Introduction

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NEOLEX, le premier numéro de la revue ELAD-SILDA, issu du colloque éponyme organisé par le Centre d’Études Linguistiques de l’Université de Lyon (Jean Moulin Lyon 3) en juin 2017, se veut complémentaire de nombreuses publications traitant de la néologie. Cette notion polymorphe, dont les linguistes ont parfois du mal à s’accorder sur le sens et la délimitation, demeure d’actualité, car une langue sans néologismes est une langue qui n’évolue pas, et qui court le risque de s’appauvrir, voire de disparaître, incapable de rendre compte linguistiquement des évolutions sociétales et technologiques. Les termes « néologie » et « néologisme » donnent lieu à des acceptions diverses et variées (voir par exemple Pruvost et Sablayrolles [2012 : 3-40]), et comme le rappelle à juste titre Sablayrolles [2009 : 25], « [l]oin de constituer des unités discrètes, les néologismes se présentent sur une échelle de “néologicité” : ils sont plus ou moins néologiques en fonction de plusieurs paramètres ». Les délimitations que l’on donne à la néologie varient également selon les linguistes : d’aucuns adoptent une vision que nous considérons « étroite » dans le cadre de ce présent volume, et considèrent que la néologie doit se limiter à l’étude de la néologie dite lexicale (ou néologie de forme, consistant à créer un néologisme par emprunt ou en recourant à un procédé de création lexicale formel / morphologique), tandis que d’autres considèrent que la néologie doit également englober la néologie sémantique (ou néologie de sens, consistant à créer un néologisme en modifiant le rapport signifiant-signifié). Une autre pomme de discorde parmi les linguistes est l’angle d’analyse des néologismes, qui a un effet sur l’objet même d’étude, comme le rappellent Arrivé, Gadet et Galmiche [1986 : 401-402] :

Le concept de néologie est susceptible de recevoir deux acceptions assez nettement différentes selon le point de vue envisagé :
1. Envisagée d’un point de vue à la fois synchronique et diachronique, la néologie se définit comme l’ensemble des dispositifs formels et sémantiques qui, synchroniquement présents dans un état de langue donné […] permettent la création, nécessairement diachronique, d’unités lexicales nouvelles, les néologismes.
[…]
2. Envisagée d’un point de vue exclusivement synchronique, la néologie se définit comme l’ensemble des néologismes présents dans un état de langue donné. Étudier, en ce second sens, la néologie, c’est faire l’inventaire des néologismes, repérer les raisons – sociologiques, historiques, etc. – qui en ont déterminé la création, enfin décrire la façon dont ils sont acceptés par les différentes couches de sujets parlants.

Ce volume ne rentre pas dans ces débats, certes nécessaires et passionnants, mais qui dépasse de loin le cadre imposé, et adopte une vision « large », en considérant la néologie lexicale et la néologie sémantique selon la première optique présentée par Arrivé, Gadet et Galmiche [1986], c’est-à-dire la néologie envisagée aussi bien d’un point de vue synchronique que diachronique.

Ce recueil a plus précisément fait le choix d’une approche comparative et diachronique, en abordant non seulement plusieurs langues aux histoires bien différentes, à savoir l’anglais, l’espagnol, le français, l’italien, le ladin, le latin et le tchèque, mais également plusieurs périodes, comme les études recueillies s’étendent du XIe au XXIe siècle. Ce volume se place ainsi résolument dans une perspective diachronique, en abordant, via l’histoire de la langue, aussi bien la néologie lexicale que la néologie sémantique. Deux grands axes – non restrictifs l’un de l’autre – le structurent. Le premier axe concerne l’étude du contexte linguistique et extra-linguistique de production des néologismes. Ce contexte peut être défini à partir de paramètres tout à fait divers, qu’ils soient générationnels (néologisme du parler adolescent), médiatiques (néologismes des registres électroniques), politiques et institutionnels (néologismes des institutions gouvernementales) ou liés aux domaines spécialisés (apparition de nouveaux concepts, de nouvelles disciplines supposant un vocabulaire ou une terminologie nouvelle) pour n’en citer que quelques-uns. Le second axe concerne plus particulièrement l’étude du contexte de la réception des néologismes, de leur éventuelle évolution et de leur fortune, en se focalisant sur l’accueil des lexicographes, des institutions, des locuteurs, des auteurs, etc. Chacun des articles de ce recueil va aborder ces deux axes, en proposant soit une étude plutôt théorique et générale de la néologie, soit une étude plus spécifique et appliquée à une ou plusieurs langues, périodes ou domaines particuliers. Les articles dans ce recueil ont ainsi été organisés du plus général au plus particulier, en respectant, lorsque cela était possible, la chronologie.

La contribution de Jean-François Sablayrolles intitulée « Néologie et/ou évolution du lexique ? Le cas des innovations sémantiques et celui des archaïsmes » ouvre le volume et aborde plus spécifiquement la néologie sémantique, branche de la néologie générale qui constitue une des voies du changement lexical. Cette approche traditionnelle, reprise par le cognitivisme, est concurrencée par d’autres qui privilégient des évolutions insensibles du sens quand elles apparaissent. Ces deux modes de changements du sens coexistent probablement. Inversement le temps rend obsolètes des lexies, parfois jusqu’à leur disparition. Leur résurgence, comme paléologisme, a le même effet qu’un néologisme et s’oppose en cela à l’archaïsme, connu mais désuet.

Denis Jamet et Adeline Terry dans « Les néologismes anglais issus de l’emprunt : étude diachronique » se proposent ensuite d’examiner la part de l’emprunt lexical en anglais d’un point de vue diachronique, plus particulièrement sur deux périodes : une période dite « large », s’étendant de 1050 à 2000, par tranches de cinquante années, et une période dite « étroite », s’étendant de 1800 à 2000, par tranches de 10 années. Pour chacune des deux périodes, cinq études sont proposées sur un corpus constitué des emprunts répertoriés dans l’Oxford English Dictionary : le nombre d’emprunts en anglais ; la part des emprunts dans les néologismes lexicaux en anglais ; la comparaison de la productivité des matrices interne et externe en anglais ; le pourcentage d’emprunts aux langues européennes en anglais ; et le pourcentage d’emprunts aux langues non européennes en anglais. Les auteurs tentent ainsi de dégager les raisons pour lesquelles le nombre d’emprunts est en baisse constante en anglais, en prenant en compte les données chiffrées fournies par l’Oxford English Dictionary ainsi que des facteurs socio-linguistiques.

Le recueil se focalise ensuite sur la néologie dans plusieurs domaines de spécialité, et à diverses époques : tout d’abord, dans le domaine médical, Adeline Sanchez dans « La création lexicale en médecine médiévale : l’exemple des traductions françaises du Lilium medicinae de Bernard de Gordon, conservées dans les manuscrits français 1288, 1327 et 19989 de la Bibliothèque nationale de France » s’intéresse aux procédés de traduction et à la création lexicale dans les traductions françaises du XVe siècle de cette œuvre de médecine. Dans ces témoins se pose la question de la formation d’un lexique de spécialité, qui s’inscrit déjà dans une forme d’héritage, du fait de traductions médicales antérieures. La question de la rareté de certains termes (le cas de rempe), mais aussi la nécessité de recourir à une pluralité terminologique, développant parfois à l’outrance les cas de synonymie (le cas des causes) sont donc au cœur des réflexions de cet article, d’autant plus que cette médecine en français est contrainte par la tradition scolastique qui privilégie la diffusion du savoir en latin et pose la question du caractère parfois éphémère de ses créations lexicales françaises.

Moreno Campetella dans « Les néologismes techniques dans le traité Della cultura degli orti e giardini (1588-1596) de Giovanvettorio Soderini » aborde la néologie dans le lexique de l’horticulture par le biais du traité Della cultura degli orti e giardini du Florentin Giovanvettorio Soderini (1526-1596). La première édition, non datée, remonterait aux années 1590, et compte parmi les tout premiers textes italiens, sinon le premier, où l’horticulture fait l’objet d’une étude complète et systématique et ses différents aspects abordés de façon scientifique. En témoignent les centaines de néologismes techniques contenus dans cet ouvrage : loin de constituer un élément secondaire dans le développement de cette branche de l’agronomie, l’invention d’un vocabulaire agronomique et horticole moderne représente une preuve irréfutable de la capacité des savants et des professionnels de cette époque à ordonner le monde de la Nature et à maîtriser une certaine technique mieux que leurs prédécesseurs du Moyen âge, souvent encore très dépendants de la science classique, et à s’affranchir des enseignements des Anciens. L’auteur montre ainsi que la nomenclature des plantes et fleurs, la physiologie végétale ou encore la pédologie ou science des sols représentent un des domaines parmi lesquels les phénomènes néologiques sont les plus fréquents.

Relié au domaine de l’horticulture, John Humbley s’intéresse à la botanique au XVIIIe siècle, dans « L’onomasiologie comme principe constituant de la néonymie diachronique », et postule que la démarche onomasiologique se prête bien à la découverte et à l’analyse de la néologie scientifique et technique historique. Puisqu’elle englobe l’ensemble d’un vocabulaire en constitution, elle permet de dégager les grands mouvements du lexique spécialisé. Après un passage en revue des attitudes à l’égard de l’onomasiologie en terminologie et en néologie, l’auteur présente l’analyse de la description de la fleur et du fruit de l’abricotier dans quatre dictionnaires encyclopédiques du XVIIIe siècle, qui fait ressortir, au-delà de la néologie, l’émergence d’une langue de spécialité scientifique.

Finalement, José Carlos de Hoyos dans « Portrait morphologique du lexique économique en langue espagnole au début du XIXe siècle : équilibre entre nouveauté et tradition » étudie la morphologie de la langue espagnole au début du XIXe siècle dans le domaine de l’économie. Le corpus étudié est la nomenclature (Épitomé) annexée au Traité d’économie politique (éditions de 1814 et de 1819) de l’économiste français Jean-Baptiste Say, traduit en espagnol par Manuel María Gutiérrez (1816) et Juan Sánchez Rivera (1821).

Le recueil se clôt par quatre contributions abordant la néologie d’un point de vue plus contemporain. Selon une perspective diachronique et comparative, Anne-Caroline Fiévet et Alena Podhorná-Polická dans « La dynamique du français des jeunes : deux périodes à sept ans d’intervalle (1987-1994 et 2010-2017) » proposent un bilan de deux études sur la néologie des jeunes Français, effectuées en quatre étapes sur une période de trente ans (1987-2017). Basée sur les résultats des enquêtes du spécialiste de l’argot Marc Sourdot menées avec ses étudiants en 1987 et 1994, l’observation de la circulation et de l’évolution du sémantisme de vingt lexèmes en 2010 et 2017 les amène à envisager la néologie en tant que phénomène psycho-social réitératif dont la conceptualisation est difficile autant que la dictionnairisation est sélective.

Aliénor Jeandidier dans « Les buzzwords d’origine anglaise dans la langue française : simples anglicismes ou véritables néologismes ? » aborde également la néologie en français contemporain, plus particulièrement par le biais des anglicismes. En raison de la mondialisation, de l’expansion des médias et du développement des nouvelles technologies, de fréquents anglicismes sont trouvés en français, et pourraient être considérés comme des néologismes, n’étant pas issus de la langue française. Les buzzwords d’origine anglaise feraient partie de ces néologismes d’importation étrangère. Ces mots et expressions concourent à la création d’un phénomène de communication – le buzz – autour d’une idée perçue comme inédite. Ils tendent ensuite à disparaître ou à se banaliser, comme le ferait tout effet de mode. L’auteur insiste cependant sur la difficulté qu’il y a à cerner les buzzwords d’origine anglaise : sont-ils de simples anglicismes, ou comportent-ils des caractéristiques qui leur sont propres ? Comment, en outre, saisir l’essence du buzzword dont la vocation, semble-t-il, n’est pas de durer ? Cette étude se veut indicative d’un phénomène de communication relativement récent et contemporain, et examine différents types de buzzwords d’origine anglaise dans la langue française et tente de dégager leurs caractéristiques linguistiques. L’auteur définit les relations entre buzzwords d’origine anglaise, anglicismes et néologismes, et montre ainsi l’intérêt que ces buzzwords représentent en matière de néologie.

Toujours dans une perspective comparative entre deux langues, Radka Mudrochová et Jan Lazar dans « La circulation des emprunts néologiques dans le domaine de la mode en tchèque et en français dans une perspective diachronique » comparent un échantillon d’emprunts néologiques du domaine de la mode en français et en tchèque. L’idée de la conception comparative évoquée dans le titre de l’article puise dans le projet international intitulé « EmpNéo » (Emprunts Néologiques), projet visant à confronter et à examiner la diffusion des emprunts néologiques dans diverses langues. Dans cette étude, les deux auteurs analysent les termes récents de la mode vestimentaire apparus respectivement dans les deux langues. L’objectif principal est de décrire la présence des lexèmes choisis dans les deux langues et de comparer leur existence dans les différents types de documents, leur diffusion, ainsi que leur nature et leur place dans les deux langues étudiées.

Finalement, et pour clore le recueil sur les considérations plus théoriques et générales qui l’ont ouvert, Vittorio Dell’Aquila, Michela Giovannini et Fabio Scetti dans « Pour une typologisation des néologismes en ladin » s’appuient sur un projet de recherche en lexicographie pour fournir un aperçu des problèmes de définition d’un néologisme en ladin des Dolomites dans un contexte particulier de contact de langues, dans l’Italie du Nord. Dans la région autonome du Trentin-Haut-Adige, les problèmes linguistiques ont été, au fil de l’histoire, d’un intérêt majeur. De ce fait, les politiques régissant les langues ont fonctionné dans un cadre lié au maintien et à la défense du ladin dans cinq vallées au sein des départements de Bolzano, Trente et Belluno. Le ladin vit dans ce panorama linguistique entre deux langues dominantes : l’italien et l’allemand. Cette contribution a pour but de mettre en relation les néologismes du ladin avec l’origine des emprunts sur lesquels les nouveaux mots sont créés à travers une typologisation des néologismes.

Espérons que ce nouveau volume sur la néologie sache susciter de nouvelles pistes de recherche, et renouveler sans cesse ce domaine intarissable et en perpétuelle évolution, symptomatique de la « néologicité » des diverses langues.

Bibliography

Arrivé Michel, Gadet Françoise et Galmiche Michel, 1986, La grammaire d’aujourd’hui, guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion.

Pruvost Jean et Sablayrolles Jean-François, 2012 [2003], Les néologismes, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? » 3674.

Sablayrolles Jean-François, 2009, « Néologie et classes d’objet », Neologica : revue internationale de la néologie, Paris, Garnier, 25-36.

References

Electronic reference

Denis Jamet, « Introduction », ELAD-SILDA [Online], 1 | 2018, Online since 01 mai 2018, connection on 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=229

Author

Denis Jamet

Denis Jamet est Professeur des Universités en linguistique anglaise à l’Université Jean Moulin Lyon 3, où il dirige le Centre d’Études Linguistiques (EA 1663) et Professeur invité de Linguistique française à University of Arizona (États-Unis) ; il est spécialiste de lexicologie anglaise et française, et directeur de publication de la revue Lexis, Journal in English Lexicology.

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