L’onomasiologie comme principe constituant de la néonymie diachronique

DOI : 10.35562/elad-silda.272

Abstracts

La démarche onomasiologique se prête bien à la découverte et à l’analyse de la néologie scientifique et technique historique. Puisqu’elle englobe l’ensemble d’un vocabulaire en constitution, elle permet de dégager les grands mouvements du lexique spécialisé. Après un passage en revue des attitudes à l’égard de l’onomasiologie en terminologie et en néologie, l’article présente l’analyse de la description de la fleur et du fruit de l’abricotier dans quatre dictionnaires encyclopédiques du XVIIIe siècle, qui fait ressortir, au-delà de la néologie, l’émergence d’une langue de spécialité scientifique.

Onomasiology is an appropriate methodology for discovering and analysing historical scientific and technical neology. Since it encompasses the whole of a changing vocabulary, it brings out the overall tendencies of lexical change. Firstly, attitudes toward onomasiology in terminology and neology are reviewed, before proceeding to an analysis of the description of the apricot tree in four French encyclopaedic dictionaries of the eighteenth century. This onomasiological demonstration sheds light on how French developed academic discourse in botany, above and beyond neology.

Index

Mots-clés

néologie diachronique, néonymie, onomasiologie, botanique, langue de spécialité, dictionnaire

Keywords

diachronic neology, neonymy, onomasiology, botany, language for special purposes, dictionary

Outline

Text

Introduction

Depuis plus d’une décennie maintenant la néologie des langues de spécialité, ou néonymie, s’ouvre à la dimension diachronique. Des colloques sur l’émergence des sciences exprimées en langue vernaculaire à la sortie du Moyen-Âge (en particulier Bertrand et al. (éds.) [2007] et Selosse (éd.) [2007] ont thématisé la création de nouvelles terminologies dans les disciplines concernées (médecine, botanique et bien d’autres). Plus près de nous dans le temps, Pascaline Dury [2005, 2007, 2008a, 2008b] préconise la prise en compte de la néologie dans le processus d’appropriation d’un nouveau domaine d’études. À son avis, les étudiants qui débutent dans un champ d’étude donné comprendraient mieux les enjeux de leur nouvelle discipline s’ils ont été initiés à son évolution terminologique. Avec Aurélie Picton (Dury & Picton [2009]), elle envisage des méthodes permettant de suivre dans le temps cette évolution néologique disciplinaire en exploitant des corpus de différentes natures.

La recherche en néologie terminologique diachronique est caractérisée par une double appartenance : elle fait appel aux méthodes de la néologie et de la terminologie. Or, celles-ci sont multiples, voire foisonnantes, car ces deux domaines d’étude sont récents, et des choix s’imposent. Parmi ceux-ci, le rôle de l’onomasiologie mérite d’être réexaminé, car cette dernière permet une recherche systématique et raisonnée de l’émergence des terminologies scientifiques et techniques. L’idée de l’onomasiologie est antérieure à la terminologie, et relève historiquement de la philologie comparée allemande1, puisque le premier texte à proposer et à illustrer la démarche (Zauner [1902]) est une comparaison des noms des différentes parties du corps dans les langues romanes : l’auteur examine tour à tour les différentes parties du corps afin de comprendre comment les différentes langues romanes les nommaient, et d’expliquer les glissements sémantiques. La doctrine de l’onomasiologie est résumée par Quadri [1952], toujours dans une optique philologique. Eugen Wüster [1985 : 1], premier théoricien de la terminologie, considère que le point de départ de sa méthodologie est le concept («ausgehen von den Begriffen»), c’est-à-dire qu’il postule la primauté de l’onomasiologie. Longtemps invoquée comme méthode spécialement adaptée à la terminologie, et qui distinguait celle-ci de la linguistique générale, à orientation plutôt sémasiologique (Myking [2001]), l’onomasiologie a fini par se trouver minorisée dans ce contexte, à la faveur de méthodes fondées sur l’exploitation de corpus textuels. Partant de l’hypothèse que les implications de l’onomasiologie ont été mal comprises par de nombreux terminologues, cet article plaidera pour sa prise en compte comme un des principes constituants de la néologie terminologique diachronique. Il cherchera à expliquer brièvement pourquoi l’onomasiologie a été abandonnée en terminologie et à justifier, au moyen d’exemples, sa pertinence dans le cadre de la diachronie. Il l’illustrera enfin en analysant un corpus lexicographique de la botanique française du XVIIIe siècle.

1. L’onomasiologie comme principe de terminologie

La néologie a joué un rôle important dans l’histoire de la jeune discipline qu’est la terminologie, surtout dans les pays francophones, où elle a été associée à des questions d’aménagement linguistique. Le premier manuel universitaire de terminologie de langue française a été rédigé dans le contexte du rééquipement du français en tant que langue scientifique et technique dans le cadre de la politique linguistique au Québec, et néologie, dans ce contexte, était bien le maître mot. Son auteur, Guy Rondeau [1984], distinguait entre « néologie » pour la langue générale et « néonymie » comme spécifique à la terminologie. Cette distinction n’a pas fait l’unanimité des terminologues, mais comme élément de métalangage, néonyme représente une synthèse utile. En dehors de la francophonie, la terminologie, et l’étude des langues de spécialité plus généralement, se sont d’abord développées dans les pays de langue allemande et dans ceux qui se servaient de l’allemand comme langue véhiculaire (Europe centrale, Scandinavie). Cette émergence a été à la fois pratique et théorique, mais dans les deux cas, le principe constituant a été l’onomasiologie : on commence par le concept pour arriver au mot ou aux mots qui le dénomment. C’est la démarche pratiquée par Alfred Schlomann, qui, à partir de 1905, rédige de multiples dictionnaires technique plurilingues (Schlomann Lowe & Wright [2006]). C’est également celle de Wüster, comme nous l’avons vu. Il publie dès le début des années 30 une thèse sur la terminologie de l’électrotechnique (Wüster [1932]), considérée par certains (Weisgerber [1958] notamment) comme la première étude de linguistique appliquée. Or, la démarche onomasiologique s’imposait : Schlomann comme Wüster étaient ingénieurs de formation, et ils partaient de leurs connaissances des domaines, visant l’exhaustivité conceptuelle des sujets traités, la prise en compte simultanée de plusieurs langues et l’harmonisation internationale des terminologies. Ces efforts aboutiront, grâce à l’impulsion de Wüster, à la mise en place d’instances de normalisation terminologique, d’abord dans le cadre de l’ISA, ancêtre de l’ISO2. Dans tous ces contextes, l’approche passe obligatoirement par le concept pour arriver à des dénominations. Mais depuis cette époque, la terminologie a beaucoup évolué, et les terminologues ne sont pas les mêmes non plus. Ce sont aujourd’hui ce que les Canadiens appellent des langagiers, c’est-à-dire des linguistes, généralement formés à la traduction et à la linguistique de corpus, qui conçoivent et qui alimentent les banques de données terminologiques. Pour ces nouveaux terminologues-linguistes, l’accès aux concepts spécialisés se fait nécessairement par le biais des termes qu’ils relèvent dans les textes, c’est-à-dire qu’ils appréhendent les concepts par les mots ou les groupes de mots qui les expriment, la définition même de la sémasiologie. Ce tournant a été admirablement bien documenté dans la thèse d’Uzoma Chukwu [1993], qui souligne la nécessité de mettre au point des techniques d’analyse linguistique afin d’identifier les termes dans un texte, préalable de toute extraction et de toute confection de dictionnaires. L’essor de la linguistique de corpus a fourni les moyens de ces ambitions, et a permis un nouveau rapprochement de la terminologie et de la linguistique. En même temps, l’onomasiologie, associée à la normalisation et à la politique linguistique, se voyait de plus en plus abandonnée dans le cadre des études linguistiques ou de langues vivantes. Pour les praticiens de la terminologie à orientation linguistique, l’onomasiologie était perçue comme une démarche « hors sol », où les termes n’étaient pas étudiés dans leur contexte, où l’on faisait abstraction de la variation, question clé de la terminologie de la dernière décennie, et où on privilégiait l’analyse conceptuelle aux dépens de celle de la langue utilisée. Au terme d’une analyse des différentes pratiques terminologiques, Aurélie Picton [2009 : 49-50] formule deux griefs principaux :

  • […] il ne s’agit pas de décrire l’évolution de concepts connus a priori (élément central si l’on souhaite entreprendre une démarche onomasiologique), mais d’identifier les concepts susceptibles d’avoir évolué.

  • […] le fait qu’adopter une démarche textuelle, sémasiologique, implique de considérer le concept comme un construit et non pas comme une entité préexistante.

Nous reprendrons ces deux objections dans les analyses qui suivent, mais avant d’aller plus loin il convient de signaler que l’auteure traite comme synonymes démarche textuelle et sémasiologique, que nous souhaiterions au contraire bien distinguer.

Les définitions de l’onomasiologie sont très diverses. Celle de Sager [1990 : 27], à laquelle Picton fait allusion, est de toute evidence bien trop restrictive :

In reality the onomasiological approach only characterises the scientist who has to find a name for a new concept (an invention, a new tool, measurement, etc.); the terminologist, like the lexicographer, usually has an existing body of terms to start with. Only rarely is a terminologist involved in the process of naming an original concept.

Cet avis va à l’encontre de la pratique des pionniers philologues de l’onomasiologie, qui n’envisageaient pas l’acte de nomination comme faisant partie de l’analyse qu’ils préconisaient.

Plus récemment, d’autres courants de pensée reprennent la définition d’« onomasiologie ». Elle fait encore partie des préoccupations de certains linguistes terminologues comme Philippe Thoiron et Henri Béjoint [2010 : 111], qui parlent

[d’]une discipline de la linguistique qui étudie les termes ou les mots dans les systèmes qui les organisent, ou les différentes façons dont ces termes sont créés et distribués3, qui est donc amenée à mettre l’accent sur les variations interlinguistiques ou inter-variétales des mots qui dénomment une même réalité

soit une prise en compte de l’onomasiologie dans le cadre d’une démarche globale. C’est sans doute la linguistique cognitive qui a le plus œuvré pour réhabiliter l’onomasiologie, surtout dans une perspective diachronique. Comme le dit Andreas Blank [2003 : 37] :

Recent issues in diachronic lexical semantics have shed a new light on an old-fashioned linguistic description, i.e. onomasiology.

De même, la linguistique cognitive intègre la paradigmatique onomasiologique, qui se préoccupe de l’organisation du « matériel » conceptuel par rapport aux lexies en tant qu'éléments de l’inventaire du lexique et sur les relations qui unissent les concepts exprimés (relations cognitives) (Koch [2005]). Entre 2000 et 2011, Joachin Grzega a animé une plate-forme d’études onomasiologiques, Onomasiology Online4, qui comporte encore de très nombreuses ressources et qui documente la réémergence de cette méthodologie dans une perspective cognitiviste.

L’onomasiologie est donc de nouveau en mesure de proposer une méthodologie pour les études diachroniques. Comment alors la conjuguer avec celles de la néologie ? La linguistique anglaise, qui ne s’était jamais beaucoup préoccupée de néologie, fait appel à l’onomasiologie pour rendre compte des étapes de l’intégration de la néologie, qu’elle conçoit en termes de lexicalisation et d’institutionnalisation :

Lexicalization and institutionalization must necessarily be investigated from an onomasiological perspective. New referents and the disappearance of old ones, together with de-institutionalization, must be considered from the perspective of words functioning as more or less item-familiar NUs. [Lipka et al. 2004 : 12].

En outre, la lexicographie n’a jamais complètement abandonné l’onomasiologie : les dictionnaires picturaux ont toujours occupé un créneau reconnu (Pruvost [2006]).

La linguistique française, pour sa part, est également tributaire d’une autre tradition qui associe sous une forme certes moins directe la néologie spécialisée et l’onomasiologie. Il s’agit de la lexicologie historique propulsée par Georges Matoré et ses élèves. D’abord plutôt social d’orientation, ce courant s’est illustré par les études de la création des vocabulaires spécialisés, ceux des chemins de fer en France (Wexler [1955]), de la médecine (Quemada [1955]), sans oublier les deux thèses de Guilbert [1965, 1967] sur l’aviation et l’aéronautique. Ces études sont onomasiologiques dans la mesure où leurs auteurs visent à rendre compte de la mise en place de tout un vocabulaire spécialisé.

L’étude du champ sémantique de navigation aérienne a permis d’étudier comment des concepts nouveaux pouvaient être désignés par un transfert de signification d'une sphère d’activité déjà ancienne, l’aérostation, à une sphère nouvelle en voie de création, l’aviation. L’apparition du signe aviation pose le problème de la création d’un signe nouveau et de la formation du champ sémantique dont il devient le centre. [Guilbert 1965 : 71].

Elles le sont moins pour la méthode, puisqu’elles ne partent pas d’une approche systématique fondée sur l’extralinguistique, mais plutôt d’un dépouillement de sources spécialisées ou semi-spécialisées. Cette démarche mixte rappelle celle préconisée par Guilbert [1973] en ce qui concerne l’opposition entre synchronie et diachronie : en matière de néologie, c’est une panchronie qui s’impose. De même, il est probable que les études de néologie diachronique doivent s’appuyer sur une exploitation conjointe d’onomasiologie et de sémasiologie selon la nature du chantier en cours. Pour l’instant, toutefois, nous nous limitons aux aspects onomasiologiques.

Une dernière raison, celle-ci purement extralinguistique, mérite d’être évoquée pour clore la liste de motifs : les inventeurs eux-mêmes adoptent une démarche qui est onomasiologique dans la mesure où ils cherchent à nommer leurs créations. À l’historien de la langue et des sciences de reconstituer le cheminement.

2. L’onomasiologie comme méthodologie des datations

L’apport de l’onomasiologie à la néologie diachronique peut être mesuré à l’aune de l’évolution du regard qu’on pose sur une de ses manifestations lexicographiques traditionnelles, celle des datations. Parmi les informations fournies systématiquement par les dictionnaires monolingues français figure la première attestation, l’acte de naissance en quelque sorte, du mot en question. Lors de la préparation du Trésor de la langue française, grand dictionnaire patrimonial du XXe siècle, une équipe de professionnels et de bénévoles contribuaient à des volumes de datations, étape préliminaire de l’inclusion dans le dictionnaire. Étant donné que le dictionnaire devait couvrir toute la langue, la collecte se faisait au hasard des lectures des contributeurs. En 1994, donc vers la fin de ce grand chantier, Terence Wooldridge [1990-1991] faisait remarquer qu’en consultant des sources spécialisées, il arrivait sans peine à reculer la date de première apparition de nombreux mots plus ou moins techniques. En poursuivant cette stratégie on arrive à la conclusion que la meilleure façon de déterminer la date de la première occurrence d’un mot est de retrouver les textes contemporains qui documentent l’ensemble de l’innovation en question. Cette démarche est illustrée par les efforts de documenter l’invention de l’enregistrement sonore au XIXe siècle [Humbley 1994, 2011], qui s’appuient sur les textes de l’époque où figurent les dénominations des principes, des méthodes et des éléments de l’invention.

Cette application de l’onomasiologie à la datation n’est pas la voie de la facilité, car la méthodologie reste à préciser. Il n’est pas inutile de résumer ici deux des principales difficultés rencontrées dans ce cas précis. La première est la perception de la réalité historique, qui est généralement bien plus complexe qu’on ne le pense. Documenter l’invention de l’enregistrement sonore, quoique bien moins complexe que celle de la photographie par exemple, n’a pourtant rien de simple. On parle généralement de l’invention au singulier, comme la manifestation la plus évidente d’une innovation scientifique ou technique, mais en réalité elle prend rarement la forme d’un événement unique. Dans le cas qui nous concerne, c’est bien Thomas Edison qui a, le premier, réalisé une machine capable de reproduire les sons, et c’est donc logique que la documentation de la néologie en anglais se fonde sur les archives de la fondation Edison et sur les répercussions dans la presse américaine de 1877, et que celle du français s’appuie sur les articles de la presse française consacrés à sa présentation à l’exposition universelle à Paris l’année suivante. Mais cette même année a vu l’ouverture du pli cacheté déposé par le poète Charles Cros à l’Académie des sciences, qui exposait les principes de la reproduction sonore, rédigé sans connaissance des travaux de l’Américain. Double invention ? Triple, en réalité, car un imprimeur et scientifique autodidacte, Scott de Martinville, avait déjà en 1851 fait la démonstration d’une méthode de transcrire les ondes sonores sur des plaques, transcriptions qui ont dû attendre l’an 2000 pour que l’informatique nous permette de les écouter. Faut-il, en plus, se limiter aux réalisations ? Avant Charles Cros, le photographe Nadar avait déjà anticipé cette invention, en créant un néologisme qui devait devenir le mot habituel : phonographe, première attestation de ce mot en tant qu’hapax dans le Trésor de la Langue française informatisé (TLFi5). L’existence du mot ne signifie pas celle de la chose. La première étape de la méthodologie doit donc consister en la constitution d’un corpus qui reflète la réalité historique, ce qui implique une bonne connaissance des méthodes de l’historien. La seconde est l’application des principes onomasiologiques. Dans le cas de la reproduction sonore, il s’agit de rechercher les expressions qui désignent les principes et le fonctionnement de l’appareil, des parties de l’appareil et de son exploitation, c’est-à-dire les mêmes informations que pour réaliser la terminologie de l’invention. La prise en compte des dessins est certainement importante dans la conceptualisation de l’invention dans les technologies, mais elle est encore peu exploitée par les linguistes.

La méthode en est encore aux tâtonnements : les résultats, en revanche, sont encourageants, car grâce à cette approche globale, on obtient non seulement des datations fiables mais aussi une vision à la fois plus complète et plus nuancée de l’ensemble de la néologie. Le premier enseignement est que la néologie d’une nouvelle invention n’est pas nécessairement franche et massive : le nombre de termes créés, généralement consciemment6, est très modeste. On doit les néologismes de phonautographe à Scott de Martinville, de paléographe à Cros, de phonographe à Edison (transcodé de phonograph par les journalistes français, et anticipé par Nadar). Sinon peu d’innovations lexicales seraient incluses dans les datations. L’intérêt néologique se trouve ailleurs, car la prise en compte de l’ensemble du champ lexical met en lumière des mécanismes plus généraux de la néologie. Les termes construits par les inventeurs eux-mêmes renvoient en réalité à des métaphores qui sous-tendent l’ensemble de l’évolution sémantique inhérente à la constitution d’une nouvelle terminologie. Le modèle morphologique de phonographe est bien entendu photograph(i)e, chef de fil de paradigme, car un des modèles conceptuels de la reproduction sonore est la photographie – ce que l’on fait avec l’image, on peut le faire avec le son. C’est donc par cliché que l’on a dénommé le résultat de l’enregistrement. Mais c’est la seconde métaphore inhérente dans le terme graphe qui est plus riche encore : enregistrer le son, c’est l’écrire. D’où les verbes qui expriment le fonctionnement sont ceux de l’écriture, à commencer par enregistrer, mais aussi lire, graver… De très nombreux termes de cette nouvelle invention sont des mots terminologisés de la langue générale : le cornet, qui joue le rôle de haut-parleur, n’est autre… qu’un vrai cornet, comme la membrane qui vibre en reproduisant les sons, est une vraie membrane, et ainsi de suite. Normalement on ne relèverait pas ces éléments comme des néologismes, et pourtant ils sont sur la voie de la terminologisation, et donc de changement de statut lexical. S’agit-il de néologie ou de la simple évolution du lexique ? Compte tenu du changement de statut de ces éléments, il semble raisonnable de les inclure dans la néologie.

L’onomasiologie apporte donc une vision plus globale de la néologie diachronique d’un domaine spécialisé, permet une analyse plus systématique des données et met en évidence des débuts du processus de néologisation (voir Sablayrolles dans ce volume).

3. La constitution d’une langue de spécialité : la botanique au XVIIIsiècle

L’illustration de l’intérêt de l’onomasiologie dans la néologie rétrospective est fournie par l’analyse de celle de la botanique au XVIIIe siècle. Contrairement à la reproduction sonore, il s’agit d’une science majeure, qui est bien documentée à la fois dans le contexte de l’histoire des sciences et de celui de la langue (Selosse [2007, 2016]). Claudio Grimaldi a récemment étudié l’émergence de la terminologie néologique de la botanique et de la chimie en étudiant systématiquement les articles consacrés à ces deux sujets dans deux ancêtres de la revue scientifique de langue française, le Journal des sçavans, et l’Histoire et Mémoires de l’Académie des sciences (Grimaldi [2016] et [2017]). Dans l’analyse qui suit, nous prenons comme corpus la présentation de la botanique dans les grands dictionnaires encyclopédiques et encyclopédies de l’époque, en tant que témoignage non de l’état de la recherche (qui nécessiterait un examen d’un ensemble documentaire bien plus vaste), mais de ce qui commençait à être accepté comme expressions de la nouveauté scientifique reflétée dans la source secondaire privilégiée qu’est le dictionnaire encyclopédique des Lumières. Une étude pilote porte sur les articles consacrés aux arbres fruitiers dans quatre dictionnaires et encyclopédies. Pour les besoins de la démonstration, nous nous limiterons ici à la description de la fleur et du fruit de l’abricotier. Ce corpus de démonstration permet de rendre compte non seulement de l’émergence d’un certain nombre de néologismes spécialisés, mais plus généralement d’une langue de spécialité, ce qui allait devenir le français de la botanique. Comme pour la reproduction sonore, nous nous intéresserons aux noms donnés aux différentes parties de la plante, ainsi qu’à son « fonctionnement ». Ce dernier aspect se divise en deux : l’exploitation agricole de la plante (développée dans un des dictionnaires, mais qui ne sera pas approfondie ici) et la production de fruits, préalable de la reproduction. En plus, profitant de ce que nous savons aujourd’hui de l’histoire des sciences naturelles, nous analyserons tout particulièrement les efforts de catégorisation consentis par les lexicographes, et plus généralement des étapes de l’évolution de la pensée scientifique (l’abstraction, la rationalisation et l’intellectualisation (Kocourek [1991 : 38]). Afin d’étudier l’émergence du français de la botanique, nous analysons, tour à tour, la mise en place de la description et l’analyse des différentes parties constituantes de cette nouvelle science. Sachant l’importance que prendra le critère de la reproduction des plantes dans la classification linnéenne, nous commençons par l’analyse de l’expression linguistique de la fleur et des fruits, c’est-à-dire par une approche onomasiologique.

La constitution de l’ensemble textuel qui a servi à documenter l’émergence d’une terminologie de la reproduction sonore s’éloigne de beaucoup des normes de la linguistique de corpus. En effet, la place du corpus dans la méthodologie de la néologie diachronique mériterait une plus ample réflexion que celle qu’elle aura ici. Renouf [2016] travaille sur de très grands corpus continus dans une optique de diachronie courte portant sur la période contemporaine et sur la langue générale. Picton [2009] fait la démonstration de la portabilité de ces méthodes dans le cadre des langues de spécialité contemporaines, tout en se limitant à un corpus bien moins vaste. Lorsqu’il s’agit de textes historiques, toutefois, les paramètres changent radicalement : d’une part, au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps, le volume de textes disponibles diminue. Nous pensons avoir réuni, grâce aux recueils constitués par les historiens, l’essentiel des publications portant sur le phonographe à Paris en 1878, l’année de son lancement en France. D’autre part, les paramètres du prélèvement changent : tout en étant de taille très modeste, les corpus historiques sont souvent plus qu’un échantillon : ils se rapprochent de l’exhaustivité. Les historiens de la langue, travaillant sur l’émergence des premiers vocabulaires scientifiques, étudient eux aussi la quasi-totalité des textes disponibles. Adeline Sanchez (dans ce volume) a comme corpus l’ensemble des traductions françaises du Lilium medicine de Bernard de Gordon. Pour ce genre de besoin, les méthodes de la linguistique de corpus ne sont pas toutes pertinentes. Au fur et à mesure que l’on se rapproche de la période contemporaine, cependant, le volume de documentation augmente et des choix s’imposent. Grimaldi [2016] a retenu pour son étude sur la botanique ce qui peut être considéré comme l’ancêtre de l’article scientifique. Celui-ci est aujourd’hui le genre textuel de référence pour les études des discours spécialisés (Swales [1990]), mais il n’est pas possible non plus d’appliquer directement les méthodes d’analyse de la fin du XXe siècle à un genre textuel, qui, au début du XVIIIsiècle, en était à ses balbutiements et en concurrence avec d’autres genres textuels (Hassler [2016]) : c’est la période où les genres textuels scientifiques et les langues de spécialité se mettaient en place. Il est intéressant dans ce contexte d’examiner l’hypothèse formulée par S. Auroux pour la langue générale, celle de la grammatisation et de l’appliquer aux langues de spécialité. Par « grammatisation », il entend le rôle joué par les grammaires et les dictionnaires (Auroux [1992 : 28]). Or, à partir de la fin du XVIIe siècle, le français commence à s’enrichir de dictionnaires encyclopédiques, qui documentent et qui commentent la constitution des moyens d’expression de la pensée scientifique et technique, tout en leur assurant une diffusion plus importante auprès d’un public instruit. L’intérêt de ces manifestations lexicographiques est donc double : elles fournissent un aperçu de la langue scientifique telle qu’elle s’employait à l’époque (d’où l’intérêt pour l’historien de la langue… et des sciences d’aujourd’hui), mais elles jouaient le rôle de démultiplicateur des stratégies discursives de leurs temps, dans la mesure où il s’agit d’ouvrages de référence.

Comme pour le corpus des revues scientifiques de Grimaldi, les quatre ouvrages de référence retenus pour la présente étude s’imposent d’eux-mêmes. Il s’agit premièrement du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, publication posthume de 1690, qui rejetait la division entre dictionnaire de langue et dictionnaire des choses adoptée par l’Académie française ; deuxièmement du Dictionnaire universel, français et latin, vulgairement appelé Trévoux, version fortement révisée et augmentée par les pères jésuites du Furetière (l’édition de Nancy 1738-42, la première numérisée, est utilisée ici) ; enfin, troisièmement et quatrièmement, des deux grandes encyclopédies, celle de Diderot et d’Alembert (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) et celle de son successeur, Panckoucke, l’Encyclopédie méthodique (1782-1832)7. Une différence importante entre les dictionnaires encyclopédiques et les encyclopédies proprement dites doit être signalée : tandis que les rédacteurs des premiers étaient les lexicographes eux-mêmes, ceux des secondes étaient des spécialistes reconnus dans les domaines concernés ; dans le cas des articles de botanique que nous analyserons, l’auteur pour l’Encyclopédie était Daubenton et pour l’Encyclopédie méthodique Lamarck. Rappelons que cette dernière encyclopédie innovait dans la mesure où un volume entier était consacré à chaque sujet, incitant ainsi leurs auteurs à développer davantage.

4. Analyse de l’article abricotier (fleur, fruit)

Les articles consacrés aux arbres fruitiers connaissent une évolution marquée au cours de notre période, qui reflète en partie celle de la botanique : absents ou plus que succincts dans les dictionnaires de langue (l’entrée abricotier du Dictionnaire de l’Académie 1694 se limite à « arbre qui porte les abricots »), ils passent de 70 mots dans le Furetière à 356 mots dans le Trévoux (deux articles, l’un visant les aspects pratiques de la culture des abricotiers, l’autre à orientation proprement botanique). Les deux encyclopédies réservent également un traitement très différent : bref pour l’Encyclopédie avec 70 mots, contre plusieurs pages dans l’article de Lamarck.

4.1. abricotier dans le Dictionnaire universel [1690]

L’article abricotier du Furetière [1690] ne consacre qu’une phrase à la fleur et au fruit :

Il jette des fleurs blanches comme le cerisier, d’où sort le fruit en forme de pesche, ayant au-dedans un os dans lequel il y a un noyau tantost doux & tantost amer.

La stratégie discursive développée par Furetière, et bien illustrée dans l’extrait, est la description fondée sur l’analogie : on compare la fleur et le fruit de l’abricotier à ceux d’autres végétaux – le cerisier pour la couleur de la fleur, la pêche pour la forme du fruit, tandis que la coque du noyau est exprimée par une métaphore, celle d’un os. On peut penser qu’il s’agit essentiellement du vocabulaire des agriculteurs eux-mêmes, comme le laisse penser l’emploi du verbe jeter pour produire, porter (fleurs, fruits). La visée descriptive est manifeste – on catégorise les plantes par la forme de leurs fleurs, suivant les enseignements de Tournefort8, mais les moyens linguistiques restent limités.

4.2. abricotier dans le Trévoux

Le Trévoux est la continuation du Dictionnaire universel, revu, corrigé et fortement augmenté par les pères jésuites. La comparaison de l’article abricotier de l’édition de Nancy [1738] fournit une précieuse indication du chemin parcouru :

Ses fleurs sont composées de cinq pistils disposez en roses dans les enchancrures du calice, qui est un godèt découpé en cinq parties. Le pistil devient un fruit charnu, prèsque sphérique, d’un côté silloné de sa base à la pointe, & qui renferme dans sa chair un noyau osseux, un peu applati, & ne contenant qu’une amande, douce en quelques éspéces, amère en d’autres.

La visée essentielle est toujours la description, mais les moyens linguistiques dont dispose le lexicographe sont autrement plus puissants. Le fonds gréco-latin est exploité de deux façons complémentaires. D’une part, on puise dans l’acquis classique, en particulier dans le vocabulaire de la géométrie, et on crée de nouveaux termes en puisant dans le latin et le grec, tout comme on faisait dans le latin scientifique, toujours pratiqué par les scientifiques.

L’importance de la géométrie dans la constitution de la terminologie ne semble pas avoir été signalée par les historiens de la langue, sans doute parce qu’il s’agit d’une constante depuis l’Antiquité : elle est frappante dans l’extrait ci-dessus : quatre ou cinq mots sur 64 relèvent de la géométrie : base, pointe, sphérique ainsi que le verbe disposer et l’adjectif aplati. Il ne s’agissait pas de néologismes en français botanique, mais le recours à la géométrie comme outil de la description prédisposait les botanistes du XVIIIe à puiser dans les paradigmes géométriques pour leurs besoins de créativité terminologique. La prégnance de la description botanique en latin est illustrée par la présence de calice, qui n’est pas du tout une métaphore contemporaine tirée des objets du culte, au contraire, calix est employé depuis l’Antiquité dans le latin de la botanique. L’innovation terminologique la plus frappante de cet extrait est pistil, organe femelle de la plante, qui sera déterminante plus tard dans les critères de classification basés sur la reproduction sexuée. Pistil figure en réalité, d’après le TLFi, pour la première fois dans le Furetière, où il est défini. Quarante ans plus tard, il est devenu disponible pour la description botanique de base.

Sinon on relève des stratégies de dénomination qui rappellent celles de Furetière, mais avec des évolutions significatives : l’emploi de rose dans le Trévoux est en fait très différent de celui de fleur de cerisier ou pêche : il ne s’agit pas de signaler une ressemblance globale, mais d’indiquer quelque chose de plus précis : la disposition des pistils qui se fait comme celle des roses. On obtient donc un nouveau terme qui permet la description. De même, on continue de nommer le noyau par référence à sa manifestation prototypique, celle de l’amande. Par ailleurs l’os de Furetière est transformé en adjectif relationnel, osseux, qui devient de ce fait un élément de classification, soit un nouveau terme. Un autre adjectif relationnel, sillonné, sera appelé à remplir la même fonction de classification.

L’emploi du vocabulaire patrimonial est encore à signaler, comme pour enchancrure, ou sous la forme d’une métaphore descriptive (celle de la ressemblance, voir Rossi [2014] : godet).

4.3. abricotier dans l’Encyclopédie [1751]

L’article abricotier est bref ; les analyses des fleurs et du système reproducteur des plantes sont développées ailleurs.

arbre à fleur en rose, dont le pistil devient un fruit à noyau. La fleur est composée de plusieurs feuilles disposées en rose : le pistil sort du calyce, & devient un fruit charnu presque rond, applati sur les côtés & sillonné dans sa longueur ; ce fruit renferme un noyau osseux & applati, dans lequel il y a une semence.

Si le statut du rédacteur de l’article change avec l’Encyclopédie, car on a affaire à un scientifique reconnu, Daubenton, ni la stratégie discursive ni le langage employé n’évolue guère par rapport au Trévoux. On a la confirmation de termes composés : fleur en rose, fruit à noyau, qui constituent désormais des catégories reconnues. On continue de parler de feuilles de la fleur plutôt que de pétales. Dans cet article, la stratégie est celle de la consolidation. Il sera d’ailleurs mentionné en fin d’article l’œuvre de Tournefort, Inst. rei herb.

4.4. abricotier dans l’Encyclopédie méthodique [1783]

Le volume entier est consacré à la botanique, l’un des premiers de la nouvelle encyclopédie, ce qui permet des développements importants.

La fleur a un calice monophyle, partagé en cinq découpures obtuses & d’un rouge brun ; cinq pétales blancs, arrondis et insérés sur le calice ; environ 25 étamines fixées sur le calice & aussi longues que la corolle. Un ovaire sphérique, velu, placé au centre de la fleur & chargé d’un style de la longueur des étamines, que termine un stigmate orbiculé. Le fruit est arrondi ou ovoïde, couvert d’un duvet court plus ou moins abondant, & marqué dans sa longueur par une rainure ou une espèce de gouttière. Il est formé par une pulpe communément charnue et succulente, qui enveloppe un noyau osseux comprimé & dans lesquels est une amande de même forme.

Avec Lamarck, on assiste à un saut qualificatif et quantificatif par rapport aux stratégies antérieures et aux moyens linguistiques mis en œuvre. Certes, on continue d’exploiter plusieurs stratégies antérieures. On décrit toujours en faisant référence à des objets familiers : duvet, rainure, gouttière, autant de métaphores descriptives du type déjà signalé. Mais on puise volontiers dans le fonds gréco-latin pour construire de nouveaux adjectifs de relation, qui vont servir, eux aussi, à faciliter par leur compactage de nouvelles catégorisations. Ovoïde, « en forme d’œuf », émerge à cette période. Le Dictionnaire historique indique 1788 comme date de première attestation, mais le TLFi donne feuilles ovoïdes déjà en 1758. C’est le Dictionnaire du moyen-français9 qui glose orbiculé par « en cercle, circulaire, arrondi » ; monophyle enfin (« qui est composé de pièces soudées ») n’est bien attesté qu’au XIXe siècle – mais la présente attestation est bien antérieure. L’emploi des confixes mérite également d’être mis en contexte : ceux qui sont représentés ici –ule, -oïde, mono- ne sont pas nouveaux, on les a relevés dans d’autres disciplines comme la géométrie ; mais leur emploi accru en botanique ouvrait la voie vers une exploitation qui deviendrait systématique dans ce rôle de classification. Minelli [2016] montre, pour la zoologie, comment les confixes finaux, qui ont fini par devenir les marques signalant les classes, ont commencé par être appliqués à de toutes petites classes. On en observe les débuts dans ce dernier extrait. Les trois nouveaux termes ont en commun d’appartenir à des paradigmes classificatoires. L’extrait comporte également un exemple de nominalisation, découpure, qui montre bien le passage de la description (il est découpé de manière obtuse), à la classification. Plus généralement, comme pour les trois néologismes que nous venons d’analyser, ces transformations produisent un discours plus ramassé et plus objectif, de telle sorte que la prose de cette dernière entrée ressemble bien plus à un texte scientifique que celles de la première moitié du XVIIIsiècle. Signalons enfin l’emploi intensif des termes récents tels que calice, corolle, étamine, pétale, qui consolident le discours scientifique.

Conclusion

L’analyse de ces quatre brefs extraits illustre quelques avantages qu’apporte une approche onomasiologique. Celle-ci permet avant tout l’analyse de l’ensemble des variables sur les axes paradigmatique et syntagmatique. Pour le premier, on observe la mise en place d’un vocabulaire qui au fil du temps devient de plus en plus précis : on distinguera désormais feuille et pétale ; en outre, on observe l’exploitation des transformations grammaticales qui permettent d’exprimer les différents moyens de catégorisation. Pour la seconde, on tient compte des verbes, des adjectifs, de telle sorte que l’on constate l’émergence non seulement d’une terminologie spécialisée, mais plus généralement d’une langue de spécialité.

Mais la démonstration met également en lumière de nombreux problèmes qui restent en suspens. Mentionnons celui, méthodologique, de la constitution et de l’exploitation de corpus, qui se fait très différemment de l’époque contemporaine, étudiée en synchronie ou en diachronie courte. Des différences se manifestent également à l’intérieur du domaine de la terminologie diachronique. La comparaison entre les deux illustrations de la démarche que nous venons de faire, la néologie de la reproduction sonore et celle de la botanique, révèle des différences de nature entre les deux chantiers : la première est avant tout le reflet linguistique d’un événement (ou deux événements, correspondant aux inventions séparées de Scott de Martinville et d’Edison), tandis que la seconde est la mise en place d’une langue des sciences, processus qui se déroule sur un siècle ou presque. Dans le premier cas, on s’intéresse à une découverte, où la langue reflète des événements bien identifiables par les méthodes de l’histoire. Dans l’autre cas, celui de la botanique, l’enjeu est de rendre compte des moyens linguistiques mis en œuvre pour permettre à l’observateur de devenir un scientifique dans son domaine d’études. On peut formuler le vœu de voir émerger, grâce aux analyses de ce type de corpus, la mise en place de l’équipement du français en tant que langue scientifique. C’est pour cette raison que s’impose un corpus d’une certaine envergure chronologique.

Au-delà des questions de méthodologie, les résultats ne permettent pas de ranger toutes les innovations sous la rubrique de la néologie. Ceci est en partie le résultat du choix du corpus : si l’on s’intéressait à la nomenclature de l’histoire naturelle du XVIIIe siècle, on relèverait dans les mêmes dictionnaires pléthore de nouvelles dénominations et bien plus encore dans les publications plus spécialisées. Mais la focalisation sur les étapes de la méthode en description botanique permet de suivre les nouveaux usages linguistiques, la manière dont les botanistes se font un outil de description et d’analyse, qui est autre chose que l’évolution de la langue et qui comporte plus que la création de mots nouveaux.

Nous avons vu également que l’onomasiologie, qui a connu une éclipse en terminologie, revient à l’honneur en lexicologie historique, et que sa définition pratique diffère en fonction des visées de recherche retenues. Pour les besoins de nos études, le point de départ est volontairement onomasiologique, car le but est de rendre compte de la manière dont les humains façonnent la langue pour faire de la science, ou pour réaliser une innovation. Ceci n’exclut pas le recours à des analyses sémasiologiques, au contraire, puisqu’on part des mots ainsi relevés et on enquête sur leur sens. Tout comme la néologie, il s’agit d’une démarche mixte.

Le concept de « néologie » est donc pertinent dans le cadre de l’histoire des langues de spécialité, mais son application est contrainte par les principes de la terminologie, notamment la nécessité de prendre en compte la démarche onomasiologique.

1 L’auteur remercie Rute Costa de lui avoir rappelé l’importance de ces textes fondateurs.

2 Wüster [(1955) 2001] résume les enjeux de la terminologie en tant qu’outil de la normalisation industrielle pendant la période des activités de l’

3 Nous soulignons.

4 http://www1.ku-eichstaett.de/SLF/EngluVglSW/OnOn.htm.

5 Consultable à http://www.atilf.fr/tlfi.

6 Pour une réflexion sur le caractère délibéré ou non de la néologie spécialisée, voir Humbley [2016].

7 Il existe de nombreuses études sur la lexicographie française de la période des Lumières. Celle qui fait le plus complètement le lien entre

8 Pour un aperçu des critères de la taxinomie de Tournefort, botaniste de référence de la fin du XVIIe siècle, voir la remarquable présentation de

9 Disponible en ligne : http://www.atilf.fr/dmf/.

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Notes

1 L’auteur remercie Rute Costa de lui avoir rappelé l’importance de ces textes fondateurs.

2 Wüster [(1955) 2001] résume les enjeux de la terminologie en tant qu’outil de la normalisation industrielle pendant la période des activités de l’ISA, puis aux débuts de l’ISO (Organisation internationale de normalisation, qui a remplacé l’ISA).

3 Nous soulignons.

4 http://www1.ku-eichstaett.de/SLF/EngluVglSW/OnOn.htm.

5 Consultable à http://www.atilf.fr/tlfi.

6 Pour une réflexion sur le caractère délibéré ou non de la néologie spécialisée, voir Humbley [2016].

7 Il existe de nombreuses études sur la lexicographie française de la période des Lumières. Celle qui fait le plus complètement le lien entre dictionnaire et langue de spécialité est Zanola [2015]. Voir aussi Pruvost [2006] pour l’évolution des dictionnaires en général et Rey [2010] pour Panckoucke. On accède aux dictionnaires sur le site de l’Atilf Dictionnaires d’autrefois : http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/index.html.

8 Pour un aperçu des critères de la taxinomie de Tournefort, botaniste de référence de la fin du XVIIe siècle, voir la remarquable présentation de Selosse [2016], surtout par rapport aux autres systèmes.

9 Disponible en ligne : http://www.atilf.fr/dmf/.

References

Electronic reference

John Humbley, « L’onomasiologie comme principe constituant de la néonymie diachronique », ELAD-SILDA [Online], 1 | 2018, Online since 01 mai 2018, connection on 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=272

Author

John Humbley

John Humbley est professeur émérite à l’Université Sorbonne-Paris-Cité (Paris-Diderot) et membre du CLILLAC-ARP EA 3967. Il est professeur invité à l’Université de Vérone depuis 2015 où il enseigne, entre autres, l’histoire de la langue. Il est co-fondateur et co-rédacteur, avec Jean-François Sablayrolles, de Neologica (Classiques Garnier) et membre du comité scientifique des revues ASp, Cahiers de lexicologie, Fachsprache, Hermes, Lexis, Lingua, Meta, Publif@rum, Terminology. Il participe aux projets Néoveille, plateforme de veille néologique plurilingue (E. Cartier, Université Sorbonne-Paris-Cité) et GLAD, base de données d’anglicismes (Bergen).

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