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Discipliner le droit pénal (1820-1860) : quelle place pour les facultés de droit ?

Mathieu Soula

Résumés

Le xixe siècle est le lieu de l’autonomisation et de la cristallisation d’une science pénale en reconstruction dans les facultés de droit. Cela ne veut pas dire que ce processus à l’œuvre a été linéaire ou parfait, bien au contraire. Pour comprendre les enjeux politiques, sociaux et académiques de l’émergence de la science pénale dans des temps universitaires incertains, il est nécessaire de décentrer le regard et l’étude des seules facultés de droits aux autres lieux de la production de la science pénale que sont, par exemple, les revues juridiques. Leur analyse montre alors la croisée d’ambitions : celles de praticiens qui aspirent à l’analyse de la pratique et celles d’universitaires en recherche de légitimité académique.

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Texte intégral

  • 1 Sur la construction du droit pénal en discipline : Halpérin, 2007, 2010a & 2010b ; Hedhili, 2009.

1La science pénale est en construction, voire en reconstruction, dans la première moitié du xixe siècle. Dire qu’elle est en construction, ou en reconstruction, est déjà une construction historique, due à l’illusion rétrospective : l’on sait que sous la iiie République la science pénale est durablement implantée dans les facultés de droit, tout comme la science pénitentiaire par ailleurs1. Partir de ce constat pour analyser les étapes qui ont mené à un tel point d’arrivée peut confiner au raisonnement téléologique. Pour autant, ce serait négliger l’ambition expressément annoncée et revendiquée par les auteurs d’ouvrages et d’études pénales et pénitentiaires d’œuvrer pour la création, la diffusion et finalement l’érection d’une véritable science pénale qui prendrait sa source dans les facultés de droit alors en plein essor.

  • 2 Bourdieu, 1986 ; Charle, 1989.

2La place et le rôle des facultés de droit dans ce processus de définition d’une science pénale doit être interrogé, car si aujourd’hui l’évolution du champ du droit est marquée de manière assez claire par une division entre un pôle théorique (constitué par les facultés de droit où sont créées la science et la théorie du droit) et un pôle pratique2, il n’en allait pas de même au moment de l’érection de cette science. Le monopole des facultés de droit et des professeurs de droit pénal dans la production de la science pénale est un construit historique qui prend sa source au xixe siècle au moment de sa constitution et de sa définition. Certes, les facultés de droit ont alors joué un rôle important, ne serait-ce qu’institutionnellement en ancrant la discipline et en la spécialisant, mais les professeurs de droit n’ont pas été les seuls promoteurs et créateurs de la science pénale. Cette science s’est aussi constituée à partir d’espaces intermédiaires, d’espaces relais, ou de lieux de rencontre entre théoriciens et praticiens, et notamment les revues juridiques qui diffusaient et discutaient les écrits portant sur le droit pénal. Aussi, pour comprendre l’évolution de la science pénale et l’influence des facultés de droit dans cette évolution, au cours de la première moitié du xixe siècle, c’est-à-dire au début du renouveau de la science pénale, il convient d’élargir le champ de recherches à ces espaces intermédiaires. Parmi toutes les revues, nous en avons sélectionné six, qui, au regard de leur importance, leur influence et leur diversité, paraissent suffisamment représentatives pour faire apparaître des constantes et des lignes de force : la Thémis ou Bibliothèque du jurisconsulte (1819-1830, 10 vol.), la Foelix (ou Revue de droit français et étranger, 1834-1850, 17 vol), la Wolowski (Revue de législation et de jurisprudence, ou Wolowski, 1834-1853, 46 vol.), la Revue critique (1851-1859, 15 vol.), la Revue historique de droit français et étranger (1856-1860, 6 vol.), et la Revue pratique de droit français : jurisprudence, doctrine, législation (1856-1860, 10 vol.). Le droit pénal devient, sous l’influence conjuguée d’une institutionnalisation croissante et d’une production scientifique intense, une véritable discipline légitime dans les facultés de droit. Comme le montre l’étude des revues, dans cette création empirique le rôle des professeurs de droit, et partant des facultés de droit, doit être relativisé : il s’agit bien ici, comme le recommande Christophe Charle, de se défaire « d’un rapport généalogique et complaisant » avec ceux qui occupaient alors les chaires de droit, pour mieux comprendre comment se créent les disciplines et s’instituent les « sciences » (Charle, 1989, p. 117).

I. Une discipline en cours d’institutionnalisation

3Dans sa présentation des Leçons de droit criminel de Joseph-Édouard Boitard professeur suppléant à la faculté de droit de Paris en charge du cours de droit criminel entre 1833 et 1835, Faustin Hélie rappelle la situation académique et scientifique de cette discipline au début de la monarchie de Juillet : « C’était un premier pas tenté dans une voie à peu près inexplorée à cette époque, un premier développement de l’enseignement du droit pénal. Cette branche du droit général, qui n’est pas la moins importante peut-être, puisqu’elle contient la garantie de tous les droits et la sanction de toutes les lois, n’avait eu jusqu’alors, par suite de l’organisation des cours, qu’un organe incomplet dans l’École. Elle était comme rejetée des études et répudiée de la science elle-même. On affectait de ne trouver dans le droit pénal qu’une application étroite de textes arides. On soupçonnait à peine qu’il forme à lui seul une vaste science » (Boitard, 1867, p. viii). C’était omettre que Joseph-Édouard Boitard, lui-même, considérait assez peu cette branche du droit qui lui avait échue en tant que professeur suppléant, et qu’il ne lui accordait aucun caractère scientifique, car selon lui « la nature des lois pénales dit assez que tout doit s’y prendre à la lettre » (ibid., p. 1). Pour autant, l’analyse de Faustin Hélie met à jour les enjeux scientifiques et académiques qui traversent le droit pénal au xixe siècle : faire émerger une discipline autonome et construire une science juridique à part entière ; en un mot légitimer le droit criminel qui est alors une matière annexe du cours de procédure civile.

  • 3 Sur l’actualité des questions pénales au début des années 1830, Vielfaure, 2001.
  • 4 « Ordonnance du roi portant que les professeurs suppléants des facultés de droit pourront être admi (...)
  • 5 Recueil général des lois, décrets, ordonnances, Paris, 1839, t. 18, p. 493.
  • 6 Après la suppression de sa chaire, il quitte Paris, et s’inscrit au barreau d’Amiens. Il est l’aute (...)
  • 7 « Rapport au roi » et « Ordonnance du roi du 22 décembre 1837 », Journal général de l’instruction p (...)
  • 8 AD Haute-Garonne, 3160 W 215, Lettre du recteur de l’Académie de Toulouse au Doyen de la faculté de (...)

4La création de la science pénale au xixe siècle profite d’abord d’un contexte politique favorable : entre 1820 et 1860, les questions pénales agitent les débats politiques aux tribunes des assemblées et des journaux. Les projets de réforme du code pénal se succèdent, de même que les discussions sur des objets pénaux devenus de première importance (remise en cause de l’utilitarisme et promotion des idées libérales ; débat sur les circonstances atténuantes, la récidive, la peine de mort, la prison, importance grandissante des statistiques), de sorte qu’une offre politique presque constante favorise les disputes, les prises de position, et participe de la singularisation des questions pénales3. La création de la science pénale au xixe siècle profite ensuite d’une assise institutionnelle qui se renforce progressivement. Ainsi, à l’exemple de Joseph-Édouard Boitard, entre 1820 et 1850, le cours de droit criminel tend à se spécialiser dans le sein des facultés de droit. Même s’il est toujours accolé au cours de procédure civile, il en est le plus souvent séparé et enseigné par un suppléant : au professeur titulaire le cours plus prestigieux de procédure civile, au professeur suppléant celui de procédure et législation pénales (Laferrière, 1849, p. 124). L’ordonnance du 22 mars 1840 facilite d’ailleurs cette autonomisation de fait : l’article 1er dispose que « les professeurs suppléants des facultés de droit pourront être admis à ouvrir des cours gratuits destinés à compléter ou à développer l’enseignement ordinaire »4. Cette disposition bénéficie au droit criminel qui revient à ces professeurs suppléants. Dans les faits l’autonomisation du droit criminel et sa constitution en discipline spécifique sont en cours. Le droit criminel devient de plus en plus l’objet d’un cours secondaire. Dans deux facultés, il est même l’objet d’un enseignement principal. La création de ces deux chaires spécifiques renforce et consacre le processus de spécialisation de l’enseignement du droit criminel. La première chaire est créée par l’ordonnance du 29 mai et 16 juin 1830 pour la faculté de droit de Paris, « considérant que l’expérience a démontré l’insuffisance d’une seule chaire pour ce double enseignement dans la faculté de droit de Paris ; qu’en effet, il serait évidemment impossible que les deux professeurs chargés de cette partie pussent, dans le cours d’une année, donner aux nombreux étudiants qui suivent leurs leçons un enseignement complet sur des objets aussi divers, et que ce laps de temps étant absorbé par l’explication du seul Code de procédure civile, il résulte de là que l’étude du droit criminel se trouve entièrement abandonnée »5. La chaire est attribuée à Achille-François Le Sellyer, docteur en droit depuis 1826, et jusqu’alors candidat malheureux à l’obtention d’une chaire6. Les motifs de l’ordonnance expriment bien l’état des rapports de force interdisciplinaires dans les facultés de droit de la Restauration : le droit criminel n’est pas encore une matière totalement légitime et se trouve reléguée après la procédure civile dans la hiérarchie des disciplines juridiques. Dévalorisé, concurrencé, le droit criminel tend néanmoins vers une plus grande reconnaissance institutionnelle. L’ordonnance du 29 mai et 16 juin 1830 prouve qu’une place est en train de lui être accordée dans le sein des facultés de droit, même si une telle reconnaissance est le fait du gouvernement et non le souhait de la faculté elle-même. Supprimée dès les débuts de la monarchie de Juillet (6 septembre), la chaire est recréée pour Joseph-Louis-Elzéar Ortolan sur rapport du ministre Salvandy, en 1837, car, estime le ministre, l’étude du droit criminel appelle « d’une façon spéciale des améliorations et des développements »7. Cette nouvelle chaire intitulée chaire de législation pénale comparée est un complément de la chaire de procédure civile et de législation criminelle tenue par Berriat Saint-Prix. Elle est transformée le 18 juin 1846 en chaire de droit criminel et de législation pénale comparée à la suite du décès de Berriat Saint-Prix. L’autonomisation du droit pénal est alors relative puisque subsiste encore une chaire de législation criminelle et de procédures civile et criminelle dans la faculté de droit de Paris, mais elle est en voie de consécration. En 1847, une nouvelle chaire est créée à Toulouse pour un candidat, comme Ortolan, malheureux dans des concours précédents et pour qui un enseignement spécifique et nouveau est élevé : Victor Molinier devient le second professeur titulaire d’une chaire spécifiquement destinée à l’enseignement du droit criminel8. Symboliquement le droit criminel est reconnu et consacré comme une discipline à part entière, autosuffisante, circonscrite, en un mot légitime. À partir de ces deux pôles, Paris et Toulouse, la science pénale peut alors être plus spécifiquement enseignée, diffusée et étudiée. La création de chaires dédiées à la législation criminelle permet ainsi à des professeurs de se spécialiser dans cette discipline et de participer activement à son développement scientifique et à son institutionnalisation. Comme le dit Victor Molinier : « C’est, en effet, dans les chaires que les sciences s’élaborent par un travail quotidien et progressif, là où les professeurs sont honorés et peuvent exposer, avec liberté, leurs idées » (Molinier, 1873, p. 132). Une chaire confère non seulement de l’autorité à son détenteur, mais aussi à la discipline dont elle est l’objet.

5Le profil des trois premiers titulaires de ces chaires de droit criminel rappelle que cette discipline reste malgré tout dominée et peu considérée dans les facultés de droit : Le Sellyer, Ortolan et Molinier sont nommés par le gouvernement après avoir subi un ou plusieurs échecs dans l’obtention de chaires traditionnelles. Ils ne démontrent donc pas tous les gages de la légitimité académique, en conséquence leur est réservée une discipline nouvelle et peu reconnue. Ils présentent aussi des similarités dans leur représentation scientifique et professionnelle de leur métier qui a été profitable au développement de la science pénale : ils sont tous les trois, même si le cas de Le Sellyer reste anecdotique, de véritables entrepreneurs scientifiques et promoteurs autant que créateurs de cette science juridique. Leur grande production scientifique et la publication de leurs cours contribuent à ancrer davantage le droit criminel comme une discipline à part entière, justifiant en conséquence leur propre chaire, c’est-à-dire leur propre position dans leur faculté (Ortolan, 1841 ; Molinier, 1851). À l’instar des hérétiques consacrés, porteurs de nouveaux objets ou méthodes, l’intense activité scientifique est la contrepartie nécessaire à leur intégration censée rendre légitime leurs pratiques scientifiques et leur position dans leur discipline (Bourdieu, 1984, p. 57).

6L’institutionnalisation du droit pénal, qui permet d’en faire une discipline légitime, participe à créer la science pénale par l’ancrage au sein des facultés de droit de pôles de diffusion efficaces, attribués, qui plus est, à des professeurs porteurs d’une représentation scientifique de leur enseignement. Consacrée officiellement et développée par la pratique de plus en plus répandue dans les autres facultés d’une séparation des cours de procédure civile et de législation criminelle la discipline s’implante durablement. Même si en 1860 seules deux chaires sont attribuées à l’enseignement particulier du droit criminel, la discipline a acquis légitimité et reconnaissance, grâce notamment à une ambition scientifique soutenue par une intense production d’articles et d’ouvrages spécialisés. L’institutionnalisation progressive n’est au final permise et validée que par l’élaboration concomitante d’une véritable science pénale.

II. Une science en cours d’élaboration

  • 9 Sur le renouveau de la science juridique au xixe siècle avec des points bibliographiques : Halpérin (...)

7La construction d’une science pénale profite du renouveau de la science juridique dans les facultés de droit, principalement après 1830. L’ambition scientifique est expressément soutenue, commentée et détaillée : qu’il reflète plus largement un renouvellement social et politique du personnel des facultés, ou qu’il ne soit finalement qu’un discours, le renouveau scientifique reste malgré tout un label qui à la fois légitime et contraint ceux qui s’en réclament9. Ils s’envisagent comme les vecteurs d’une science juridique en reformulation, en devenir et en action. Pour le droit pénal, nombre de traités ou de cours publiés se positionnent pour un renouveau scientifique de cette discipline : Jean-Marie Le Graverend estime que « parmi les sciences qui forment de domaine de l’esprit humain, la science de la législation tient sans contredit le premier rang, comme la plus nécessaire aux hommes » (Le Graverend, 1816, t. 1, p. i) ; Pellegrino Rossi fait œuvre de scientifique quand il propose une méthode d’analyse du droit pénal à même de guider le législateur dans l’érection du doit positif (« Aussi, pour obtenir un droit positif rationnel, faut-il puiser à la fois dans les profondeurs de la philosophie et de la psychologie, et aux sources de l’histoire », Rossi, 1835, p. 14) ; Jacques-Frédéric Rauter (professeur de procédure civile et de législation criminelle à Strasbourg) se propose d’enseigner la « science des lois criminelles » (Rauter, 1837, p. xvi) ; Adolphe Chauveau et Faustin Hélie écartent expressément les études pénales strictement positivistes et tournées vers la technique juridique, pour promouvoir une analyse dont le but premier est de « rechercher et de fixer le principe qui a présidé à la rédaction de la loi pénale, le système dans lequel elle a été conçue », car ce n’est « qu’en remontant à ce système, [que le jurisconsulte] peut connaître quel esprit respire sous tant de dispositions diverses, quelle pensée a mesuré les délits, a gradué les peines, quel a été le point de départ du législateur, le fondement de son édifice » (Chauveau et Hélie, 1837, p. 10) ; Trébutien (professeur suppléant à la faculté de droit de Rennes, en charge du cours de droit criminel) expose « que le cours de Code pénal ne peut se réduire à la simple exégèse des textes de ce Code, [car] pour bien le comprendre, il faut nécessairement remonter aux principes dont ils sont la conséquence et l’application » (Trébutien, 1854, t. 1, p. 1) ; Alfred Bertauld (professeur de procédure civile et de législation criminelle à Caen), dans la droite ligne de ses prédécesseurs, enseigne à ses étudiants que l’étude de la législation pénale « ne saurait être séparée de l’étude de son fondement philosophique et rationnel et de l’étude de ses précédents historiques » (Bertauld, 1854, p. 3). Un consensus semble se dégager pour élargir le champ de l’étude du droit pénal à ses bases théoriques, historiques et politiques. Il n’est plus seulement question, comme le faisait Boitard, de faire état de la loi et de la jurisprudence mais bien de proposer des schémas explicatifs à même d’expliciter les raisons et les ressorts du système pénal.

8Une telle ambition se retrouve évidemment dans l’œuvre d’Ortolan et Molinier. En tant que titulaires des deux chaires de droit criminel, ils ont pu entreprendre, grâce à l’autorité de leur position, un travail efficace de labélisation scientifique de leur discipline et de diffusion du savoir pénal. Porter un discours scientifique sur le droit pénal, tout comme engager une pratique de recherche et d’enseignement adéquate, leur permet plus généralement de conforter leur poste, c’est-à-dire légitimer leur nomination, hors concours, et justifier la création d’une chaire spécifique pour leur discipline. Les deux professeurs ont du reste une représentation différente de la science pénale. Joseph-Louis-Elzéar Ortolan fait du comparatisme et de l’histoire deux méthodes pertinentes pour analyser le système pénal en vigueur : « Un cours de législation pénale comparée doit faire connaître les bases scientifiques du droit pénal, les principes écrits de nos codes, les dispositions saillantes de ceux des peuples voisins » ; « Ce que nous allons demander à l’histoire, c’est de nous expliquer ce mouvement remarquable de réforme pénale, qui est général aujourd’hui ; qui met en action non seulement les esprits scientifiques, mais les gouvernements » (Ortolan, 1841, p. 3 et 43). La méthode scientifique d’analyse du droit doit ainsi permettre de comprendre la création du droit, de le replacer dans des processus plus larges qui le conditionnent, et au final trouver des principes universels, des constantes communes aux pays Européens, qui seraient l’essence même de la pénalité moderne : « Si donc, dans la forme et en fait, les codes nouveaux des divers États européens nous semblent séparés, l’esprit scientifique fait réaction, et tend chaque jour au rapprochement, à la comparaison, à l’exploration, qui doivent mettre à jour les principes communs ou ceux qui sont dignes de le devenir » (Ortolan, 1843, p. 125). Le criminaliste n’est plus seulement un technicien du droit pénal, mais davantage un expert capable d’en expliquer les fondements et d’éclairer le législateur dans ses décisions. Grâce à l’histoire, il est même capable d’expliciter les lois à l’origine de l’évolution des sociétés : « Celui qui étudie attentivement, sur un ensemble suffisant de temps, de lieux et de peuples, la succession des faits sociaux, en tire la conviction positive que l’histoire de l’humanité suit, en sont développement, certaines lois ». L’une des plus importantes, est celle du progrès qui fait passer les sociétés « des ténèbres à la lumière, de l’erreur à la vérité » (Ortolan, 1848, p. 21-23). Fort de la connaissance du passé, qui conditionne le présent, et annonce l’avenir, le juriste scientifique peut aussi se faire prophète. Pour Victor Molinier, également, le droit est une science, il recèle une vérité tout à la fois philosophique et historique. La philosophie sert à comprendre l’histoire qui est regardée comme un terrain d’expériences, d’où il puise une pédagogie de la pratique et une justification de l’état social moderne, celui où règne la Raison. Le rôle social du philosophe juriste est alors d’interpréter et analyser le droit moderne à la lumière d’une connaissance raisonnée et érudite de l’histoire : « L’Histoire contemple à la fois dans l’humanité l’œuvre du droit absolu et l’expression du droit relatif à l’aide de la philosophie, elle généralise les faits sociaux, elle les rattache aux principes qu’ils expriment, elle suit la marche progressive des idées et de l’humanité à travers le double élément de l’espace et du temps ». Délivré des approches idéologiques, car exclusives, le droit montre l’unité du monde social, la marche du progrès et une destinée (révélée à travers l’étude des événements historiques, Molinier, 1842, p. 367).

  • 10 Journal du droit criminel, ou jurisprudence criminelle du royaume, a. 7, 1835, p. 5.
  • 11 Journal du droit criminel, ou jurisprudence criminelle du royaume, a. 11, 1839, p. 2.

9Le travail d’élaboration scientifique se double d’insertions dans des réseaux scientifiques, qui sont autant de lieux de diffusion et de légitimation de cette jeune science et de la position de ceux qui l’enseignent. Un journal spécialement dédié à l’étude de la législation et de la jurisprudence en droit criminel est fondé en 1829 par Faustin Hélie et Adolphe Chauveau, qui en est le principal rédacteur les premières années. Comme il le rappelle dans le premier numéro de l’année 7, le but de ce journal est de diffuser un savoir scientifique sur le droit pénal, et de favoriser l’émergence et la connaissance de cette discipline alors encore peu considérée : « En général le droit criminel est trop peu cultivé par ceux-là même qui sont préposés au jugement ou à la défense des accusés : banni des écoles ou relégué dans l’enseignement secondaire, il est regardé comme une lettre morte, à laquelle la science ne peut communiquer aucun souffle de vie ; il est circonscrit dans le cercle d’une stérile pratique […]. La pensée des fondateurs de ce journal fut de raviver cette étude et de la rendre la plus facile »10. Il s’agit bien, ici, de faire du droit pénal une discipline à part entière, autonome, et qui peut être l’objet d’une approche scientifique. Quelques années plus tard, les fondateurs du journal se réjouissent que « la législation criminelle, cette vaste branche de la législation générale, tend depuis plusieurs années à conquérir la place qu’elle doit occuper dans la science »11. Il est vrai que la spécialisation progressive de l’enseignement et la création de revues juridiques généralistes ouvertes à des travaux portant sur le droit pénal contribuent à ancrer cette discipline dans le champ des études juridiques.

  • 12 Revue de législation et de jurisprudence, t. 17 (t. 1er de la troisième série), janvier-juin 1843.
  • 13 Revue de droit français et étranger, vol. 5, 1848, première mention des directeurs de publication.

10Ainsi, en 1843, la Revue de législation et de jurisprudence se dote d’une rubrique de droit pénal dont les directeurs sont deux des plus actifs promoteurs de la science pénale : Faustin Hélie et Joseph-Louis-Elzéar Ortolan12. C’est la première rubrique spécifique de droit pénal qui perdurera sous la direction des deux mêmes auteurs jusqu’en 1853, et qui, en tant que telle, participe à identifier et à institutionnaliser le droit criminel comme discipline. Ortolan collabore aussi à la Revue critique, tout comme Molinier. Quant à la Revue de droit français et étranger, si elle n’a pas de rubrique spécifique sur le droit criminel, a tout de même un directeur pour la publication des articles touchant à cette matière. Signe que la spécialisation est en cours, et donc hésitante ou aléatoire, le directeur en question, Édouard Bonnier, professeur de législation criminelle et de procédure civile et criminelle à la faculté de Paris depuis 1844, est en charge des articles portant sur le droit criminel et les procédures civile et criminelle13. Ceci montre que le découpage des rubriques et des spécialités dépend d’abord du champ de compétences du directeur de la publication associé à la revue. Le droit pénal est considéré comme une discipline spécifique quand ceux qui ont en charge la publication des articles portant sur cette matière l’ont comme champ exclusif de compétences. En conséquence le droit pénal s’autonomise et devient une science parce qu’il est porté par des auteurs comme Adolphe Chauveau, Faustin Hélie, Joseph-Louis-Elzéar Ortolan, qui sont impliqués dans la construction de cette discipline, et qui, à ce titre, doivent être considérés comme de véritables entrepreneurs scientifiques.

  • 14 Outre les ouvrages déjà cités :
    - Jacques Berriat-Saint-Prix, Comparaison approximative de la crimi (...)

11Les revues accueillent les contributions des professeurs qui se spécialisent dans l’étude du droit pénal, que ce soit par des approches théoriques, historiques, comparées, ou positivistes. Ainsi, Jacques Berriat-Saint-Prix écrit dans la Thémis, la Revue de droit français et étranger, et la Revue de Législation et de jurisprudence ; Joseph-Louis-Elzéar Ortolan dans la Revue de droit français et étranger, la Revue de législation et de jurisprudence, la Revue critique et la Revue pratique ; Victor Molinier dans la Revue de législation et de jurisprudence, et la Revue critique ; Édouard Bonnier dans la Revue de droit français et étranger et la Revue de législation et de jurisprudence ; Jacques-Frédéric Rauter dans la Revue de droit français et étranger ; et Alfred Bertauld dans la Revue pratique. Ces quelques professeurs qui enseignent tous le droit criminel soit en tant que discipline à part entière, soit avec la procédure civile, sont à l’origine de la production de la grande majorité des articles en matière pénale écrits par des professeurs de droit entre 1820 et 1860. Ils représentent les spécialistes de cette discipline dans les facultés de droit. À leur côté, d’autres professeurs écrivent des articles ponctuels : Thieriet (professeur de droit commercial à Strasbourg), Osmin Benech (professeur de droit romain à Toulouse) et Jules Cauvet (professeur suppléant à Caen) dans la Revue de législation et de jurisprudence ; Bolland (professeur de procédure civile et de législation criminelle à Grenoble), Antoine-Marie Demante (professeur de droit civil à Paris) et Théophile Huc (professeur de Code napoléon à Toulouse) dans la Revue critique. La surreprésentation des professeurs qui enseignent le droit criminel correspond d’ailleurs à la réalité de l’édition d’œuvres pénales : ils ont tous écrits des traités sur le droit pénal, publié leurs cours ou autorisé la publication14. Que ce soit dans les traités, les cours, ou les articles, ils se sont intéressés à la théorie du droit pénal, participant de fait à la délimitation du champ du droit pénal, à la production de sa légitimité, en un mot à la création de l’autonomie de cette discipline devenue, grâce à leurs efforts de théorisation, une science juridique.

12Grâce à leur chaire (spécifique ou secondaire) et grâce à leur participation active à des réseaux de conception et de diffusion des recherches juridiques, les professeurs de droit sont partie prenante de la construction de l’autonomie du droit pénal. Désolidarisé de la procédure civile, doté de fondements théoriques, de diverses méthodes d’analyses, et d’objets qui lui sont propres, le droit pénal devient une véritable science. Pour autant, il convient de relativiser les apports des professeurs de droit dans l’entreprise d’édification d’une discipline juridique autonome : leur part dans la production du savoir et dans sa diffusion reste relative si on la met en rapport avec celle d’autres producteurs issus du pôle pratique du champ du droit ou d’un pôle théorique étranger.

III. Diffusion et légitimation d’une science

  • 15 Voir, par exemple, la question de la création du casier judiciaire envisagée sous l’angle de la sur (...)
  • 16 Interrogation de la bibliographie de l’histoire de la justice française disponible sur le site Crim (...)

13La science pénale ne se construit pas que dans le sein des facultés de droit ou grâce aux professeurs de droit criminel. Des espaces intermédiaires entre les pôles théorique et pratique permettent à cette science d’être déployée, définie, alimentée, en un mot créée. Ainsi, les revues juridiques, l’édition et les sociétés savantes et académiques (à l’instar de l’éphémère mais influente Société royale pour l’amélioration des prisons créée en 1819) sont des lieux propices à l’élaboration des sciences pénales et pénitentiaires. Par exemple, parmi ces sociétés savantes, la Société de la morale chrétienne rassemble entre 1822 et 1830 des politiques, des philanthropes, des juristes, des hommes d’Église qui se réunissent pour traiter des questions sociales et pénales et favoriser des réformes. Ils se répartissent dans divers comités parmi lesquels le comité pour l’abolition de la traite des noirs, le comité des prisons, le comité pour l’abolition des jeux et loteries, ou encore le comité sur la question de l’abolition de la peine de mort. La Société édite aussi un journal et organise des concours sur les sujets qu’elle porte. C’est au concours de 1826 que Charles Lucas est primé pour Du système pénal et du système répressif en général, de la peine de mort en particulier (Lucas, 1827). Ces sociétés participent ainsi activement à la production d’un savoir sur le droit pénal et lui assurent une diffusion efficace en raison de l’appartenance de ses membres à divers espaces (politique, juridique, religieux, économique…) et de l’édition d’œuvres ou articles portant sur le droit pénal. De la même manière, l’édition s’ouvre largement aux œuvres pénales, certainement en raison d’une offre politique répétée entre 1820 et 1860 sur les réformes pénales, de la succession de diverses réformes, voire d’un effet de mode qui renvoie plus généralement à un surinvestissement des questions et réponses pénales face aux bouleversements économiques et sociaux de ce premier xixe siècle15. Sur la période étudiée il y a plus de 300 ouvrages publiés qui traitent du droit pénal, de la criminalité, de la pénalité, des prisons, et de questions pénales particulières, dont une petite minorité est l’œuvre des professeurs de droit16.

  • 17 Thémis ou Bibliothèque du jurisconsulte, 1819, t. 1, p. 5.

14L’étude plus spécifique des revues doit permettre de mieux apprécier la part prise par les professeurs de droit dans l’élaboration et la diffusion de la science pénale parce que cet espace intermédiaire est aussi un espace de rencontre entre les pôles théorique et pratique, qu’il s’adresse d’ailleurs à ces deux pôles, parce que la revue est avant tout un outil de labélisation et de consécration. En effet, les revues juridiques ont pour ambition de créer et définir la science du droit et, en conséquence, participent à valider ou invalider tel ou tel auteur (par les comptes rendus, par la permission d’éditer ou pas un texte), telle ou telle approche (comparatiste, historique, philosophique…), en un mot de poser les fondations d’une science juridique en construction. Le premier numéro de la Thémis porte ainsi : « Faire connaître l’état actuel de la science du droit, seconder les progrès de cette science, et contribuer au perfectionnement de la législation, tel est le but que se proposent les auteurs de ce nouveau recueil périodique »17. Il ne faut pas se tromper sur le sens du mot « science » qui ici renvoie plutôt au travail de labélisation : les revues entendent consacrer des auteurs et des méthodes qu’elles estiment dignes de représenter la science juridique, et partant pénale, c’est-à-dire qu’elles entendent se présenter comme le lieu légitime de la discussion et de la construction de cette science par l’auto-proclamation de leur capacité à reconnaître le caractère scientifique d’une œuvre ou d’un auteur.

  • 18 68 par des professeurs ; 231 par des praticiens ; 62 par des auteurs étrangers (dont 34 par des pro (...)

15Au regard des statistiques établies à partir du dépouillement des six plus importantes revues, entre 1820 et 1860, il apparaît qu’aux côtés des professeurs de droit (et donc des facultés) deux autres pôles participent activement à la production de la science pénale : les praticiens et les auteurs étrangers. Dans la Thémis, 5 articles sont écrits par des professeurs de droit, 16 par des praticiens, et 9 par des auteurs étrangers (dont 5 par des professeurs) ; dans la Foelix, 23 par des professeurs, 68 par des praticiens, et 45 par des auteurs étrangers (dont 22 par des professeurs) ; dans la Wolowski, 22 par des professeurs, 93 par des praticiens, et 7 par des professeurs étrangers ; dans la Revue critique, 15 par des professeurs et 26 par des praticiens ; dans la Revue historique de droit français et étranger, aucun article par des professeurs de droit, 8 par des praticiens, et 1 par un magistrat étranger ; enfin dans la Revue pratique de droit français, 3 par des professeurs, et 20 par des praticiens. Au total, en quarante ans, sur 361 articles publiés par des auteurs identifiés, 18,8 % ont été écrits par des professeurs de droit, 64 % par des praticiens, et 17,2 % par des auteurs étrangers (9,4 % par des professeurs)18. La surreprésentation des praticiens et des auteurs étrangers s’explique d’abord par l’état du champ de la recherche en droit pénal : il y a peu de professeurs de droit spécialisés dans ces questions, de sorte qu’un vaste espace de production est laissé à d’autres types d’auteurs. Les professeurs de droit n’ont donc pas le monopole de la production du savoir en matière pénale, puisque dans une très large mesure ils sont concurrencés par les praticiens, et dans une moindre mesure par les auteurs étrangers. Pour autant, les professeurs de droit sont majoritaires dans la production d’articles portant sur la théorie pénale ou les fondements du droit pénal : ils en ont écrit 45,1 %, alors que les professeurs étrangers en ont écrit 35,5 % (dont 32,2 %, pour le seul Mittermaïer) et les praticiens 19,4 %. Si quantitativement les professeurs de droits ne sont pas les plus importants contributeurs, qualitativement ils produisent les articles théoriques qui participent à dessiner les contours de la science pénale. Une telle totalisation des résultats sur une aussi longue période qui voit se construire progressivement le droit pénal en discipline ne va pas sans forcer la réalité en abrasant les éventuelles évolutions. Pour autant, il est difficile d’établir une périodisation parce que toutes les revues ne sont pas éditées en même temps et qu’elles n’ont pas toutes la même ligne éditoriale : certaines font plus de place aux auteurs étrangers, comme la Thémis et la Foelix, parce qu’elles promeuvent le comparatisme. Si malgré ces inconvénients on établit une périodisation, on remarque à partir des années 1850 une place relativement plus importante laissée aux professeurs de droit et une disparition remarquable des contributeurs étrangers (c’est notable dans la Revue critique et la Revue pratique). Au-delà de la ligne éditoriale de ces deux revues, cette double tendance reflète aussi une réalité académique et scientifique : celle du déploiement dans le sein des facultés de droit des enseignements spécifiques du droit pénal. L’autonomisation et l’institutionnalisation progressive de cette discipline profite aux professeurs en charge de ces cours : plus nombreux, ils ont tendance à s’affirmer comme un pôle légitime de production de la science pénale face aux praticiens ; en charge d’une discipline de plus en plus reconnue, ils dépendent moins des apports théoriques et symboliques des auteurs étrangers.

16Quoiqu’il en soit d’une éventuelle évolution, bien difficile à cerner et objectiver, la part des praticiens reste prépondérante sur toute la période (64 %) : ils sont les plus gros pourvoyeurs d’articles. Dans ce pôle, les magistrats sont majoritaires (53,1 % d’articles écrits par des magistrats, dont 25,2 % par des procureurs et 27,9 % par des juges), devant les avocats (25,2 %) et les agents de l’administration (21,7 %). Leur participation à la construction de la science pénale est donc importante. Elle l’est d’autant plus que l’engouement de ces juges et procureurs justifie en retour l’élaboration d’une discipline autonome et d’une science pénale qui répondent à leurs attentes. La grande part laissée aux praticiens dans la production du savoir pénal, fonction, faut-il le rappeler, de la configuration spécifique du champ de la recherche en droit pénal, témoigne de l’ambition de ces praticiens de participer à l’œuvre de théorisation, et d’une demande, en dehors des facultés de droit, dans le monde de la pratique, d’un savoir spécifique au droit pénal. Leur grande implication témoigne surtout de la porosité entre le pôle théorique, censé produire le savoir, et le pôle pratique, censé ne se concentrer que sur l’application du droit. La frontière est ici floue, et les échanges semblent être la norme, à tel point que l’on peut dire qu’ils structurent les rapports entre ces deux pôles. De fait, la science pénale se développe aussi en dehors des facultés de droit, grâce à des praticiens intéressés à son élaboration, son autonomisation, et sa diffusion. Les revues juridiques constituent alors des lieux de rencontre entre professeurs et praticiens, des lieux de production du savoir et d’institutionnalisation d’une discipline en plein essor. Cette conclusion est renforcée par la présence récurrente de certains auteurs, comme Faustin Hélie, Charles Lucas, Alphonse Bérenger, ou encore Charles Hello, intéressés par la science pénale et acteurs de son essor.

  • 19 Voir pour une analyse des transferts des idées et auteurs étrangers dans un champ national, Bourdie (...)
  • 20 Édouard Bonnier, « Traité de la preuve en matière criminelle, par M. Mittermaïer », Revue de droit (...)

17Les auteurs étrangers (17,2 %), et plus particulièrement les professeurs étrangers (9,4 %), constituent un pôle très actif, aussi impliqué et de la même manière (production d’articles théoriques) que les professeurs français. Leur présence est là encore fonction de la configuration du champ de la recherche en droit pénal : le petit nombre de professeurs spécialistes de ces questions laissent un espace de production vacant que les professeurs étrangers peuvent contribuer à combler. Elle est aussi fonction des représentations dominantes alors de la science pénale : le comparatisme fait partie intégrante de cette science pénale. Plus largement, les premières revues créées, la Thémis, la Foelix, et dans une moindre mesure la Wolowski, portent dans leur ligne éditoriale l’ambition de produire des études de droit comparé, ou en tout cas de faire état de la science juridique dans les autres pays. Il n’est donc pas étonnant que ces trois revues contiennent la presque totalité des contributions d’auteurs étrangers. Enfin, leur présence est partie prenante d’une entreprise de légitimation de l’autonomisation et de la création de la science pénale : faire appel à des auteurs étrangers permet de se prévaloir de leur autorité, de leur légitimité, en un mot de bénéficier de profits symboliques liés à leur reconnaissance internationale, et de rappeler que dans leur pays la science pénale est déjà bien établie. Le recours aux professeurs étrangers permet de justifier l’érection d’une science pénale dans un espace académique et doctrinal qui n’a pas encore pleinement consacré cette discipline, tout comme il renforce la position dans cet espace naissant de celui qui assure le passage (dans un compte rendu ou une traduction)19. Dans ces conditions, il est fait appel à des auteurs mondialement reconnus, issus de pays ou la science pénale est elle aussi reconnue, comme le professeur Carl Mittermaïer qui a écrit 17 articles dans la Thémis, la Foelix, et la Wolowski, et dont les ouvrages ont fait l’objet de 14 comptes rendus dans les mêmes revues. Si on regarde les auteurs qui produisent les comptes rendus sur les ouvrages traduits en français du professeur d’Heidelberg, on se rend compte que la plupart sont des professeurs engagés dans le processus de création d’une science pénale parmi lesquels Édouard Bonnier et surtout Jacques-Frédéric Rauter20.

18L’exemple du rapport aux auteurs étrangers le montre, la construction de la science pénale est complexe et aléatoire au début du xixe siècle. Elle est aussi lente. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit concrètement de créer une science assise sur un enseignement spécifique et une production d’ouvrages et d’articles spécialisés. C’est une entreprise qui, dans la configuration du champ du droit, ne va pas de soi tant le droit criminel est au départ peu voire pas du tout considéré comme une discipline à part entière. Cette construction d’une science pénale n’a été rendue possible que par l’appui déterminant d’auteurs étrangers aux facultés de droit, qu’ils soient praticiens ou professeurs issus de pays où la science pénale est déjà établie et institutionnalisée. Il n’y a donc pas, dans ce premier xixe siècle, de monopole des professeurs de droit criminel dans la production d’un savoir pénal, même s’ils ont une part importante à la production d’œuvres et articles théoriques, et qu’ils semblent à partir des années 1850 affirmer davantage leur plus grande légitimité à produire ce savoir pénal. La science pénale se fait donc alors aussi et surtout en dehors des facultés, dans des espaces intermédiaires et relais, comme les revues où se rencontrent professeurs et praticiens.

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Bibliographie

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P. Vielfaure, 2001, L'évolution du droit pénal sous la Monarchie de Juillet, entre exigences politiques et interrogations de société, Aix-en-Provence, PUAM.

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Notes

1 Sur la construction du droit pénal en discipline : Halpérin, 2007, 2010a & 2010b ; Hedhili, 2009.

2 Bourdieu, 1986 ; Charle, 1989.

3 Sur l’actualité des questions pénales au début des années 1830, Vielfaure, 2001.

4 « Ordonnance du roi portant que les professeurs suppléants des facultés de droit pourront être admis à ouvrir des cours gratuits », Lois annotées, ou lois, décrets, ordonnances, avis du conseil d’État, etc., Paris, 1845, 2e série, p. 571.

5 Recueil général des lois, décrets, ordonnances, Paris, 1839, t. 18, p. 493.

6 Après la suppression de sa chaire, il quitte Paris, et s’inscrit au barreau d’Amiens. Il est l’auteur de divers ouvrages sur le droit criminel dont un important traité en 8 volumes, Études historiques, théoriques et pratiques sur le droit criminel, Paris, 1872-1875.

7 « Rapport au roi » et « Ordonnance du roi du 22 décembre 1837 », Journal général de l’instruction publique et des cours scientifiques et littéraires, vol. 7, mercredi 13 décembre 1837, p. 243. Sur Ortolan : Roullier, 1878 ; Ventre-Denis, 1995.

8 AD Haute-Garonne, 3160 W 215, Lettre du recteur de l’Académie de Toulouse au Doyen de la faculté de droit de Toulouse, du 2 janvier 1847. L’article 1er de l’arrêté du ministre secrétaire d’État au département de l’Instruction publique porte que « La chaire de droit public français crée dans la faculté de droit de Toulouse est convertie en une chaire de droit criminel ». L’article 2 dispose que « À partir du 1er janvier 1847, l’enseignement de la législature criminelle et de la procédure criminelle sera détaché de la chaire de législature criminelle et de procédure civile et criminelle à la faculté de droit de Toulouse, laquelle portera le titre de chaire de procédure civile. Le titre de la nouvelle chaire sera celui de droit criminel ».

9 Sur le renouveau de la science juridique au xixe siècle avec des points bibliographiques : Halpérin, 2012 ; Jamin, 1994 ; Hakim, 2002 ; Hakim et Melleray (dir.), 2009.

10 Journal du droit criminel, ou jurisprudence criminelle du royaume, a. 7, 1835, p. 5.

11 Journal du droit criminel, ou jurisprudence criminelle du royaume, a. 11, 1839, p. 2.

12 Revue de législation et de jurisprudence, t. 17 (t. 1er de la troisième série), janvier-juin 1843.

13 Revue de droit français et étranger, vol. 5, 1848, première mention des directeurs de publication.

14 Outre les ouvrages déjà cités :
- Jacques Berriat-Saint-Prix, Comparaison approximative de la criminalité en France, au xviie et au xixe siècle, lue à l'Académie des sciences morales et politiques, le 12 avril 1845, Paris, Joubert, 1845 ; Cours de droit criminel fait à la Faculté de droit de Paris, Grenoble, 1817 ; Réflexions et recherches sur le serment judiciaire, Académie des sciences morales et politiques, séance du 14 juillet 1838, Paris, Langlois, 1838.
- Joseph-Louis-Elzéar Ortolan, Éléments de droit pénal. Pénalité, juridictions, procédure, suivant la science rationnelle, la législation positive et la jurisprudence, avec les données de nos statistiques criminelles, Paris, Plon, 1855 ; Le ministère public en France, traité et code de son organisation, de sa compétence et de ses fonctions dans l'ordre politique, judiciaire et administratif, Paris, Fanjat aîné, 1831, 2 vol. ; Résumé des éléments de droit pénal : pénalités, juridictions, procédure suivant science rationnelle, la législation positive et la jurisprudence, avec les données de nos statistiques criminelles, Paris, Plon, 1867.
- Joseph-Victor Molinier, De l'étendue de la compétence des juges de paix par rapport à l'action civile en matière de diffamation, d'injures, de rixes, de voies de fait, d'après les dispositions de la loi du 25 mai 1838, Montpellier, Impr. de Gras, 1865 ; Observations sur la proposition d'abolir la mort civile, Paris, Impr. de E. Thunot, 1850.
- Édouard Bonnier, Traité théorique et pratique des preuves en droit civil et criminel, Paris, Joubert, 1843.
- Alfred Bertauld, Leçons de législation criminelle, Paris, Hachette, 1854 ; Questions controversées sur la loi des 2-31 mai 1854 abolitive de la mort civile, Caen, Legost-Clérisse, 1857 ; Questions et exceptions préjudicielles en matière criminelle, ou de la compétence et de l'autorité des décisions du juge répressif sur les questions de droit civil que l'action publique soulève, Paris, A. Durand, 1856.

15 Voir, par exemple, la question de la création du casier judiciaire envisagée sous l’angle de la surveillance des classes populaires regardées comme menées par des criminels récidivistes (Farcy, 1990). Il est utile aussi de se référer aux justifications apportées par le « créateur » du casier : de Marsangy, 1844 ou 1849, dans lequel il évoque explicitement ce rôle de contrôle social dévolu au casier judiciaire : « N’est-il pas évident que, si durant nos dernières agitations politiques, […], lors de ces nombreuses tentatives de désordre qui ont si profondément ébranlé la prospérité du pays, le pouvoir eût pu, parmi les meneurs de ces troubles, découvrir et signaler tout repris de justice, chacun d’eux aurait été sur le champ repoussé par la partie honnête de ces populations égarées ? » (p. 35).

16 Interrogation de la bibliographie de l’histoire de la justice française disponible sur le site Criminocorpus (recherche des mots : « pénalité », « droit pénal », « criminalité », et « prisons », « peine de mort », « récidive ».

17 Thémis ou Bibliothèque du jurisconsulte, 1819, t. 1, p. 5.

18 68 par des professeurs ; 231 par des praticiens ; 62 par des auteurs étrangers (dont 34 par des professeurs).

19 Voir pour une analyse des transferts des idées et auteurs étrangers dans un champ national, Bourdieu, 1990 : « Faire publier ce que j'aime, c'est renforcer ma position dans le champ – cela que je le veuille ou non, que je le sache ou non, et même si cet effet n'entre en rien dans le projet de mon action […]. On peut comprendre ces échanges comme des alliances, donc dans la logique des rapports de force, comme, par exemple, des manières de donner de la force à une position dominée, menacée ».

20 Édouard Bonnier, « Traité de la preuve en matière criminelle, par M. Mittermaïer », Revue de droit français et étranger, 1849, t. 16, p. 85. Jacques-Frédéric Rauter, « Compte rendu de la Théorie de la preuve dans l’instruction criminelle allemande comparée avec la procédure criminelle française et anglaise, par M. Mittermaïer », Revue de droit français et étranger, 1837, t. 4, p. 179 ; « Instruction criminelle comparée, à propos de l’ouvrage de M. Mittermaïer », Revue de droit français et étranger, 1840, t. 7, p. 159, 794 ; « Compte rendu de l’ouvrage de M. Mittermaïer : La législation criminelle examinée dans ses progrès », Revue de droit français et étranger, 1841, t. 8, p. 747 ; « Compte rendu sur l’ouvrage de M. Mittermaïer intitulé : L’instruction criminelle allemande, considérée comme se perfectionnant sous l’action de la jurisprudence et des nouveaux codes des divers pays allemands », Revue de droit français et étranger, 1846, t. 13, p. 410, 726 ; « Compte rendu de l’ouvrage de M. Mittermaïer sur l’Organisation judiciaire, le droit pénal et la procédure criminelle dans les États-Unis », Revue de droit français et étranger, 1848, t. 15, p. 843.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Soula, « Discipliner le droit pénal (1820-1860) : quelle place pour les facultés de droit ? »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cjm/509 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.509

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Auteur

Mathieu Soula

Professeur d’Histoire du droit et des institutions, Université de Reims Champagne-Ardenne

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