dépouillé les débats parlementaires, les archives du Service de santé militaire, du Comité international de la Croix-Rouge, du ministère des Pensions, de l’Office national des mutilés et réformés et d’associations d’anciens combattants.

Face à l’ensemble des sources dont je disposais, ma démarche a consisté à diversifier les approches et les échelles d’analyse. Dans les quatre établissements placés au cœur de ma recherche, j’ai dépouillé les registres d’admission afin de réunir les mêmes informations sur chaque soldat. Dans le même temps, j’ai mené un travail qualitatif sur les dossiers médicaux1. Ceux-ci livrent les témoignages des soldats et de leurs familles qui n’ont pas raconté ailleurs la guerre, la folie ou l’asile et qui, pourtant, avaient beaucoup à dire2. J’ai par ailleurs entrepris la collecte de sources orales : ma thèse présente les notices biographiques de poilus, de médecins et de militants associatifs dont j’ai rencontré les descendants.

Dossiers médicaux de l’hôpital départemental du Vinatier.

Dossiers médicaux de l’hôpital départemental du Vinatier.

Archives du Centre hospitalier Le Vinatier, non coté

Les registres d’entrée m’ont tout d’abord permis de dresser un portrait-type du soldat interné. Âgé d’environ 32 ans, mobilisé comme homme de troupe dans l’infanterie, il reste interné un peu plus de 5 mois avant de quitter l’asile. La lecture des dossiers médicaux m’a ensuite servi à dépasser cette description très générale. Ces sources montrent que le cas des combattants devenus fous sur le champ de bataille n’est pas la seule expression de la folie en temps de guerre. On tombe aussi malade dès la mobilisation, dans les services de l’arrière, dans les camps de prisonniers ou à l’occasion d’une permission. Dans leur diversité, les exemples des soldats internés m’ont permis d’observer comment la guerre vient rompre des équilibres intimes et bouleverser les existences dès les premiers jours du conflit. Les archives révèlent en effet l’étendue des souffrances infligées aux mobilisés, au-delà de l’expérience traumatisante du combat. Le poids de la hiérarchie militaire, la crainte du conseil de guerre, la pression sociale et le sens aigu du devoir transparaissent dans les récits des soldats et dans les notes des psychiatres, autant, sinon plus, que l’horreur des tranchées ou la peur de la mort.

Si les dossiers médicaux établis pour ces soldats montrent que la guerre ne permet pas l’émergence d’une nouvelle approche de la maladie mentale sur le plan étiologique ou thérapeutique3, ils révèlent combien elle modifie les modalités de l’assistance psychiatrique. La nécessité de gérer des « blessés psychiques » toujours plus nombreux4 fournit l’opportunité de faire aboutir les réformes réclamées depuis de longues années car éviter l’internement n’est plus seulement une mesure d’utilité médicale ou sociale mais une nécessité militaire. Les psychiatres parviennent donc à obtenir la mise en place d’une prise en charge spécifique pour les combattants atteints de troubles mentaux reposant sur la coordination entre trois types de structures : centres de l’avant, centres de l’arrière et asiles d’aliénés.

La création de centres psychiatriques où les malades sont pris en charge sans internement aurait pu conduire les asiles d’aliénés à rester en marge des évolutions. Or, l’analyse des sources permet de montrer que, pendant la guerre, ils ne constituent pas un lieu de relégation pour des soldats dangereux et incurables destinés à faire des séjours longs. D’après les registres d’admission, 40 à 70 % des militaires traités dans les asiles de mon corpus obtiennent leur sortie, dont 32 à 47 % avant l’armistice, alors qu’entre 1900 et 1913 les sorties ne concernaient en moyenne que 15 % des malades hommes traités dans les hôpitaux psychiatriques français. L’internement des militaires possède également une autre spécificité : sa durée est plus courte que celle des malades civils internés avant-guerre. On pourrait rétorquer que cette évolution n’est qu’apparente et s’explique par le choix de renvoyer des hommes au front, même malades. Bien que cette préoccupation joue un rôle dans la décision des médecins, ma thèse montre que son importance ne doit pas être surestimée car les renvois directs au corps sont rares. Si les soldats quittent l’asile plus facilement, c’est d’abord en raison de l’implication des familles et grâce aux dispositifs mis en place par le Service de santé militaire, en particulier les congés de convalescence qui s’apparentent aux sorties d’essai dont les psychiatres réclament la règlementation depuis la fin du XIXe siècle.

La guerre modifie donc les modalités et l’issue de l’internement mais pas la prise en charge de son coût. En effet, le ministère de la Guerre ne paie plus les asiles dès que les soldats sont réformés : conformément à la loi de 1838, ce sont alors les communes et les départements qui doivent assumer les frais d’hospitalisation des malades qui n’en ont pas les moyens. En dépit de leurs tentatives, les pouvoirs locaux échouent à reporter cette charge sur l’État. Leurs revendications aboutissent partiellement lorsque la loi du 31 mars 1919 prévoit l’indemnisation des anciens combattants internés. Il faut cependant se lancer dans une véritable bataille juridique pour que leurs troubles soient reconnus imputables au service. De plus, lorsqu’on leur octroie une pension, il est prévu que celle-ci serve à régler leurs frais d’internement. En effet, les internés n’ont pas droit aux soins gratuits dont bénéficient les anciens combattants malades ou mutilés. Les hommes mariés doivent en outre venir en aide à leurs épouses qui ne sont pas considérées comme des veuves à part entière et ne disposent donc pas de leur propre titre de pension. Ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants, les anciens combattants internés font en définitive l’objet de demi-mesures qui les pénalisent au quotidien.

Enfin, en suivant le parcours des anciens combattants internés après la guerre, j’ai pu montrer que le rétablissement de la paix s’accompagne d’un retour en arrière. L’asile est à nouveau la principale structure dédiée à la prise en charge de la maladie mentale. Avec le temps, l’implication des familles diminue et, les malades étant moins réclamés, la durée de l’internement s’allonge. Malades chroniques et souvent isolés, ces hommes sont durement frappés par la famine pendant la Seconde Guerre mondiale. Ma thèse a ainsi permis d’établir que leur statut de pensionnés militaires ne les a pas protégés contre les pénuries, en dépit des efforts de certaines associations d’anciens combattants qui ont tenté d’alerter le régime de Vichy. L’exemple de ceux qui restent internés après la Libération met en évidence les limites de la « révolution psychiatrique » car les nouveaux traitements ne suffisent pas à résoudre le problème de la chronicité, surtout chez les plus âgés, et la désaffiliation reste un obstacle majeur à la réinsertion sociale des malades. Les poilus pensionnés pour maladie mentale dont j’ai retrouvé la trace ont tous disparu à la fin des années 1970. Le dernier, Paul R., est décédé le 25 novembre 1975, soit quelques jours après l’anniversaire de l’armistice, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu (Rhône). Âgé de 82 ans, il avait passé 55 ans à l’asile.

Thèse d’histoire moderne, soutenue le 21 novembre 2015 à l’Université Lumière-Lyon 2

Jury : Mme Isabelle von Bueltzingsloewen (Université Lumière Lyon 2, directrice), M. Laurent Douzou (Institut d’Études Politiques de Lyon), M. Hervé Guillemain (Université du Maine), Mme Anne Rasmussen (Université de Strasbourg), M. Jean François Chanet (Institut d’Études Politiques de Paris)

Accéder en ligne : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2015/derrien_m#p=0&a=top

Notes

1 À Saint-Robert et Charenton, l’intégralité des dossiers de soldats internés entre 1914 et 1918 puis sortis, transférés ou décédés entre ces deux dates, ont été dépouillés. Pour Bron, le nombre de militaires et le classement alphabétique des dossiers m’a conduit à traiter un carton sur deux.

2 Ces dossiers renferment parfois des papiers et objets personnels. Les lettres adressées aux malades y sont également conservées, ainsi que celles qu’ils ont écrites mais qui, trop délirantes ou agressives, n’ont jamais été envoyées.

3 L’étude des diagnostics et des traitements montre une grande continuité entre les méthodes d’avant-guerre et celles appliquées pendant le conflit.

4 J’ai montré dans ma thèse pourquoi il est impossible d’avancer un chiffre précis à l’appui des archives disponibles.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Marie Derrien, « « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français de 1914 aux années 1980 », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=163

Auteur

Marie Derrien

LARHRA UMR 5190

derrien.marie@gmail.com

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