Introduction
L’espagnol du XIXe siècle est un terrain d’étude peu exploré, car il s’agit, d’après le mainstream théorique issu de la littérature diachronique en langue espagnole, d’une variante censée extrêmement proche de la nôtre et, en conséquence, dépourvue d’intérêt ou peu propice à des développements scientifiques. Malgré ce lieu commun, assez répandu, des recherches dont l’objectif est d’analyser linguistiquement cette période commencent à apparaître, comme le montrent les conclusions du colloque Una cercanía opaca (16-17 octobre 2014, Université Masaryk, Brno) :
para el español del siglo XIX ha habido hasta hace poco poca bibliografía y han existido grandes lagunas de conocimiento. El español del siglo XIX nos es familiar, cercano, pero contiene elementos que a primera vista se notan algo extraños, borrosos u opacos, y a veces no sabemos muy bien cómo interpretarlos y cómo ubicarlos en la complejidad de la diacronía del español [Buzek/Šinkova 2015 : 7-8].
La langue espagnole du XIXe nous est très familière, proche, ce qui semble suffire à justifier le manque d’intérêt des chercheurs en histoire de la langue pour cette période et à admettre que plus nous nous approchons de la période contemporaine, plus la production bibliographique est lacunaire en la matière (Buzek/Šinkova [2015 : 7]). La langue espagnole des autres périodes, si nous suivons cette logique, est plus à même de nous fournir un corpus d’analyse riche en phénomènes de tous ordres (orthographe, phonologie, phonétique, morphologie, syntaxe, sémantique, lexique…).
La citation commentée, rapportée des conclusions du colloque Una cercanía opaca, est un exemple reflétant ce nouvel intérêt pour la période. Depuis quelques années un groupe de chercheurs (Brumme [1995], Clavería [2016], Melis, Flores & Bogard [2003], Ramírez Luengo [2012], Štrbakova [2013] et Zamorano Aguilar [2012]) se penche sur cette diachronie proche afin de rassembler la documentation nécessaire à une meilleure interprétation des phénomènes propres à cette époque, qui sont proches, certainement, mais cependant pas totalement identiques de l’espagnol d’aujourd’hui.
Dans notre étude, que nous voulons inscrire dans la lignée de ce regain d’intérêt pour le XIXe linguistique, nous analyserons la langue espagnole du début du siècle en partant de deux contraintes auto-imposées. Nous réduisons notre terrain d’exploration au domaine de l’économie, et plus précisément à un texte produit par l’économiste français Jean-Baptiste Say (l’Epitomé) et traduit en langue espagnole. Nous nous focaliserons, par ailleurs, sur les faits linguistiques présents dans ce texte et ayant trait à la morphologie, sans perdre de vue que cet aspect de la langue est l’un de plus stables dans l’évolution linguistique, comme nous le fait remarquer la chercheuse et académicienne Paz Battaner Arias dans son étude sur le lexique socio-politique des années 1868-1873 :
Los estudios de los neogramáticos romanistas dejaron bien fijado para la lingüística general que la morfología de una lengua es relativamente estable en su evolución. La morfología es la relación más evidente entre las lenguas románicas y el latín. Al llegar a este punto de nuestro estudio hemos de concluir de la misma manera: no hay ninguna estructura morfológica nueva en el léxico político-social de los años 1868-1873, aunque sí hay algunos rasgos que conviene señalar como más representativos de este campo léxico [Battaner Arias 1977 : 213].
Afin d’aborder les sujets linguistiques qui nous intéressent, et ayant à l’esprit la problématique de la nouveauté et de la tradition dans la période étudiée, nous dresserons le portrait morphologique de la langue de l’économie en nous préoccupant essentiellement de trois aspects : la nature des dérivés et des bases lexicales de notre corpus, le rapport entre mots simples et mots composés au sein de la terminologie économique de l’époque et les procédés de suffixation de notre nomenclature. Avant de traiter des problématiques linguistiques, nous ferons une présentation du corpus d’analyse et expliquerons l’importance de la figure de Jean-Baptiste Say en langue espagnole dans le domaine de l’économie.
1. Présentation du corpus d’étude
Lorsque le domaine économique est évoqué, même dans les conversations les plus mondaines, il n’est pas rare que le nom d’Adam Smith soit cité. Aujourd’hui La Richesse de nations est probablement le seul ouvrage économique à faire partie de la culture populaire occidentale, ce qui pourrait nous amener à nous poser intuitivement la question suivante : ne serait-il plus judicieux d’analyser l’impact de cet ouvrage dans la langue économique espagnole du XIXe siècle ? Pourquoi choisir Jean-Baptiste Say, un économiste pratiquement oublié de nos jours ?
Dans l’Espagne du XVIIIe et du XIXe siècle, les travaux d’Adam Smith avaient circulé de manière plutôt confidentielle ou indirecte (Almenar & Lluch [2000 : 100]), en partie à cause de la censure opérée par l’Inquisition sur le Wealth of Nations (Lasarte [1975] et Schwartz [2000]), de l’étrangeté philosophique pour les lecteurs hispanophones d’un texte empreint d’utilitarisme et d’empirisme (Schwartz [1968 : 11]) et de l’absence de traduction complète et facilement accessible en langue espagnole (la première datant du XXe siècle !)1.
Toutes ces raisons et la présence assez récurrente des écrits de Jean-Baptiste Say dans la sphère publique de l’Espagne du XIXe siècle nous ont conduit à privilégier un corpus formé par les œuvres de cet économiste français.
1.1. L’importance de Jean-Baptiste Say pour la culture économique en langue espagnole
Dans l’histoire de tout domaine de spécialité il y a plusieurs moments d’éclosion intellectuelle qui comportent un changement visible, non seulement d’un point de vue disciplinaire mais également dans la matérialité de la langue employée pour la communication entre spécialistes. Dans le cas de l’économie, d’après les historiens de la pensée économique, l’arrivée de l’économie classique au XVIIIe siècle et sa constitution en tant qu’école hégémonique tout au long du XIXe (Almenar & Lluch [2000]) est un moment clé de ce changement. L’exemple le plus représentatif de ce mouvement est le livre fondateur de l’écossais Adam Smith, The Wealth of Nations, publié en 1776. Adam Smith se voit accompagné dans cette nouvelle voie de compréhension de l’économie par d’autres savants ou érudits de l’époque comme David Ricardo, Thomas Malthus et John Stuart Mill, tous des économistes anglophones, ou Etienne Bonnot de Condillac, Anne Robert Jacques Turgot, Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat, des économistes écrivant en langue française. L’école classique est une forme de compréhension de l’économie en opposition à l’école mercantiliste, qui avait régné durant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles avec ses différentes interprétations de la réalité économique (colbertisme en France, caméralisme dans les États allemands, commercialisme en Hollande ou en Angleterre, bullionisme dans la monarchie hispanique).
La naissance d’une nouvelle école n’a pas mécaniquement de répercussions dans la configuration linguistique d’un domaine disciplinaire. Cela étant dit, si la nouvelle théorie surgit au siècle des Lumières en plein milieu du débat encyclopédiste, il nous semble difficile d’imaginer que les théoriciens du domaine ne se posent pas la question de la refonte linguistique de la discipline. Dans ce sens, le philosophe Condillac, membre reconnu de l’école classique d’économie, nous aide à placer le débat dans le domaine de la langue :
Chaque science demande une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui sont propres. Il semble que l’on devrait commencer par faire cette langue ; mais on commence par parler et par écrire et la langue reste à faire. Voilà où en est la science économique […] C’est, entre autres choses, à quoi on se propose de suppléer [Condillac 1776/1966 : 247].
La citation, tirée de son ouvrage Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (publiée en 1776)2, illustre bien cet esprit de refonte linguistique du domaine économique, généralisée chez la plupart des économistes de l’époque, au moins pour ce qui concerne la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, période qui est l’objet de notre étude.
Dans ce contexte, il paraît logique que les membres de l’école classique montrent une volonté déterminée de changer les anciennes terminologies mercantilistes au bénéfice d’un langage plus éclairé, rendant quelque part leur démarche linguistique un peu surprenante aux yeux des observateurs de l’époque. C’est ainsi que nous pouvons interpréter L’homme aux quarante écus, ouvrage satirique du philosophe Voltaire dans lequel l’auteur ne manque pas de signaler les excès linguistiques de cette école.
Afin de comprendre cette supposée refonte linguistique, nous avons choisi d’étudier un membre français de l’école classique : Jean-Baptiste Say. L’auteur publie en annexe à la deuxième édition de son Traité d’économie politique (1814) un vocabulaire (l’Épitomé) établissant la liste de notions-clés de la nouvelle économie. Le Traité de l’économiste français aura une grande diffusion en Espagne3, si bien que l’on peut considérer la première moitié du XIXe siècle espagnol comme l’ère Say (Martín Rodríguez [1989 : 40]). Notre analyse de la nomenclature de l’Épitomé, dans les versions espagnoles de 1816 et de 1821, nous aidera à dresser le portrait morphologique nécessaire à la compréhension de possibles modifications opérées sur la langue espagnole à cette époque.
1.2. La nomenclature espagnole de l’Épitomé de Jean-Baptiste Say
L’objet de notre étude est la liste complète des équivalents de traduction proposée par deux traducteurs espagnols dans la partie annexe du Traité d’économie politique, connu sous le nom Épitomé des principes fondamentaux de l’économie politique4.
Le premier traducteur étudié, l’économiste Manuel María Gutiérrez, propose en 1816 une version espagnole de l’Épitomé, tirée de la deuxième édition française du Traité. La particularité de la publication espagnole est de se présenter dans un volume édité séparément, contrairement à l’ouvrage de Jean-Baptiste Say, édité conjointement dans un seul volume à Paris par la maison Renouard en 1814. Voici la liste de mots de la traduction espagnole5 :
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Termes en rapport avec la richesse et la circulation des richesses (dans l’original espagnol La naturaleza y circulación de las riquezas) : propiedad, riqueza, valor de las cosas/valor permutable/valor apreciable, valores, precio, cantidad demandada, cantidad ofrecida, circulación, utilidad, producto, producto inmaterial, mercadería, género, cambios, moneda, metales preciosos, mercado, salidas.
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Termes en rapport avec la production (la producción, en espagnol) : producción/producir, reproducción, agentes de la producción, servicios productivos, máquinas, industria, facultades industriales, trabajo, formas productivas, capital, capital fixo, acumulación/acumular, capital improductivo, tierras, fondos en tierras, agricultura/industria rural, manufacturas/industria fabril, comercio/industria mercantil, comercio interior, comercio exterior, derechos de entrada, comercio de transporte, especulador/especulación, balanza de comercio, importación, exportación, productor, industrioso, sabios, empresarios de industria, labrador, arrendador, fabricante, negociante, mercader, obrero, capitalista, propietario territorial, fondo, gastos de producción, distribución de los valores, ganancias, renta, salario, empréstito, préstamo, interés, crédito, arriendo, renta de la tierra.
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Termes en rapport avec la consommation (el consumo, dans l’original espagnol) : consumo/consumir, consumidor, impuesto, materia imponible, contribuyente, empréstito público.
La deuxième traduction étudiée est celle de Juan Sánchez Rivera, publiée à Madrid en 1821 à partir de la quatrième édition du Traité (Paris, Déterville, 1819). Voici la nomenclature contenue dans la partie annexe de la traduction espagnole :
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Termes en rapport avec la richesse et la circulation des richesses (dans l’original espagnol La naturaleza y circulación de las riquezas) : propiedad, riqueza, valor de las cosas/valor permutable/valor apreciativo de las cosas, valores, cambios, cantidad pedida, cantidad ofrecida, precio, carestía/baratura, circulación, utilidad, producto, producto inmaterial, mercancía, género, moneda o agente de la circulación, metales preciosos, mercado, salidas.
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Termes en rapport avec la production (La producción, en espagnol) : producir/producción, reproducción, agentes de la producción, facultades productivas, servicios productivos, máquinas, industria, facultades industriales, trabajo, formas productivas, capital, capital fijo, acumulación/acumular, capital improductivo, tierras, fondos en tierras o terrazgos, agricultura/industria agrícola, manufactura/industria fabril, comercio/industria comercial, comercio interior, comercio exterior, derechos de entrada, comercio de transporte, especulador/especulación, balanza de comercio, importación, exportación, productor, industrioso, sabios, empresarios de industria, cultivador, arrendador, fabricante, negociante, mercader, obrero, capitalista, propietario territorial, fondo, gastos de producción, distribución de los valores, ganancias, renta, producto neto/producto en bruto, salario, préstamo, empréstito, interés, crédito, arriendo, renta de la tierra.
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Termes en rapport avec la consommation (El consumo, dans l’original espagnol) : consumo/consumir, consumidor, impuesto, materia imponible, contribuyente, empréstito público.
Les deux listes dressées coïncident dans la plupart des cas, à l’exception de dix équivalents de traduction répertoriés dans le tableau suivant :
Traité / Épitomé |
Traduction de 1816 (Gutiérrez) |
Traduction de 1821 (Sánchez Rivera) |
Agriculture ; industrie agricole |
Agricultura : industria rural |
Agricultura, o industria agrícola |
Commerce ; industrie |
Comercio : industria mercantil |
Comercio, o industria comercial |
Cultivateur |
Labrador |
Cultivador [agricultor] |
Emprunt |
Préstamo |
Empréstito |
Fonds |
Fondo |
Fondos |
Fonds de terre |
Fondo en tierras |
Fondos en tierras, o terrazgos |
Marchandise |
Mercadería |
Mercancía |
Prêt |
Empréstito |
Préstamo |
Quantité demandée |
Cantidad demandada |
Cantidad pedida |
Valeur des choses, valeur échangeable, valeur appréciative des choses |
Valor de las cosas. Valor permutable, valor apreciable |
Valor de las cosas. Valor permutable, valor apreciativo de las cosas |
Nous avons ici un corpus d’étude composé de 133 unités lexicales. Ce chiffre est le résultat de l’addition de la nomenclature de l’Épitomé espagnol et des variantes de traduction constatées, ainsi que d’une opération d’isolement des unités permettant non seulement l’étude en bloc de lexies simples et complexes, mais aussi la compréhension de la structure interne des unités à structure compositionnelle. Pour ce faire, nous avons ajouté au chiffre issu mécaniquement du décompte initial, à partir des termes définis, un autre provenant de la séparation des éléments dans les structures complexes. Nous analysons ainsi une lexie complexe comme industrie agricole dans deux optiques : en tant que bloc unitaire, d’après les deux équivalents proposés par les traducteurs, industria agrícola et industria rural ; et en tant qu’éléments isolés, d’une part, industria et, de l’autre, agrícola et rural.
2. Tendances morphologiques de la langue de l’économie
En comparant l’examen de suffixes les plus productifs en langue espagnole dans une optique synchronique, étude récemment faite par la nouvelle grammaire de l’Académie Royale de la langue [NGLE 2009], avec la situation dans notre corpus, nous constatons que les formations décrites pour le moment présent sont très semblables aux exemples trouvés dans les textes du XIXe siècle. Nous ne serons pas surpris de découvrir dans le texte étudié (deux traductions du français vers l’espagnol du début du XIXe siècle) des proximités morphologiques entre la langue source et la langue cible du fait d’une histoire linguistique partagée de longue date, du fait notamment de leur origine latine commune.
L’existence de tendances générales bien installées est la norme et les usages surprenants ou déviants ont très peu de place dans les textes étudiés. Nous ne serons confrontés, en conséquence, ni à de nouvelles formes de suffixation, comme indiqué par Battaner Arias [1977], dans notre citation de l’introduction, ni à des phénomènes morphologiques (d’ordre catégoriel ou structurel) d’un degré d’innovation avéré. En revanche, nous pouvons dégager grâce à l’analyse des données de notre corpus une série de généralités dans la formation morphologique, ce qui permet d’éclairer l’état de la langue au XIXe siècle. Les tendances seront, d’une part, en lien avec la nature grammaticale des dérivés et de leurs bases lexicales et, de l’autre, en lien avec la structure des termes et de leurs composants.
Sans vouloir interpréter directement nos résultats en termes de pure productivité, nous voudrions proposer une réflexion qui permet l’exploration d’un patron en lien avec la langue de spécialité étudiée : l’économie. C’est pourquoi nous essayons à la fin de cet article de proposer un décryptage de notre étude qui se fonde sur un possible portrait de l’unité assimilée par la langue économique. Ce portrait servirait à nous orienter, à partir des tendances, vers un possible candidat-type à une implantation réussie dans le domaine terminologique étudié.
2.1. Nature du dérivé et de la base lexicale
Le premier trait à retenir de l’étude de nos 133 unités lexicales est en lien avec la catégorie grammaticale des mots : 109 noms, 21 adjectifs et 3 verbes. Le groupe le plus important est le nom substantif (dont un peu plus de la moitié de genre masculin, 60 %), suivi des adjectifs et, enfin, des verbes, comme le montre le graphique 1.
Graphique 1. Distribution morphologique en fonction de la nature grammaticale.
La situation décrite par notre graphique de distribution grammaticale, une présence dominante de la catégorie nominale par rapport aux autres parties du discours, peut répondre aux besoins dénominatifs des textes de spécialité, et notamment aux contraintes de référencialité imposées par le discours techno-scientifique. Dans ce sens, le texte économique analysé dans notre corpus confirmerait cette hypothèse, donnant une prépondérance aux entrées comportant une unité lexicale d’ordre substantif.
La deuxième caractéristique qui se dégage de notre analyse concerne l’origine lexicale de dérivés. Les bases lexicales sont pour la plupart des verbes et, dans une moindre proportion, des substantifs et des adjectifs. Les verbes sont à l’origine de trois formations sur quatre de notre corpus. La première conjugaison et les verbes transitifs sont les catégories les mieux représentées dans nos exemples, atteignant dans les deux cas des pourcentages supérieurs à 70 %, comme indiqué dans les graphiques 3 et 4.
Graphique 2. Distribution morphologique des dérivés.
Graphiques 3 et 4. Morphologie verbale
Une interprétation mécanique de la morphologie du dérivé, à partir de la base lexicale, en tenant compte, d’une part, des liens sémantiques entre les unités d’origine verbale et la catégorie nomina actionis (acumular>acumulación ‘action d’accumuler’, producir>producción ‘action ou effet de produire’) et, d’autre part, entre les unités d’origine adjectivale et les nomina qualitatis (útil>utilidad ‘qualité d’être utile’), nous conduit à constater la présence majoritaire des interprétations du dérivé comme d’« action et effet » (« acción y efecto » dans la terminologie classique espagnole). La nomenclature de l’Épitomé de Jean-Baptiste Say en langue espagnole, comme d’ailleurs en langue française, rassemble principalement des unités de ce type dans le cadre des formations par dérivation.
2.2. Mots simples vs. mots composés
Une autre caractéristique du corpus analysé est en lien avec la structure formelle de la terminologie étudiée. Les unités simples, comportant un seul composant (du style capital, circulación), sont légèrement majoritaires dans notre corpus (60 %). Les unités composées, comportant plus d’un élément lexical dans leur structure (comme balanza de comercio, comercio exterior), sont aussi présentes, mais dans une moindre mesure (40 %).
Graphique 5. Structure formelle des unités lexicales
En voici la liste exhaustive de unités composées, classées par type structurel :
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Nom+Adjectif : agentes naturales, cantidad demandada, cantidad ofrecida, cantidad pedida, capital fixo/fijo, capital improductivo, comercio exterior, comercio interior, consumos privados, consumos públicos, contribuciones públicas, empréstito público, facultades industriales, facultades productivas, formas productivas, industria comercial, industria fabril, industria mercantil, materia imponible, metales preciosos, producto inmaterial, producto neto, propiedad territorial, propietario territorial, servicios productivos, valor permutable, valor apreciable, valor apreciativo.
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Nom+prép de+Nom : balanza de comercio, comercio de especulación, comercio de transporte, derechos de entrada, empresarios de industria, gastos de producción.
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Nom+prép de+Article+Nom : agente de la circulación, agentes de la producción, balanza del comercio, distribución de los valores, renta de la tierra, valor de las cosas.
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Nom+prép en+Adjectif ou Nom : fondos en tierras, producto en bruto.
Graphique 6. Distribution formelle des unités composées
Si nous analysons la situation décrite à la lumière des études sur la formation actuelle des terminologies des sciences humaines et sociales, nous serons surpris. Les descriptions pour ces domaines de spécialités, dont l’économie ferait partie, propose un déséquilibre dans le sens inverse : les terminologies diatechniques en économie (de Hoyos [2005], Gómez de Enterría & Gallardo San Salvador [2009]) et dans les sciences juridiques (Martí Sánchez [2004]) s’organisent sur une base plurilexicale.
Dès l’observation de notre corpus du XIXe siècle nous pouvons uniquement conclure que la tendance à l’inflation syntagmatique, propre à la terminologie d’aujourd’hui, n’est pas encore consolidée. Une présence à hauteur de deux-cinquièmes suggère un début d’implantation, qui annonce un grand succès à venir, mais qui n’est pas encore confirmé.
Une autre leçon à tirer de notre panorama formel est inscrite dans la distribution des proportions au sein des unités composées. Les mots composés à partir du patron N+Adj sont majoritaires, tandis que la structure prépositionnelle, malgré sa diversité (N+de+N, N+de+Art+N, N+en+N), est moins représentée (43 %, en additionnant les trois patrons compositionnels). Nous sommes loin, en conséquence, du moule terminologique (N+de+N) généralisé de nos jours, véritable patron lexicogénétique des langues de spécialité au XXIe siècle.
2.3. Suffixation
Dans notre travail nous avons isolé 18 suffixes, dont la plupart ne rentrent que dans la formation d’approximativement la moitié des termes de notre corpus. Nous en dressons ici la liste exhaustive en ajoutant un échantillon d’exemples par catégorie :
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-ario : salario, empresario, propietario
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-azgo : terrazgo
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-ble : imponible, permutable, apreciable
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-ción : acumulación, circulación, contribución, distribución, especulación, exportación, importación, producción, reproducción
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-dad : propiedad, utilidad
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–suffixes vocaliques (-e, -o) : transporte ; arriendo, cambios, comercio, consumo, gastos, trabajo
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-nte : agente, comerciante, contribuyente, fabricante, negociante
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-eza : riqueza
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-ía : carestía
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-ista : capitalista
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-ivo : apreciativo, improductivo, productivo
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-al : comercial, industrial, inmaterial, territorial
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-il : fabril, mercantil
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-ncia : ganancia
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-or/-er/-ero : agricultor, arrendador, consumidor, cultivador, especulador, labrador, mercader, obrero, productor
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-oso : industrioso, precioso
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-ura : baratura
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dérivés participiaux : entrada, impuesto, producto
Graphique 7. Production suffixale de l’Épitomé en langue espagnole
Douze parmi les dix-huit suffixes recensés (-ario, -ista, -oso, -ncia, -ía, -azgo, -eza, -dad, -ura, -il, -ivo, -ble) concourent à la formation d’un peu moins de la moitié des dérivés étudiés. Les six suffixes restants (-ción, suffixes vocaliques, derivados participiales, -dor, -nte et -al) rentrent dans la formation de l’autre moitié lexicale du corpus. Nous constatons, comme cela peut se vérifier dans le graphique 8 consacré à la distribution en pourcentage, qu’un déséquilibre se dégage entre suffixes productifs et suffixes à faible rendement. Les suffixes tels que -ario, -ista, -oso, -ncia, -ía, -azgo, -eza, -dad, -ura, -il, -ivo, -ble participent, dans le meilleur de cas, à moins de 5 % de la créativité lexicale du domaine économique. En revanche, les suffixes à forte présence, tels que -ción, les suffixes vocaliques, les derivados participiales, -dor, -nte et -al, se placent toujours au-delà de ce pourcentage, pouvant atteindre des proportions entre 7 % et 14 %.
Graphique 8. Production suffixale en pourcentage
Un regroupement de catégories est possible en fonction de la sémantique des formants. -dor, -nte, -ario, -ista, -oso peuvent être rapprochés grâce au trait sémantique ‘profession, métier’, comme dans les exemples suivants : cultivador, negociante, empresario, capitalista, industrioso. Ce rapprochement permet d’observer que la morphologie des professions est la plus présente dans la créativité lexicale de l’Épitome ; elle compte pour presque un tiers des formations du corpus (31 %) et dépasse de loin les autres formants (14 % pour -ción, 12 % pour les suffixes vocaliques, les autres suffixes comptant pour moins de 10 %).
Conclusion
Si nous essayons de répondre au titre de notre contribution dans cette partie finale, nous pourrions avancer que le portrait morphologique issu des données étudiées dans la nomenclature de l’Épitomé de Jean-Baptiste Say permet de dégager quelques généralités sur les termes intégrés dans le domaine économique au début du XIXe siècle en langue espagnole. Primo, un candidat à une implantation terminologique réussie dans le domaine à cette époque sera caractérisé par une structure formelle simple, plutôt que par une forme complexe. Secundo, parmi les mots simples, nous constatons une prédilection pour le nom substantif masculin, dérivé d’une base verbale (appartenant généralement à la 1ère conjugaison), dont la morphologie est sémantiquement liée aux nomina actionis (notamment les dénominations professionnelles). Tertio, lorsque le recours aux formes complexes est choisi, il s’avère que la structure pluriverbale majoritairement utilisée est la suite N+Adj (ex. : comercio exterior, producto neto, valor permutable).
D’un point de vue morphologique, l’Épitomé de Jean-Baptiste Say dans les versions espagnoles de l’époque ne nous permet pas d’orienter nos conclusions vers une extrême créativité, pas du moins d’un point de vue quantitatif. Les patrons analysés, au moins pour les généralités constatées, correspondent aux traits consolidés par la langue espagnole du XIXe siècle.
Suite à cette affirmation, en revanche, nous pourrions être surpris de lire l’opinion de l’historien de la langue française (valable aussi pour l’espagnol), Ferdinand Brunot, sur la façon de manier la langue par les économistes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle,
Pour comprendre comment le jargon économique a paru à beaucoup si insupportable, il faut d’abord considérer avec quelle infatigable persévérance Quesnay et les siens ont répété certaines formules. [...] Et produit net est suivi d’une queue d’autres expressions, comme une oriflamme d’étendards, tous voyants et criards : Richesses disponibles, avances primitives, reprises annuelles, ordre naturel, justice par essence, etc. […] Pédants, ils l’étaient et voulaient l’être, estimant qu’à paraître en tenue de laboratoire, ils gagnaient non seulement des commodités, mais de la considération, ou, pour me servir d’un de leurs mots, une « mise en valeur » [Brunot 1966 [1930] : 55-56].
Il y a des innovations dans le corpus analysé (à parts égales en français et en espagnol), car une nouvelle science (l’économie politique) était en train d’émerger, notamment dans le débat public, et avait besoin de se démarquer du langage du droit ou d’autres domaines de spécialité. Ces innovations étaient tirées de sources familières aux locuteurs de l’époque, rendant les éventuelles nouveautés dans le cadre des tendances intégratives de la langue, en cohérence avec leurs propres diachronies. Les traits généraux, tirés de notre corpus, tiennent leur origine soit de la tradition de la langue espagnole, soit d’adaptations de la langue française, ce qui pourrait renvoyer dans les deux cas à une autre généalogie, celle des langues romanes.
De notre point de vue, et malgré la mauvaise presse de linguistes comme Brunot, l’équilibre entre tradition et nouveauté est une affaire plus commode au XIXe siècle que de nos jours. Le partage d’une structure linguistique d’origine latine dans le couple français-espagnol (le français exerçant une forte pression néologique sur l’espagnol) et la présence pas encore lointaine au XIXe d’une vaste culture néolatine (le latin était encore connu et étudié par les élites de tous les pays du monde occidental) permettaient un rapport à la nouveauté qui puisait dans des sources communes, donc, dans la tradition. Le sentiment d’étrangeté était, en conséquence, moindre, de notre point de vue de chercheur du XXIe siècle, malgré les affirmations assez maximalistes sur le jargon économique de l’époque, qui considéraient insupportable la néologisation dont il faisait l’objet.